J’ai grandi dans un village entouré d’une terre noire et fertile, dans la région bordelaise. Un tout petit village de rien, perdu, isolé, au bout d’une route à peine assez large pour laisse ... [+]
Le vent hurlait à l’extérieur de la maison, s’infiltrant dans les interstices entre les tuiles disjointes. Les huisseries, aussi vieilles que la bâtisse, présentaient des jours de plusieurs millimètres, dont les bourrasques se jouaient avec délectation. Chaque rafale faisait trembler les murs et soulevait les voilages gris de crasse. Les courants d’air glacial parcouraient les pièces, claquaient les portes, mais ne parvenaient pas à dissiper l’atmosphère lourde de la fumée des blondes de l’homme.
Debout derrière la fenêtre de la cuisine, il contemplait pensivement les tourbillons de neige. La cendre et les mégots accumulés à ses pieds indiquaient qu’il n’avait pas bougé depuis un moment, allumant une cigarette après l’autre. La nuit tombait, une de ces nuits d’hiver qui envahit brutalement le monde, sans lui laisser le temps de se préparer à l’obscurité épaisse qui s’apprête à l’engloutir. La seule source de lumière provenait de la cuisinière à bois derrière lui, dont le foyer grand ouvert donnait à voir un feu ronflant.
Près de la porte d’entrée, une paire de godillots trempés finissait de dégorger la neige fondue en une flaque sale. Une parka accrochée à un clou gouttait joyeusement sur le carrelage. Un tas de bûches séchait devant la cuisinière en dégageant un léger nuage de vapeur.
Un tic nerveux agitait la paupière supérieure gauche de l’homme, unique signe qu’il était encore vivant et non changé en statue de sel. La cigarette finit de se consumer et il lâcha un juron lorsque le bout incandescent lui brûla les doigts. Sans se retourner, il éructa :
— C’est ta dernière chance.
Il laissa s’écouler quelques secondes avant d’ajouter :
— Je vais bourrer autant de bois que je pourrai. Ça va drôlement chauffer. Tu es certaine que tu le supporteras ? Combien de temps tu vas tenir ?
Il tendit l’oreille, mais ne distingua aucun autre bruit que le craquement de l’écorce que le brasier décrochait des bûches.
— Tant pis pour toi, soupira-t-il. Tu l’auras voulu !
Sans se presser, il enfourna les morceaux adroitement, emplissant la cuisinière jusqu’à la gueule. Il savait comment les placer pour obtenir une combustion maximale tout en laissant suffisamment de passages d’air pour ne pas étouffer le feu. Puis il referma la porte. Très vite, la température de la pièce augmenta notablement, assez pour faire apparaître des gouttes de sueur dodues sur le front de l’homme. Elles perlaient à la racine des cheveux avant d’aller se perdre dans ses sourcils broussailleux. Il restait immobile, à contempler le rougeoiement amplifier sur le dessus de la cuisinière. De temps à autre, une goutte débordait, coulait vers le menton et allait s’évaporer en grésillant sur la plaque de fonte.
L’antique fourneau vrombissait, tremblant presque sous la puissance des flammes dans ses entrailles. Ça crépitait, ça claquait, la bande-son guillerette d’une bonne flambée d’hiver. Toutefois, en se concentrant, l’homme percevait les gémissements émanant de derrière la cuisinière. Il n’avait aucune idée de l’étendue de l’espace que la gosse s’était aménagé, mais il doutait que cela suffise.
— Ça commence à bien piquer, pas vrai ? On n’a pas idée, aussi...
Combien de temps ça avait pu lui prendre ? Des jours ? Des semaines ? Elle avait dû faire ça aux beaux jours, quand le feu était éteint. Il y avait une certaine ironie au fait qu’elle se soit obstinée à creuser le plâtre et la briquette, transpirant abondamment dans la canicule estivale, pour finalement se retrouver bloquée dans son refuge de fortune, livrée à la brûlure du fourneau.
Il avait voulu la choper tout à l’heure, elle s’était élancée et s’était faufilée derrière la cuisinière, dans un éclat blanc de coton. Elle connaissait les consignes : quand papa arrivait le vendredi d’une semaine sur les routes, maman allait faire coucou à mamy. Et elle attendait sagement sur le lit, déjà déshabillée pour plus de commodité.
Il aurait dû se douter que quelque chose clochait en la voyant en maillot et culotte. Dès qu’il avait mis un pied dans la chambre, elle avait filé vers son antre pitoyable, cette niche où elle devait maintenant rôtir et regretter son indocilité.
Une odeur à la fois âcre et douce fit palpiter ses narines, comme la peau d’un poulet saisie par la simple proximité des braises du barbecue. La cuisson n’a pas encore commencé, mais cela ne saurait tarder.
— Merde, Lucie ! s’énerva l’homme. Arrête donc de couiner et sors de là ! Ton cinéma a assez duré. Ta mère va bientôt rentrer de toute façon, c’est foutu pour aujourd’hui.
Il contourna le fourneau, à bonne distance des parois surchauffées et se pencha vers le trou ténébreux où sa fille se terrait. L’odeur y était plus forte, plus pénétrante et un haut-le-cœur le prit par surprise.
— Sors, maintenant ! ordonna-t-il en se retenant à grand-peine de vomir.
Des sanglots de souffrance lui répondirent.
— Je ne peux pas, ça brûle trop, hoqueta la fillette.
L’homme essaya de glisser son avant-bras musculeux entre la cuisinière et le mur, mais le retira brusquement. Ses poils étaient ratatinés, ils fondaient, une cloque rouge apparaissait déjà à l’endroit où il avait frôlé — juste frôlé — la paroi. Une panique froide, dévorante, lui agrippa les entrailles. Et si la gosse crevait là, coincée ? C’était possible de mourir de chaud comme ça ? Comment pourrait-il s’en expliquer ?
À l’idée de devoir répondre de ses actes, il se remit en action et remplit une bassine d’eau au robinet, puis le jeta dans le foyer du fourneau. Le liquide déclencha une vapeur abondante, bouillante. Mais après quelques secondes, le brasier repartit de plus belle.
Les pleurs de Lucie s’étaient mués en hurlements atroces, elle appelait sa mère et répétait :
— J’ai mal, j’ai mal, j’ai mal...
Cette fois, la puanteur s’apparentait bien à celle de la chair qui rissole. L’homme attrapa une petite branche et la plongea au cœur du feu, jusqu’à ce qu’elle s’embrase. Il s’en servit de torche pour regarder Lucie. Certainement surprise par le jaillissement soudain de vapeur, elle avait sursauté et son corps entier s’était collé à la paroi arrière du fourneau. Son léger maillot avait déjà disparu et la chaleur s’attaquait à sa fine peau d’enfant. Épiderme et muscles se dissolvaient avec la fonte sous les yeux horrifiés du père.
Il s’enfuit hors de la maison, pour ne plus subir les cris désormais inintelligibles. À genoux dans la neige, il enfouit son visage dans une congère, dans une tentative vouée à l’échec de débarrasser ses narines du fumet abominable de sa fille cuite à point. Il tituba jusqu’à la grange où il se força à débiter du bois, porte fermée. Quand sa femme arriverait, c’est elle qui trouverait la gosse, il prétendrait ne rien avoir entendu à cause de la tempête. Il n’irait pas voir le corps, il préférait la garder en mémoire telle qu’elle lui apparaissait lors de leurs "jeux".
Foutue gamine ! Elle lui manquerait, c’était certain. Mais il avait des nièces...
Il en salivait d’avance.
Debout derrière la fenêtre de la cuisine, il contemplait pensivement les tourbillons de neige. La cendre et les mégots accumulés à ses pieds indiquaient qu’il n’avait pas bougé depuis un moment, allumant une cigarette après l’autre. La nuit tombait, une de ces nuits d’hiver qui envahit brutalement le monde, sans lui laisser le temps de se préparer à l’obscurité épaisse qui s’apprête à l’engloutir. La seule source de lumière provenait de la cuisinière à bois derrière lui, dont le foyer grand ouvert donnait à voir un feu ronflant.
Près de la porte d’entrée, une paire de godillots trempés finissait de dégorger la neige fondue en une flaque sale. Une parka accrochée à un clou gouttait joyeusement sur le carrelage. Un tas de bûches séchait devant la cuisinière en dégageant un léger nuage de vapeur.
Un tic nerveux agitait la paupière supérieure gauche de l’homme, unique signe qu’il était encore vivant et non changé en statue de sel. La cigarette finit de se consumer et il lâcha un juron lorsque le bout incandescent lui brûla les doigts. Sans se retourner, il éructa :
— C’est ta dernière chance.
Il laissa s’écouler quelques secondes avant d’ajouter :
— Je vais bourrer autant de bois que je pourrai. Ça va drôlement chauffer. Tu es certaine que tu le supporteras ? Combien de temps tu vas tenir ?
Il tendit l’oreille, mais ne distingua aucun autre bruit que le craquement de l’écorce que le brasier décrochait des bûches.
— Tant pis pour toi, soupira-t-il. Tu l’auras voulu !
Sans se presser, il enfourna les morceaux adroitement, emplissant la cuisinière jusqu’à la gueule. Il savait comment les placer pour obtenir une combustion maximale tout en laissant suffisamment de passages d’air pour ne pas étouffer le feu. Puis il referma la porte. Très vite, la température de la pièce augmenta notablement, assez pour faire apparaître des gouttes de sueur dodues sur le front de l’homme. Elles perlaient à la racine des cheveux avant d’aller se perdre dans ses sourcils broussailleux. Il restait immobile, à contempler le rougeoiement amplifier sur le dessus de la cuisinière. De temps à autre, une goutte débordait, coulait vers le menton et allait s’évaporer en grésillant sur la plaque de fonte.
L’antique fourneau vrombissait, tremblant presque sous la puissance des flammes dans ses entrailles. Ça crépitait, ça claquait, la bande-son guillerette d’une bonne flambée d’hiver. Toutefois, en se concentrant, l’homme percevait les gémissements émanant de derrière la cuisinière. Il n’avait aucune idée de l’étendue de l’espace que la gosse s’était aménagé, mais il doutait que cela suffise.
— Ça commence à bien piquer, pas vrai ? On n’a pas idée, aussi...
Combien de temps ça avait pu lui prendre ? Des jours ? Des semaines ? Elle avait dû faire ça aux beaux jours, quand le feu était éteint. Il y avait une certaine ironie au fait qu’elle se soit obstinée à creuser le plâtre et la briquette, transpirant abondamment dans la canicule estivale, pour finalement se retrouver bloquée dans son refuge de fortune, livrée à la brûlure du fourneau.
Il avait voulu la choper tout à l’heure, elle s’était élancée et s’était faufilée derrière la cuisinière, dans un éclat blanc de coton. Elle connaissait les consignes : quand papa arrivait le vendredi d’une semaine sur les routes, maman allait faire coucou à mamy. Et elle attendait sagement sur le lit, déjà déshabillée pour plus de commodité.
Il aurait dû se douter que quelque chose clochait en la voyant en maillot et culotte. Dès qu’il avait mis un pied dans la chambre, elle avait filé vers son antre pitoyable, cette niche où elle devait maintenant rôtir et regretter son indocilité.
Une odeur à la fois âcre et douce fit palpiter ses narines, comme la peau d’un poulet saisie par la simple proximité des braises du barbecue. La cuisson n’a pas encore commencé, mais cela ne saurait tarder.
— Merde, Lucie ! s’énerva l’homme. Arrête donc de couiner et sors de là ! Ton cinéma a assez duré. Ta mère va bientôt rentrer de toute façon, c’est foutu pour aujourd’hui.
Il contourna le fourneau, à bonne distance des parois surchauffées et se pencha vers le trou ténébreux où sa fille se terrait. L’odeur y était plus forte, plus pénétrante et un haut-le-cœur le prit par surprise.
— Sors, maintenant ! ordonna-t-il en se retenant à grand-peine de vomir.
Des sanglots de souffrance lui répondirent.
— Je ne peux pas, ça brûle trop, hoqueta la fillette.
L’homme essaya de glisser son avant-bras musculeux entre la cuisinière et le mur, mais le retira brusquement. Ses poils étaient ratatinés, ils fondaient, une cloque rouge apparaissait déjà à l’endroit où il avait frôlé — juste frôlé — la paroi. Une panique froide, dévorante, lui agrippa les entrailles. Et si la gosse crevait là, coincée ? C’était possible de mourir de chaud comme ça ? Comment pourrait-il s’en expliquer ?
À l’idée de devoir répondre de ses actes, il se remit en action et remplit une bassine d’eau au robinet, puis le jeta dans le foyer du fourneau. Le liquide déclencha une vapeur abondante, bouillante. Mais après quelques secondes, le brasier repartit de plus belle.
Les pleurs de Lucie s’étaient mués en hurlements atroces, elle appelait sa mère et répétait :
— J’ai mal, j’ai mal, j’ai mal...
Cette fois, la puanteur s’apparentait bien à celle de la chair qui rissole. L’homme attrapa une petite branche et la plongea au cœur du feu, jusqu’à ce qu’elle s’embrase. Il s’en servit de torche pour regarder Lucie. Certainement surprise par le jaillissement soudain de vapeur, elle avait sursauté et son corps entier s’était collé à la paroi arrière du fourneau. Son léger maillot avait déjà disparu et la chaleur s’attaquait à sa fine peau d’enfant. Épiderme et muscles se dissolvaient avec la fonte sous les yeux horrifiés du père.
Il s’enfuit hors de la maison, pour ne plus subir les cris désormais inintelligibles. À genoux dans la neige, il enfouit son visage dans une congère, dans une tentative vouée à l’échec de débarrasser ses narines du fumet abominable de sa fille cuite à point. Il tituba jusqu’à la grange où il se força à débiter du bois, porte fermée. Quand sa femme arriverait, c’est elle qui trouverait la gosse, il prétendrait ne rien avoir entendu à cause de la tempête. Il n’irait pas voir le corps, il préférait la garder en mémoire telle qu’elle lui apparaissait lors de leurs "jeux".
Foutue gamine ! Elle lui manquerait, c’était certain. Mais il avait des nièces...
Il en salivait d’avance.