La cuisine

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Nouvelles :
  • Littérature générale
Jean-Marie Coppin n'était pas du genre téméraire ; pourtant, cette nuit-là, poussé par une fringale et une certaine audace, le modeste employé de banque descendit sur la pointe des pieds le grand escalier de l'hôtel pour rejoindre la cuisine. Il fut étonné de constater que la lourde porte en bois n'était pas fermée à clé : l'office était désert, les fourneaux étaient impeccables, les plans de travail brillaient sous la faible lumière de l'éclairage de sécurité. Il trouva sans difficulté la chambre froide.

Jean-Marie Coppin suivait un régime végétarien, qui était moins guidé par des convictions humanistes que contraint par l'autorité de sa femme, Marie-Agnès, ostéopathe crudivore et chantre de l'agriculture biologique. Il n'avait pas consommé de viande depuis décembre 1992.
Il aimait se rappeler la saveur du bœuf, ce goût de beurre et de sucre léger ; il se souvenait de la couleur de la chair qui allait du rosé au rouge profond, de la tendreté et du velouté du muscle sur la langue. Il n'avait pas oublié l'odeur de la viande qui grille, le boisé des sarments, le fumé des cendres et des braises. Il pouvait encore percevoir tous ces effluves dans ses narines, les sentir se déployer dans sa gorge et son œsophage, descendre dans son estomac qui commençait à se nouer.
Jean-Marie Coppin avait faim.

Il coupa le quignon d'un demi-pain qui était posé là, sur une étagère, près d'un bac gastronome rempli de ragoût. Il croqua la croûte brune et mastiqua lentement, humidifiant avec sa salive la mie sèche pour en faire une pâte collante dans sa bouche.
Jean-Marie Coppin n'aimait pas le pain blanc et avait faim, grand faim.
Il souleva le couvercle du bac et vit des morceaux de viande noire nager dans une sauce au vin parfumée aux épices. Du clou de girofle et de la noix de muscade, pensa-t-il. Il attrapa avec les doigts un bout de carotte qu'il goûta. La racine cuite était miellée et s'était imprégnée du parfum grisant du pinot noir. Il arracha un nouveau morceau de pain et le trempa dans la sauce : il sentit son palais se réveiller, entêté par le parfum capiteux de la cannelle, piqué par les notes d'agrumes du vin.
Jean-Marie Coppin se sentit subitement ivre.
Ivre d'arômes oubliés, ivre d'appétit animal, ivre de vie.
Il saisit un bout de viande froide et le fourra dans sa bouche, avec une avidité et une rapidité de mouvement qu'il ne se connaissait pas. Il mâcha avec concentration les morceaux de chair, découpant et broyant les fibres du muscle cuit. Il mangeait de la viande, de la matière morte, molle, vidée de toute énergie. Il plongea sa main dans le bac et extirpa une poignée de viande qu'il avala goulûment. C'était du sanglier, et c'était un délice.

Il se tourna vers l'étagère derrière lui, sur laquelle se trouvaient des volailles cuites à la broche : il détacha avec force la cuisse d'un poulet en faisant jouer l'articulation jusqu'à ce qu'elle se rompît, il attaqua le blanc de la cuisse à pleines dents, sans même ôter la peau. Le gras de la viande mouillait ses lèvres et sa moustache, du jus de cuisson coulait sur la chemise de son pyjama. Il saisit une caille entière dont il arracha la tête d'un coup sec et croqua les flancs dodus. Il suça les os minuscules, se régala du croupion et laissa tomber la carcasse nue sur le sol avant d'empoigner un rôti de biche lardé.
Il engloutit une côtelette de veau à la crème, des longes de porc panées, des tranches de poitrine fumée ainsi qu'une demi-douzaine de saucisses différentes, que l'on servait traditionnellement avec la choucroute.
Il pensa à Marie-Agnès et imagina sa réaction si elle le voyait, pieds nus, pataugeant dans la sauce renversée au sol, marchant sur des os et des restes de squelettes. Il se demandait ce que diraient ses collègues, qui dormaient chacun dans leur chambre à l'étage, s'ils le surprenaient – lui, toujours si discret, si bien mis – les babines luisantes, les dents salies et les doigts creusant un brie crémeux dont il portait la charpie à la bouche.

Il chercha du vin. Il avait envie d'un rouge gouleyant. D'un Beaujolais. Non, il préférait quelque chose de tannique. De puissant. Il trouva une bouteille de Cahors : cela ferait bien son affaire.
Il mangea quelques tranches de saucisson, mordit dans un gros boudin noir, recracha un morceau de mortadelle qu'il trouva insipide. Il goûta aux jambons suspendus : ils étaient encore jeunes, la chair avait le goût ferreux du sang et de la viande crue. Son palais et ses papilles se réveillèrent pour la seconde fois.

Jean-Marie Coppin voyait avec plaisir la peau de son ventre se tendre. Son estomac plein gargouillait, il entendait les sucs digestifs bouillonner et il imaginait les aliments détruits par les bulles acides et les levures, la décomposition des chairs mâchées et broyées, la lente fermentation de tout ce qui en restait. Il sentait le mécanisme de la digestion en plein travail, des gaz se formaient dans son côlon et ses intestins auraient bientôt besoin de se vider. Il pensa aux cochons de la ferme de son grand-père qui mangeaient et chiaient dans leur enclos, qui remuaient la terre avec leur groin, fouillaient la boue et finissaient immanquablement par manger leurs propres déjections. Il se rappela avec quelle jubilation ces porcs se roulaient dans la fange, les immondices et leur propre merde.
Les cochons sont des animaux heureux, se dit-il alors qu'il laissait sa vessie se relâcher et qu'il mouillait son pantalon.
Il renouait avec un réflexe primaire, un instinct oublié : il était un animal. Un animal carnivore. Cette révélation eut l'effet sur lui d'une véritable euphorie. Il se réjouissait de la saveur des chairs mortes, s'enivrait du goût du sang et avait envie de manger de la viande crue. De dévorer un cadavre. De bouffer un macchabée. Ou un animal tout entier.

Il retourna dans la cuisine et ouvrit la porte d'un grand réfrigérateur gris : il ne voyait pas bien ce qu'il touchait, il préférait se fier à son odorat et reniflait le contenu des boîtes en plastique. Il trouva des moules et des noix de Saint-Jacques, qui décongelaient dans leur eau. Il reconnut aussi l'odeur de filets de poissons blancs, du merlu ou du lieu noir. Il découvrit, dans du papier sulfurisé, le Graal des carnivores : une épaisse entrecôte de viande rouge, saignante et odorante. C'était ce qu'il y avait de plus tendre et de plus goûtu : du cheval.
Il approcha ses lèvres du morceau de viande et lui donna un baiser. Le contact avec le muscle froid le réjouit. Il sortit avec délectation sa langue de sa bouche et lécha l'entrecôte qu'il tenait délicatement entre ses mains. Il agissait avec lenteur. Avec tendresse et avec précision. Il parcourait toute la surface glacée. Des petits coups de langue, d'abord. Et avec le plat de la langue, ensuite. Il mordillait la chair, jouait avec un nerf en le tirant avec les dents. Tous ses sens, endormis depuis des années, étaient à nouveau en éveil, il avait le sentiment d'être hyperconscient et de sentir une excitation inédite naître au plus profond de lui.

La viande crue ne lui suffisait plus, il devait croquer du vivant. Il avait bien gobé un œuf frais, adolescent, à l'occasion d'un pari entre amis, mais c'était un autre besoin, une autre force qui l'animait ce soir. Il voulait expérimenter le vrai goût de la vie, celui du vivant qui vit, celui du sang qui jaillit, pulsé par un cœur qui bat encore.

Jean-Marie Coppin saisit avec sa main droite son propre bras, il examina, à la lueur du bloc de l'issue de secours, la peau blanche veinée de bleu de son bras gauche, le pli flasque de sa propre chair, et mordit son biceps mou dont il déchira sans hésiter un long lambeau.

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