Toute histoire commence un jour, quelque part. La sienne avait commencé comme un rêve...un rêve que portait son nom, mais... quand enfin elle s’était réveillée, c’était déjà trop tard...trop tard.
Elle s’appelait Halima, un prénom qui se veut être Rêve. C’est sa mère qui lui avait donné ce nom ; ayant souffert d’une stérilité, l’ayant pour longtemps plongée dans une extrême mélancolie, et après un long traitement, elle avait enfin donné naissance à une belle et douce fille. Et elle l’avait nommée Halima... Rêve.
A l’adolescence, la fillette se réveillait chaque nuit en sueur et parfois en larmes. Elle se voyait en cauchemar, une longue corde enroulée autour de son cou chétif, la serrant petit à petit jusqu’à l’étouffer...des cris aigus sortaient de sa chambre située au bout du long couloir sombre. Ses douces mains essayaient brutalement de tirer la corde qui n’existait pas. Halima comprenait. Cette série de cauchemars qui perturbaient son sommeil et provoquaient parfois une cruelle insomnie n’étaient que le résultat d’un inconfort émotionnel, d’une instabilité, d’une inadaptation, d’un sentiment d’étrangeté ressenti vis-à-vis de son entourage. Halima, la fille de ce milieu barbare et vide malgré son encombrement, la fille, grandie entre ces rues bourrées de boue et plusieurs fois égarée entre les champs d’oliviers ou dans les vastes clairières illuminées par le doux soleil du printemps, elle n’est plus Halima-enfant aujourd’hui. Elle ne voit plus dans ce milieu les rayons dorés du soleil se reflétant sur le miroir des étangs éparpillés dans les vastes espaces verdoyants; elle ne se sent plus enchantée de voir les herbes vertes mouillées par la fraîcheur de la rosée, ou les sourires des voisins l’appelant à les accompagner pour cueillir le thym olivâtre. Une fois adulte, son village se manifeste pour elle comme une longue et épaisse corde qui ne cesse de l’étouffer impitoyablement.
Depuis cette prise de conscience, la jeune fille ne pense plus qu’à la fuite. Une seule image hante irrémédiablement son esprit et peuple ses nuits. Beyrouth ! La ville radieuse comme une jeune mariée. La ville qui offrait des sourires gratuits à ceux à qui la vie dure ôtait affreusement le pouvoir du bonheur. La ville militante, résistante malgré les malheurs successifs qui n’avaient jamais pu la démolir. C’est cette ville qui brillait, dansait, fredonnait éternellement l’hymne à la joie. C’est cette ville qui habitait et secouait son être incessamment. Pour elle, Beyrouth était la seule échappatoire pour fuir son quotidien routinier et meurtrier vécu dans ce cadre rural qui ne lui inspirait que le dégoût.
Halima ne mange plus, ne dort plus, ne parle même plus. Elle passe son temps enfermée dans sa chambre morne, muette, à contempler les murs de sa prison et à essayer d’échapper à la corde. La voyant dans cet état écœurant, peureux de perdre leur fille chérie, les parents cédèrent enfin devant le désir de leur enfant et acceptèrent malgré eux son départ mystérieux vers la ville.
Arrivée à Beyrouth, le cœur dansant de joie, le corps et l’esprit complètement libérés, elle n’a pas pu retenir ses rires retentissant dans les rues beyrouthines, s’harmonisant avec l’écho des vagues de la Méditerranée et des bavardages incessants des passants se baladant jovialement le long des corniches. Des heures et des heures s’écoulent et elle, totalement prise par le charme de cette ville de rêve qui a tant hanté ses fantasmes et ses rêveries, passant d’un coin à un autre, d’une rue à une autre, folle du plaisir que lui procure chaque détail exposé à ses yeux avides de découverte. Cette déambulation mondaine lui offre un goût de liberté vif et singulier. Jamais elle ne s’est sentie aussi indépendante.
Assise dans un beau café à Hamra, sirotant son chaud café dont la fumée la fait plonger au fond de ses souvenirs accablants. Elle se revoit dans son quartier hideux et clos. Elle étouffait entre ses anciennes maisons, ses routes étroites et polluées, ses habitants illettrés. Il était entouré des champs et contrôlé par les fermiers dont la voix aigüe et les disputes quotidiennes la réveillaient chaque matin. Les femmes se cachaient et leurs apparitions étaient très rares et suspectes. Quand une étrangère s’aventurait chez eux pour acheter une certaine plante. On guettait comme des chiens ses cheveux libérés, sa chemise collée sur sa poitrine et sa jupe courte. Les regards affamés des garçons la suivaient dans tous ses mouvements comme s’ils voulaient la dépouiller de ses vêtements. C’était peut-être pour cela qu’on avait nommé ce quartier bizarre ‘’le quartier de l’œil ‘’, parce qu’on sentait vraiment un œil qui se collait, comme une sangsue, à la peau de tout être différent et étranger.
Un an ferma déjà ses portes. L’automne est revenu, remuant en elle de lourds souvenirs abrités minutieusement dans les couches de la mémoire. Dans un petit jardin coincé dans un carrefour, elle avait pris l’habitude de s’asseoir sur un banc vert et rouillé : silencieuse, observant sans ennui les fidèles visiteurs. Les enfants étaient là, ces petits débutants dans la vie ignorant les coups, les chocs et les crises inattendus auxquels ils vont absolument se heurter après. Les couples amoureux le visitaient également pour laisser les traces de leur amour sur un tronc d’arbre vieilli ou sur un banc entouré de plates-bandes, échangeant les caresses et savourant les délices procurées par un baiser passionné. Les vieillards y sont présents aussi, calmes, silencieux, le regard vide et insignifiant. Ils y viennent pour faire passer le temps menaçant à tout moment de leur ôter l’âme. Et elle, Halima, assise dans ce milieu anarchique où le passé s’entrecroise avec le présent afin de lui annoncer un futur à l’image de ces vieillards presque muets, contemplait les longs arbres jetant leurs reflets jaunâtres sur la fontaine dont les eaux les vacillaient, les défrisaient et les brouillaient sur sa surface instable. Instable comme sa vie.
Halima a tout vu à Beyrouth. Elle a tout vécu, tout fait. Sauf, l’essentiel : Etre libre. Malgré tous les aspects de la liberté que lui inspire cette ville toujours active, toujours belle. Son intérieur continue à être accablé, menotté, ce n’est pas cela qu’elle voulait. Elle désirait une liberté spirituelle, elle voulait épanouir son cœur. Elle a été choquée plutôt par une ville ouverte à l’extérieur. Mais fermée au fond. Par un rythme de vie trop chargé, les gens autour d’elle ressemblent à des fantômes...les chiens dans les rues sont des zombies somnambules. Elle étouffe, elle essaie de respirer mais il n’y a pas d’air, un mode de vie robotique, vide, rapide, une vitesse, une vitesse qui contrôle tout, qui manipule ces citadins toujours hâtés comme des marionnettes. Elle est maintenant une femme qui ne trouve plus aucune conviction pour continuer sa vie, elle n’a plus d’espoir, elle a perdu son seul amour, l’homme de ses rêves est parti loin, parce que ses parents refusent qu’il se lie à une fille d’une autre confession.
D’abord, mélancolique, désespérée, elle est arrivée à devenir cet être dénudé de toute émotion, anéanti par le temps. Tout autour d’elle est noir, démoli.
Elle ne voyait la vie que par les yeux de son amant interdit, le vert émeraude de ses yeux était son refuge, son visage, son sanctuaire. Depuis son départ, tout devient obscur, maussade et inanimé.
Les feuilles mortes éveillent en elle un tas de souvenirs qui pèsent lourdement sur sa mémoire. C’était avant quatre mois. Ils ont passé ensemble une soirée inoubliable. Comme il était doux avec son joli visage et son sourire angélique ! Ayant beaucoup bu, elle s’était appuyée sur lui en revenant dans son appartement situé dans l’une des ruelles beyrouthines. Ils voulaient déguster la bonne saveur de cette promenade à pied.
Une fois arrivés, ils s’étaient retrouvés tous les deux faibles devant l’exigence d’un ‘’au revoir’’ mettant fin à leur rencontre. Toujours debout, face à face, les yeux avides de passion et aussi d’envie...des minutes passaient, en se regardant sans relâche, ou plutôt, en échangeant des regards enflammés. Lui, il était incapable de rester en dehors du monde de son amante, il se trouvait envahi par un désir incontrôlable de se fusionner à elle, de la coller à son cœur, de la combiner avec les souffles de son esprit. Quant à elle, elle se trouvait tout simplement impuissante devant son charme, devant les appels de ses regards, elle était incapable de lui interdire d’entrer entièrement dans son monde.
Pendant ces deux heures écoulées dans un lit dont la blancheur du drap s’était tâchée de quelques gouttes de sang, Halima a connu le véritable sens du plaisir énorme, immense, délicieux qu’elle n’avait jamais ressenti avant. Mais elle a connu aussi la mort. Dans chaque gémissement, entre les innombrables caresses, après chaque baiser embrasé, au fond de cette folie jouée à deux, elle revoyait la mort, et la corde qui l’avait toujours hantée revenait, dans ces instants de bonheur, bizarre pour lui rappeler son sort. Halima perdit ce jour-là son trésor. La chose la plus précieuse dans son cheminement terrestre, comme on le lui avait inculqué. Elle perdit sa ‘’chasteté’’ et sa valeur, elle n’eut pas pu garder intacte cette espèce de chair qui conditionnait son existence et qui venait d’être trouée par l’homme qu’elle aime, elle venait de perdre tout, et le ‘’tout’’ c’est la virginité dans sa société bornée.
Elle sait qu’au fond, elle ne regrette rien. Même si cet homme avec qui elle a partagé ces moments bouleversants n’est plus à ses côtés, il ne reviendra peut-être jamais. Mais Halima est également consciente qu’elle ne peut non plus revenir chez elle, dans ce ‘’là-bas’’ dont elle est originaire. Elle essaie d’imaginer ce qui se passerait si l’on saurait ce qu’elle avait fait. On l’enterrerait vivante ? On la lapiderait jusqu’à la mort ? On la châtierait et on la chasserait ? On la jetterait aux chiens ? Elle essaie d’imaginer le visage de son père, de sa mère déçus et pleins de honte, la tête basse, fuyant les regards humiliants des gens, tout cela n’était que le coût incontournable d’un moment de joie, d’une liberté fugitive.
Elle quitta le jardin, et prend la route d’Al Raouche, ce géant rocher majestueux qui perce la côte de la Méditerranée pour témoigner des histoires des hommes venant se lamenter devant sa loyauté immortelle. Elle se reposa sur la falaise d’en face, et contempla la vue s’offrant à ses yeux. La mer était houleuse ce jour-là, et les murmures des mouettes étaient des haleines gémissantes et souffrantes. Elle continuait de méditer sur sa vie. Sa vie amorcée en des parties de malheur infini. Halima était la victime de la perdition et de la confusion. La soif exagérée de la liberté l’avait menée à la perte. Son passé vécu au sein d’une société injuste pareille à un monstre sanglant, l’avait emprisonnée dans un monde limité où toute aspiration et tout désir étaient condamnés à la peine de mort, détruisant ainsi l’âme qui agonise dans l’attente d’une ouverture lui permettant de respirer, ou d’une tâche de lumière rayonnant au bout du long tunnel obscur.
Le monde lui parait mensonger à l’image de ces affiches publicitaires qui envahissent Beyrouth comme des soldats dispersés ici et là. Un monde lent et rapide. Lent comme son rêve qui s’était beaucoup retardé de se réaliser. Rapide comme son destin très puissant. Qu’est-ce qu’elle pouvait faire ? Rester un mouton dans son village ? Ou devenir une machine dans la ville ? Dans les deux cas elle n’était pas libre. Libre ! Quel bel adjectif ! Inaccessible comme une étoile solitaire dans un ciel nocturne.
Elle avait beaucoup essayé de changer et de tourner la page. Une envie ardente d’oublier l’enflamme. Elle accompagnait les hommes aux clubs, aux soirées. Les murs, les voitures, les bouteilles de vin, le miaulement des chats, les mendiants, les panneaux publicitaires, les souffles de vent, les feux de circulation, les pierres des maisons anciennes, tout...tout l’appelait à oublier, mais en se perdant dans les corps, au lieu d’oublier tout, l’image de la ville décevante frappait sa conscience jusqu’à en pleurer, et ses larmes coulaient doucement tout au long de la chair brune.
Elle se leva, les yeux fixés sur les vagues dansantes dans les flots enragés. Les bras ballants. La tête prise d’un vertige causé par l’enchevêtrement de ses pensées faisant un brouhaha infernal dans sa petite tête. La poitrine serrée. Tout le corps anéanti par les poignards des échecs successifs. Elle veut finir, se libérer des chaines. Elle sait maintenant qu’elle n’a plus de place, ni ici, ni là-bas. Elle a perdu sa foi en tout. Elle ne croit plus qu’en la mort. Le seul calmant. Le moyen qui mettra définitivement fin à ses mésaventures fatales et à ses troubles intérieures. Elle sait aussi que c’est interdit. Dans la religion il n’y a que des interdits. Tout ce qui réconforte est tabou. Tout ce qui peut procurer des brins de joie est banni. Ce qui est permis c’est de respecter les normes religieuses, c’est de se soumettre aux exigences des lois de la dévotion, c’est dire oui, et accepter avec une complète résignation la séquestration. Tout le monde se résigne dans son village, dans son quartier où elle n’habite plus, même Fatima, la fille aimée de leur voisin Abed Al Karim, qui a voulu un jour se libérer et qui a tant parlé à Halima de ses aspirations, elle s’est retrouvée à la fin mariée et obligée de supporter la rudesse du riche épicier. Ce n’est pas leur faute. C’est le destin qui était plus fort qu’eux. Il y a une impossibilité de sortir du chemin tracé, de ces normes qui les enroulent de la tête jusqu’aux pieds. Une incapacité à choisir ce qu’on veut être, ses propres désirs, ses propres sentiments. La volonté est déchirée et la pensée est condamnée à mourir avant même de naître.
Maintenant qu’elle veut finir, elle se souvient du serment du cheikh dont la voix résonne encore dans sa tête : Le suicide c’est un fait haram. Dieu se fâche de ceux qui se tuent. C’est à Dieu seul de retirer l’âme de ses créatures. On va arracher les yeux du suicidaire, l’accrocher par ses cheveux, dénudé, saignant, humilié...puis on va le lancer au fond de l’enfer. Halima en rit longuement, ses éclats de rire se mélangent aux gémissements des mouettes qui deviennent de plus en plus forts.
Dans un matin automnal humide embelli par la fraîcheur de quelques souffles de vent que la mer beyrouthine entraîne dans la ville se réveillant à peine. Le petit bateau d’un vieux pêcheur se heurte au corps d’une jeune fille nue. Une épaisse corde orne son cou blanchâtre. Son bras gauche frappe son attention, il était fortement violâtre comme si le sang s’était glacé dedans. Il aperçoit une phrase tatouée sur le bras. Il lit : « A moi l’enfer, à vous la corde ».
Elle s’appelait Halima, un prénom qui se veut être Rêve. C’est sa mère qui lui avait donné ce nom ; ayant souffert d’une stérilité, l’ayant pour longtemps plongée dans une extrême mélancolie, et après un long traitement, elle avait enfin donné naissance à une belle et douce fille. Et elle l’avait nommée Halima... Rêve.
A l’adolescence, la fillette se réveillait chaque nuit en sueur et parfois en larmes. Elle se voyait en cauchemar, une longue corde enroulée autour de son cou chétif, la serrant petit à petit jusqu’à l’étouffer...des cris aigus sortaient de sa chambre située au bout du long couloir sombre. Ses douces mains essayaient brutalement de tirer la corde qui n’existait pas. Halima comprenait. Cette série de cauchemars qui perturbaient son sommeil et provoquaient parfois une cruelle insomnie n’étaient que le résultat d’un inconfort émotionnel, d’une instabilité, d’une inadaptation, d’un sentiment d’étrangeté ressenti vis-à-vis de son entourage. Halima, la fille de ce milieu barbare et vide malgré son encombrement, la fille, grandie entre ces rues bourrées de boue et plusieurs fois égarée entre les champs d’oliviers ou dans les vastes clairières illuminées par le doux soleil du printemps, elle n’est plus Halima-enfant aujourd’hui. Elle ne voit plus dans ce milieu les rayons dorés du soleil se reflétant sur le miroir des étangs éparpillés dans les vastes espaces verdoyants; elle ne se sent plus enchantée de voir les herbes vertes mouillées par la fraîcheur de la rosée, ou les sourires des voisins l’appelant à les accompagner pour cueillir le thym olivâtre. Une fois adulte, son village se manifeste pour elle comme une longue et épaisse corde qui ne cesse de l’étouffer impitoyablement.
Depuis cette prise de conscience, la jeune fille ne pense plus qu’à la fuite. Une seule image hante irrémédiablement son esprit et peuple ses nuits. Beyrouth ! La ville radieuse comme une jeune mariée. La ville qui offrait des sourires gratuits à ceux à qui la vie dure ôtait affreusement le pouvoir du bonheur. La ville militante, résistante malgré les malheurs successifs qui n’avaient jamais pu la démolir. C’est cette ville qui brillait, dansait, fredonnait éternellement l’hymne à la joie. C’est cette ville qui habitait et secouait son être incessamment. Pour elle, Beyrouth était la seule échappatoire pour fuir son quotidien routinier et meurtrier vécu dans ce cadre rural qui ne lui inspirait que le dégoût.
Halima ne mange plus, ne dort plus, ne parle même plus. Elle passe son temps enfermée dans sa chambre morne, muette, à contempler les murs de sa prison et à essayer d’échapper à la corde. La voyant dans cet état écœurant, peureux de perdre leur fille chérie, les parents cédèrent enfin devant le désir de leur enfant et acceptèrent malgré eux son départ mystérieux vers la ville.
Arrivée à Beyrouth, le cœur dansant de joie, le corps et l’esprit complètement libérés, elle n’a pas pu retenir ses rires retentissant dans les rues beyrouthines, s’harmonisant avec l’écho des vagues de la Méditerranée et des bavardages incessants des passants se baladant jovialement le long des corniches. Des heures et des heures s’écoulent et elle, totalement prise par le charme de cette ville de rêve qui a tant hanté ses fantasmes et ses rêveries, passant d’un coin à un autre, d’une rue à une autre, folle du plaisir que lui procure chaque détail exposé à ses yeux avides de découverte. Cette déambulation mondaine lui offre un goût de liberté vif et singulier. Jamais elle ne s’est sentie aussi indépendante.
Assise dans un beau café à Hamra, sirotant son chaud café dont la fumée la fait plonger au fond de ses souvenirs accablants. Elle se revoit dans son quartier hideux et clos. Elle étouffait entre ses anciennes maisons, ses routes étroites et polluées, ses habitants illettrés. Il était entouré des champs et contrôlé par les fermiers dont la voix aigüe et les disputes quotidiennes la réveillaient chaque matin. Les femmes se cachaient et leurs apparitions étaient très rares et suspectes. Quand une étrangère s’aventurait chez eux pour acheter une certaine plante. On guettait comme des chiens ses cheveux libérés, sa chemise collée sur sa poitrine et sa jupe courte. Les regards affamés des garçons la suivaient dans tous ses mouvements comme s’ils voulaient la dépouiller de ses vêtements. C’était peut-être pour cela qu’on avait nommé ce quartier bizarre ‘’le quartier de l’œil ‘’, parce qu’on sentait vraiment un œil qui se collait, comme une sangsue, à la peau de tout être différent et étranger.
Un an ferma déjà ses portes. L’automne est revenu, remuant en elle de lourds souvenirs abrités minutieusement dans les couches de la mémoire. Dans un petit jardin coincé dans un carrefour, elle avait pris l’habitude de s’asseoir sur un banc vert et rouillé : silencieuse, observant sans ennui les fidèles visiteurs. Les enfants étaient là, ces petits débutants dans la vie ignorant les coups, les chocs et les crises inattendus auxquels ils vont absolument se heurter après. Les couples amoureux le visitaient également pour laisser les traces de leur amour sur un tronc d’arbre vieilli ou sur un banc entouré de plates-bandes, échangeant les caresses et savourant les délices procurées par un baiser passionné. Les vieillards y sont présents aussi, calmes, silencieux, le regard vide et insignifiant. Ils y viennent pour faire passer le temps menaçant à tout moment de leur ôter l’âme. Et elle, Halima, assise dans ce milieu anarchique où le passé s’entrecroise avec le présent afin de lui annoncer un futur à l’image de ces vieillards presque muets, contemplait les longs arbres jetant leurs reflets jaunâtres sur la fontaine dont les eaux les vacillaient, les défrisaient et les brouillaient sur sa surface instable. Instable comme sa vie.
Halima a tout vu à Beyrouth. Elle a tout vécu, tout fait. Sauf, l’essentiel : Etre libre. Malgré tous les aspects de la liberté que lui inspire cette ville toujours active, toujours belle. Son intérieur continue à être accablé, menotté, ce n’est pas cela qu’elle voulait. Elle désirait une liberté spirituelle, elle voulait épanouir son cœur. Elle a été choquée plutôt par une ville ouverte à l’extérieur. Mais fermée au fond. Par un rythme de vie trop chargé, les gens autour d’elle ressemblent à des fantômes...les chiens dans les rues sont des zombies somnambules. Elle étouffe, elle essaie de respirer mais il n’y a pas d’air, un mode de vie robotique, vide, rapide, une vitesse, une vitesse qui contrôle tout, qui manipule ces citadins toujours hâtés comme des marionnettes. Elle est maintenant une femme qui ne trouve plus aucune conviction pour continuer sa vie, elle n’a plus d’espoir, elle a perdu son seul amour, l’homme de ses rêves est parti loin, parce que ses parents refusent qu’il se lie à une fille d’une autre confession.
D’abord, mélancolique, désespérée, elle est arrivée à devenir cet être dénudé de toute émotion, anéanti par le temps. Tout autour d’elle est noir, démoli.
Elle ne voyait la vie que par les yeux de son amant interdit, le vert émeraude de ses yeux était son refuge, son visage, son sanctuaire. Depuis son départ, tout devient obscur, maussade et inanimé.
Les feuilles mortes éveillent en elle un tas de souvenirs qui pèsent lourdement sur sa mémoire. C’était avant quatre mois. Ils ont passé ensemble une soirée inoubliable. Comme il était doux avec son joli visage et son sourire angélique ! Ayant beaucoup bu, elle s’était appuyée sur lui en revenant dans son appartement situé dans l’une des ruelles beyrouthines. Ils voulaient déguster la bonne saveur de cette promenade à pied.
Une fois arrivés, ils s’étaient retrouvés tous les deux faibles devant l’exigence d’un ‘’au revoir’’ mettant fin à leur rencontre. Toujours debout, face à face, les yeux avides de passion et aussi d’envie...des minutes passaient, en se regardant sans relâche, ou plutôt, en échangeant des regards enflammés. Lui, il était incapable de rester en dehors du monde de son amante, il se trouvait envahi par un désir incontrôlable de se fusionner à elle, de la coller à son cœur, de la combiner avec les souffles de son esprit. Quant à elle, elle se trouvait tout simplement impuissante devant son charme, devant les appels de ses regards, elle était incapable de lui interdire d’entrer entièrement dans son monde.
Pendant ces deux heures écoulées dans un lit dont la blancheur du drap s’était tâchée de quelques gouttes de sang, Halima a connu le véritable sens du plaisir énorme, immense, délicieux qu’elle n’avait jamais ressenti avant. Mais elle a connu aussi la mort. Dans chaque gémissement, entre les innombrables caresses, après chaque baiser embrasé, au fond de cette folie jouée à deux, elle revoyait la mort, et la corde qui l’avait toujours hantée revenait, dans ces instants de bonheur, bizarre pour lui rappeler son sort. Halima perdit ce jour-là son trésor. La chose la plus précieuse dans son cheminement terrestre, comme on le lui avait inculqué. Elle perdit sa ‘’chasteté’’ et sa valeur, elle n’eut pas pu garder intacte cette espèce de chair qui conditionnait son existence et qui venait d’être trouée par l’homme qu’elle aime, elle venait de perdre tout, et le ‘’tout’’ c’est la virginité dans sa société bornée.
Elle sait qu’au fond, elle ne regrette rien. Même si cet homme avec qui elle a partagé ces moments bouleversants n’est plus à ses côtés, il ne reviendra peut-être jamais. Mais Halima est également consciente qu’elle ne peut non plus revenir chez elle, dans ce ‘’là-bas’’ dont elle est originaire. Elle essaie d’imaginer ce qui se passerait si l’on saurait ce qu’elle avait fait. On l’enterrerait vivante ? On la lapiderait jusqu’à la mort ? On la châtierait et on la chasserait ? On la jetterait aux chiens ? Elle essaie d’imaginer le visage de son père, de sa mère déçus et pleins de honte, la tête basse, fuyant les regards humiliants des gens, tout cela n’était que le coût incontournable d’un moment de joie, d’une liberté fugitive.
Elle quitta le jardin, et prend la route d’Al Raouche, ce géant rocher majestueux qui perce la côte de la Méditerranée pour témoigner des histoires des hommes venant se lamenter devant sa loyauté immortelle. Elle se reposa sur la falaise d’en face, et contempla la vue s’offrant à ses yeux. La mer était houleuse ce jour-là, et les murmures des mouettes étaient des haleines gémissantes et souffrantes. Elle continuait de méditer sur sa vie. Sa vie amorcée en des parties de malheur infini. Halima était la victime de la perdition et de la confusion. La soif exagérée de la liberté l’avait menée à la perte. Son passé vécu au sein d’une société injuste pareille à un monstre sanglant, l’avait emprisonnée dans un monde limité où toute aspiration et tout désir étaient condamnés à la peine de mort, détruisant ainsi l’âme qui agonise dans l’attente d’une ouverture lui permettant de respirer, ou d’une tâche de lumière rayonnant au bout du long tunnel obscur.
Le monde lui parait mensonger à l’image de ces affiches publicitaires qui envahissent Beyrouth comme des soldats dispersés ici et là. Un monde lent et rapide. Lent comme son rêve qui s’était beaucoup retardé de se réaliser. Rapide comme son destin très puissant. Qu’est-ce qu’elle pouvait faire ? Rester un mouton dans son village ? Ou devenir une machine dans la ville ? Dans les deux cas elle n’était pas libre. Libre ! Quel bel adjectif ! Inaccessible comme une étoile solitaire dans un ciel nocturne.
Elle avait beaucoup essayé de changer et de tourner la page. Une envie ardente d’oublier l’enflamme. Elle accompagnait les hommes aux clubs, aux soirées. Les murs, les voitures, les bouteilles de vin, le miaulement des chats, les mendiants, les panneaux publicitaires, les souffles de vent, les feux de circulation, les pierres des maisons anciennes, tout...tout l’appelait à oublier, mais en se perdant dans les corps, au lieu d’oublier tout, l’image de la ville décevante frappait sa conscience jusqu’à en pleurer, et ses larmes coulaient doucement tout au long de la chair brune.
Elle se leva, les yeux fixés sur les vagues dansantes dans les flots enragés. Les bras ballants. La tête prise d’un vertige causé par l’enchevêtrement de ses pensées faisant un brouhaha infernal dans sa petite tête. La poitrine serrée. Tout le corps anéanti par les poignards des échecs successifs. Elle veut finir, se libérer des chaines. Elle sait maintenant qu’elle n’a plus de place, ni ici, ni là-bas. Elle a perdu sa foi en tout. Elle ne croit plus qu’en la mort. Le seul calmant. Le moyen qui mettra définitivement fin à ses mésaventures fatales et à ses troubles intérieures. Elle sait aussi que c’est interdit. Dans la religion il n’y a que des interdits. Tout ce qui réconforte est tabou. Tout ce qui peut procurer des brins de joie est banni. Ce qui est permis c’est de respecter les normes religieuses, c’est de se soumettre aux exigences des lois de la dévotion, c’est dire oui, et accepter avec une complète résignation la séquestration. Tout le monde se résigne dans son village, dans son quartier où elle n’habite plus, même Fatima, la fille aimée de leur voisin Abed Al Karim, qui a voulu un jour se libérer et qui a tant parlé à Halima de ses aspirations, elle s’est retrouvée à la fin mariée et obligée de supporter la rudesse du riche épicier. Ce n’est pas leur faute. C’est le destin qui était plus fort qu’eux. Il y a une impossibilité de sortir du chemin tracé, de ces normes qui les enroulent de la tête jusqu’aux pieds. Une incapacité à choisir ce qu’on veut être, ses propres désirs, ses propres sentiments. La volonté est déchirée et la pensée est condamnée à mourir avant même de naître.
Maintenant qu’elle veut finir, elle se souvient du serment du cheikh dont la voix résonne encore dans sa tête : Le suicide c’est un fait haram. Dieu se fâche de ceux qui se tuent. C’est à Dieu seul de retirer l’âme de ses créatures. On va arracher les yeux du suicidaire, l’accrocher par ses cheveux, dénudé, saignant, humilié...puis on va le lancer au fond de l’enfer. Halima en rit longuement, ses éclats de rire se mélangent aux gémissements des mouettes qui deviennent de plus en plus forts.
Dans un matin automnal humide embelli par la fraîcheur de quelques souffles de vent que la mer beyrouthine entraîne dans la ville se réveillant à peine. Le petit bateau d’un vieux pêcheur se heurte au corps d’une jeune fille nue. Une épaisse corde orne son cou blanchâtre. Son bras gauche frappe son attention, il était fortement violâtre comme si le sang s’était glacé dedans. Il aperçoit une phrase tatouée sur le bras. Il lit : « A moi l’enfer, à vous la corde ».