La chouette ailleurs

« Toute histoire commence un jour, quelque part ». Et : « L’ailleurs n’est pas une option, ajouta-t-il ; car être ailleurs, c’est déjà être quelque part ». Un sort figé en somme, qui ne le lâchait plus. Sinan s’avança doucement : ce n’était pas la première fois qu’il se donnait cette possibilité. Et d’un coup, recula. Etait-ce la moiteur de l’air chaud d’été qui, l’enveloppant, créait en lui cette flemme lourde, amère au point de rester au lit ? Cette moiteur lui rappelait-elle son impression de la veille déjà, la même que l’avant-veille avant elle, l’impression que chaque lendemain n’était que, finalement, celui qui suivait l’hier : une prison ?

Sinan remit une jambe sous sa housse de couette. Bien sûr, l’été lui avait déjà fait enlevé depuis un mois les plumes duveteuses qui réchauffaient ses hivers, et, bien sûr, il laissa comme à l’accoutumée son autre jambe à l’extérieur. Un mélange chaud-froid qui rythmait non seulement ses nuits, mais aussi leur antonyme éclairé. Mais il sentait, au fond, que cette journée... oui, peut-être allait-elle —

La housse se mit à bouger. Sa jambe abritée se raidit, se dressa, s’emplit de spasmes. La voisine n’avait pas menti : il devrait donc bien arroser la plante pendant son absence. « Fais chier, se dit-il : j’aurais dû la rembarrer direct ». Mais Julia avait été catégorique. C’était crucial. S’en occuper était vital. Après quelques jours sans eau, les pores — « les étamines », avait-elle précisé avec un air snobinard — rejettent des spores particulièrement dangereux. Leur premier effet connu était de créer des spasmes chez celui qui la néglige, et c’était Sinan qui en ferait cette fois les frais.

Elle n’avait pas précisé quels en seraient les suivants, d’ailleurs. Le mystère commençait au moment où elle avait laissé la plante dans ses mains. La chouette apparut. De ses serres faibles elle tenta de crocheter Sinan, puis son drap-couette. Ce dernier se déchira avec l’envolée de l’effraie, dans une poésie qu’il s’imaginait douce et réparatrice. La douceur se transforma bientôt pour lui en stupéfaction. La chouette revint. Sinan pensa à se lever. Peut-être avait-elle raison : après tout, il s’agissait simplement de remplir un bol d’eau et de le désemplir à nouveau au profit de la plante.

Il entendit prononcer cette phrase à voix haute. « Elle est zarb’ cette plante. Et pourquoi j’ai des spasmes d’abord ? ». Personne. C’était donc bien lui qui parlait. Parlait-il pour quelqu’un ? Pour la chouette ? Lui-même ? Ou était simplement un effet des spores ? « Je vais attendre un peu avant de te nourrir toi ». Pour la punir, il éteignit de son bâton de lit la lumière grâce à l’interrupteur placé au dessus de sa tête de lit. « Tu peux bien attendre pour ta foutue photosynthèse ». Il se redressa. D’un coup il se sentait plus si bien, à l’horizontale, mais sa jambe spasmodique l’empêchait de se mouvoir à volonté.

— What the fuck pourquoi ma jambe

dit Sinan, et s’aperçu au même moment que sa pensée avait pris un son réel, bien perceptible par quelqu’un d’autre que lui. Cela l’ennuyait, pour sa jambe, mais à vrai dire il trouvait cela assez drôle de parler ses pensées. C’était donc bien ça.

— Ca fait chier cette jambe et ces étamines de mort !

Il éclata de rire. Réalisant le phénomène il s’insurgea contre l’ordre de la voisine snob et se mis en tête d’attendre la suite avant de soigner ces étamines qui le faisaient décidément délirer.

— Chelou cette voisine, pensa-parla—t-il — à voix haute — avec ses plantes aux effets halu, comment ça se fait que ce soit à moi qu’elle l’ai donnée, sa plante, peut-être a-t-elle déjà saoulé tous les gars du deuxième pour être montée chez moi avec la plante mais j’avoue c’est quand même une plante cool vu ses étamines chelou qui me mettent un grain pourvu que ça dure d’ailleurs j’ai l’impression que ça va pas s’arrêter avant un bout de temps merde maman va bientôt rentrer ‘le va voir que j’ai rien foutu de la journée encore et merde l’est dix-sept heures ben faudrait peut-être que je prenne une douche avant qu’elle voit que j’ai même pas bougé du lit et que j’ai pas bougé en cours aujourd’hui elle va encore criser la mère

Cela ne s’arrêtait pas pour lui. Incessante pensée — ou incessantes pensées ? Comment distinguer dans ce flot continu ? On dit bien les vagues, c’est vrai, mais chaque vague ne construit-elle pas la suivante ? Et bientôt la tempête mêla chaque pensée avec la suivante mélangea son esprit comme une vinaigrette,

— que, d’ailleurs, j’ai pas faite malgré la demande de ‘m’an, ah mais c’est vrai j’ai essayé de la faire mais y’a plus de moutarde fais chier j’aurais pas du la finir cette nuit, tout ça à cause de mes fringales nocturnes, enfin ça c’est pas ma faute quand même j’y peut rien si j’ai faim la nuit mais ‘m’an comprend pas ça, enfin ça me fait penser qu’il y a plus de biscottes non plus j’aurais dû aller en course tout à l’heure racheter ça et des piles pour cette satanée télécommande

Cela devenait insupportable pour lui. S’il ne s’arrêtait pas de penser à voix haute et de parler ses pensées tout le monde le prendrait pour un fou, surtout sa mère. Et pourtant une impression de libération s’ancrait peu à peu : les entendre, les voir, c’était comme reconnaître qu’au fond, son inertie dans le monde tangible n’était que le résultat d’une activité mentale trop intense pour être maîtrisée.

— Mais c’est horrible je vais jamais m’en sortir si ça continue comme ça je pourrais juste rester assis là à parler mes pensées olalala tout le monde va savoir ce que je pense et ‘m’an va rappeler Marlène la tarée tient ça fait longtemps que je l’ai pas vue d’ailleurs mais qu’est-ce qu’elle me manque pas putain j’l’aime pas elle avec ses vieux dessins noirs et blancs ‘qu’est-ce que tu vois’ je t’en foutrais moi des qu’est-ce que tu vois

Il n’en pouvait plus. Il se traîna avec peine hors de son lit : la jambe engourdie avait contaminée son bassin. Il ne pouvait plus marcher. C’était décidé, il fallait nourrir cette plante. Heureusement la salle de bain n’était pas loin.

— T’façon rien n’est vraiment loin dans cet appartement froid et minuscule de toute façon et c’est pas ‘m’an qui va dire le contraire depuis qu’on a déménagé elle s’en plaint aussi et

Après avoir rallumé les spots du plafond il marcha-rampa. Se hissant et serrant ses molaires de douleur, il remplit le bocal à brosse-à-dent d’eau froide — la snob Julia avait insisté sur la température — en transpirant. Son incessant monologue persistait et s’accélérait même. Les spores faisaient encore effet. Retombant sans contrôle, et se retournant tant bien que mal dans la direction de sa persécutrice, il fit face à la douleur, tel un militaire embourbé dans une terre marécageuse. Il arriva jusqu’à elle et la fixa, débitant ses dernières salves :

— Quelle espèce de plante ça peut bien être d’ailleurs elle est vraiment chelou cette voisine pourquoi elle est venue me voire moi à la fin je suis pas un joujou qui pense sans cesse sans pouvoir s’arrêter de parler là elle a cru que c’était marrant ou quoi putain c’est vraiment n’imp’ et puis elle ressemble à rien cette plante elle est même pas verte tiens que j’te verse l’eau qu’t’as besoin et arrête de me faire faire des conn’ries comme

L’eau s’infiltra lentement dans la terre, le temps de laisser Sinan répéter encore mille et une injures, questions, et mélange des deux. Il s’arrêta doucement de parler, gardant cependant une conscience aigüe du phénomène de pensée qu’il avait conscientisé par la voix — malgré lui —quelques moments plus tôt. Ses spasmes se réduisirent : il put se relever et se rassoir sur son lit. Regardant face à lui il vit la chouette s’évaporer, après qu’elle lui ait rapporté sa couette. Elle, eut-il l’impression, n’avait jamais disparu. La plante, enfin, devint transparente, rapetissait, et perdait sa consistance.

Puis il se rappela qu’il n’avait pas de voisine.

— Cette histoire là n’était possible qu’ailleurs, se dit-il ironiquement à voix haute. Et il pensa : ou demain.