La brise du changement

"L'homme est une mine riche en gemmes d'une valeur inestimable et seule l'éducation peut permettre à l'humanité d'en profiter" Jeune passionné par l'art, l'éducation et tout ce qui peut profite ... [+]

Toute histoire commence un jour, quelque part. Un jour, au fond d’un lac, un petit poisson nommé Cambi s’indigna que la nature lui ait donné des nageoires. En effet, contrairement à ses semblables, il ne prenait guère de plaisir à nager. C’était bien trop ennuyant et fastidieux de lutter sans cesse contre le courant, dans cette eau trouble que la lumière de l’extérieur pénétrait difficilement. Pour fuir les moqueries visant la tache qui ornait le dessus de son œil, il avait l’habitude de monter à la surface. Il contemplait le ciel et les arbres qui entouraient le lac, en s’émerveillant de leurs couleurs et de leurs formes variées. Ce qui fascinait le plus Cambi était ces drôles d’animaux qui se déplaçaient sans nageoires sur la berge. Certains grimpaient aux arbres et d’autres encore volaient dans le ciel. Il aurait tant voulu essayer ! Malgré tout, notre petit curieux retournait nager dans le banc. Tous les poissons s’y déplaçaient dans le même sens et le moindre faux coup de nageoire de l’un d’eux y provoquaient le trouble. Ses parents lui rappelaient sans cesse que sa bonne éducation impliquait de nager dans le même sens que les autres sans faire de remous. D’ailleurs, on trouvait bien ridicule ses velléités de révolte car il était communément admis qu’un poisson ne pouvait sortir de l’eau.

Mais un jour, la route de Cambi croisa celle d’une larve grise qui se dirigeait tranquillement vers la surface. « Où vas-tu, malheureuse ? » s’écria le poisson. « Ne sais-tu pas quels dangers y rodent ? » La larve eut un haussement d’épaules avant de répondre: « Je sens que je dois y aller, sans pouvoir expliquer pourquoi. » « Ah ? Dans ce cas je t’accompagne » lui répondit Cambi. « Ainsi pourrai-je au moins te sauver si d’aventure il t’arrivait quelque chose. »
Les deux compères arrivèrent bientôt en vue de la berge, où la terre montait jusqu’à sortir de l’eau.
« C’est ici que nos chemins se séparent » fit la larve. Ils se dirent adieu et Cambi la regarda ramper jusqu’à la terre ferme avec une pointe de tristesse. Une fois la larve accrochée à une tige, elle subit, sous les yeux surpris du poisson, un curieux changement. Elle sembla se gonfler jusqu’à s’ouvrir. Un long abdomen en sortit, bientôt suivi d’ailes légères et chatoyantes. Elle décolla aussitôt et Cambi perdit de vue la petite forme au dessus de l’eau.

Cet étrange événement laissa le poisson songeur. On lui expliqua qu’il s’agissait d’une libellule. Toute la journée, il ne cessa d’y penser. À la recherche de réponses, il alla consulter le plus vieux des poissons du lac, un sage à la nage lente et mesurée. « Pourquoi viens-tu me rendre visite, jeune Cambi ? » demanda ce dernier d’une voix douce. « Je voudrais savoir si un poisson pourrait changer, comme une libellule ». Le sage réfléchit un instant puis répondit : « l’aspect extérieure d’une chose a peu d’importance. Contemple autour de toi la variété inouïe des espèces. Sans cesse, certaines d’entre elles évoluent pour en créer de nouvelles ». Le jeune poisson remercia le sage avant de partir. Sur le chemin du retour, il médita sa réponse. Autour de lui, les poissons lui semblaient maintenant tous différents. Des petits, des grands, des longs, des phosphorescents. Leurs formes et leurs couleurs montraient une inventivité peu commune. Peu à peu, apparu au centre de ses pensées une certitude absolue : il était capable d’apprendre, car c’était intrinsèque au monde vivant.

Les jours qui suivirent furent chaotiques. Son égarement accru sa maladresse, si bien qu’on l’expulsa du banc. Il trouva pendant un moment un autre groupe, mais lorsque ses membres constatèrent ses déplorables performances en nage, il fut exilé à nouveau. Aucun banc ne voulait de lui, même les poissons les plus malades. À tel point que le petit poisson finit par se dire : « Il n’y a donc aucune place pour moi dans ce lac ? Très bien ! J’en sortirai donc. Comme cette larve, je réussirai. »

Quand sa décision fut prise, il se rendit à l’endroit même où la larve l’avait laissé. Il trembla soudain de peur en contemplant la surface. « Que suis-je en train de faire ? Je suis un poisson, nullement une libellule ! » se dit-il. L’un de ces insectes passa en vrombissant au-dessus de l’eau, ce qui ranima son courage. Alors, de toute la force de ses nageoires, il sauta hors de l’eau et atterrit douloureusement sur la berge.

Immédiatement, faisant fi de son élancement, il tomba en admiration devant la vue qui s’offrait à lui. Les arbres l’enchantaient de la mélodie de leurs feuilles et le ciel le couvrait de son toit azuré. C’était prodigieux ! Cambi s’extasiait qu’il y eut autant de créatures étranges et variées qui mâchaient, bourdonnaient ou volaient autour de lui. Tout n’était que mouvement et surprise.

Mais bientôt, une autre peine s’attaqua à lui. L’ivresse du paysage s’effaça brusquement devant son étouffement. Autour de sa gorge nouée, ses branchies palpitaient inutilement dans le vide. D’un coup, Cambi repensa à la libellule qui avait abandonné sa mue. « Moi aussi, je dois abandonner quelque chose ! » s’écria-t-il.

À la vue de la familière silhouette des chèvres, il se mit alors à se dandiner sur le sol. S’il voulait devenir comme elles, il devait d’abord se comporter comme elles. Malgré l’absurdité apparente de sa démarche, les paroles du sage renforçaient chez lui la conviction qu’il pouvait changer, comme la libellule l’avait fait. Il tombait, et se relevait à chaque fois. Pendant un moment, rien ne se passa. Puis, très légèrement, à l’instant où il failli perdre espoir, son corps se modifia. Une minuscule proéminence émergea sur son flanc, et ses branchies lui faisaient nettement moins mal. Cette apparition, même anodine, l’encouragea. Toute la journée, et une partie de la nuit, il continua de s’agiter comme une chèvre, en y mettant toutes ses forces. Alors, très lentement, des membres poussèrent de part et d’autre de son corps, jusqu’à se terminer en sabots. Ses écailles se changèrent en poils et son corps s’agrandit. Sa tête s’allongea et sa bouche se dota de dents. Une petite queue touffue lui orna le derrière. À la fin de la nuit, le poisson s’était transformé en cabri.

Contempler son nouveau reflet dans l’eau du lac fit naître en lui une joie d’une intensité inédite. Seule la tache au-dessus de son œil lui rappelait son ancienne vie. Alors, ivre, encore plus de fatigue que de bonheur, il finit par s’effondrer au sol et s’endormit aussitôt.

Quand il s’éveilla, le groupe de chèvres ruminait autour de lui. C’était la première fois qu’il en voyait de si près. Blanches pour la plupart, certaines d’entre elles arboraient cependant des taches brunes. Elles mangeaient et marchaient en groupe. Il ne pouvait détacher ses yeux de leurs gestes lents, de leurs mâchoires qui tournaient sans fin. Le regard dans le vide, elles paissaient tranquillement à l’ombre d’un arbre. Cette vie lui sembla bien plus douce que la survie effrénée dans les profondeurs.

« Que mâchez-vous ? » leur demanda-t-il. Elles le regardèrent en se moquant. « D’où viens-tu, toi ? Tout le monde sait que les chèvres mangent de l’herbe ! » « Je viens de là-bas » répondit-il en pointant le museau vers le lac. Elles bêlèrent de rire, sauf l’une d’entre elles, qui le regarda avec curiosité. « Je m’appelle Amalthée » dit-elle. Les autres poursuivirent leur persiflage. « Regardez-moi ce cabri qui prétend être un poisson ! » Mais Amalthée était très sérieuse et lui posa beaucoup de questions sur le lac et la vie en tant que poisson.

Parce qu’il était affamé, le cabri ne pu résister aux tiges fraîches qui l’entouraient. Ce n’était pas mauvais, quoique, par rapport aux mollusques et crustacés dont il avait l’habitude, cela manqua de goût. A partir de ce jour, Cambi resta avec les chèvres, qui l’acceptaient, malgré son étrangeté. Avec elles, il explora la prairie, les alentours du lac et les montagnes. Progressivement, le cabri grandit et devint un jeune bouc.

Parfois, le soir, Cambi regardait l’horizon, en pensant à sa vie d’avant. Il ressentait une pointe de tristesse pour les poissons qui ne pourraient jamais assister à un tel spectacle. Cependant, jamais il n’aurait voulu retourner dans cette eau opaque à l’atmosphère oppressante.

Le caractère borné de la plupart des chèvres le fit bientôt fuir tout autant que le lac. Dans ses échappées, Cambi discernait parfois des silhouettes qui se balançaient à la cime des arbres. « Que sont ces animaux ? » demanda-t-il un jour à Amalthée. « Ce sont les singes » lui répondit-elle « mais ne t’aventure pas à vouloir les fréquenter, ce sont de vrais chapardeurs ». Quand Cambi bêlait en direction des branches, les énergumènes s’arrêtaient de jouer pour lui répondre avec moult singeries très plaisantes.

L’audacieux bouc était si excité par cette expérience qu’un jour, durant le repos des chèvres, il se dirigea vers un arbre. Évidemment, y monter était une entreprise perdue d’avance, avec des sabots comme les siens. Mais Cambi repensait à sa précédente transformation. S’il pouvait devenir une chèvre, il était certain de pouvoir aussi se changer en singe. L’original se mit alors à sauter contre le tronc, sans ménager ses efforts. Même s’il retombait à chaque fois sur le derrière, il revenait à la charge. Un nouveau miracle apparu alors. À force de plaquer ses pattes contre le tronc, l’un de ses sabots se changea en doigt. Puis un autre. Puis encore un autre, jusqu’à ce qu’ils aient tous une forme adaptée. Des mains à l’avant pour se hisser et des pieds à l’arrière pour se maintenir. Parce qu’il fallait bien un costume pour aller avec les gants, le reste du corps changea aussi. Et ainsi, le singe qu’il était devenu grimpa jusqu’aux plus hautes branches.

Il resta un moment avec les macaques, à se balancer d’une branche à l’autre et cueillant des fruits entre deux papouilles. Vivre avec les singes fut pour lui nettement plus excitant qu’avec les chèvres. Il se fit parmi eux de nombreux amis. Puis son regard finit par être attiré par le ciel, où des oiseaux tournoyaient. Il trouvait leur grâce admirable et enviait la liberté dont ils faisaient preuve. Un matin, au grand dam des macaques qui lui hurlaient de ne pas sauter, il se jeta du haut de la plus grande branche. En plein vol, des plumes lui poussèrent aux bras et sa face se changea brusquement en bec. Cette expérience fit naître en lui une joie immense. Il évoluait au-delà de toute barrière et se mouvait à sa guise. Le mouvement et la légèreté faisaient à présent partie de lui.

Quant aux singes sur leur branche, ils n’en revenaient pas. « Comment a-t-il fait ? » se demandèrent-ils en jetant un regard effrayé vers le bas. On les avait tant avertis du danger de sauter dans le vide qu’ils restaient cloués sur leur branche. Un jeune singe un peu fou s’élança pourtant à la suite de Cambi. Après quelques gestes maladroits, il plana lui aussi dans les airs, sous la forme d’un aiglon méconnaissable.

À partir de ce jour, ce fut une véritable révolution dans la nature. Des chèvres voulaient devenir des singes, des singes voulaient apprendre à voler et les oiseaux à brouter de l’herbe. Certains animaux tentèrent même de se doter de plusieurs attributs mais le lecteur me pardonnera de lui en cacher les détails si extravagants. Un observateur extérieur ne s’y serait pas retrouvé. En revanche, les poissons souhaitaient garder le confort de leur lac et n’avaient aucune envie d’en sortir. On se demanda même parmi les animaux polymorphes comment quelqu’un de la trempe de Cambi pouvait en être issu. Ce dernier, en contemplant d’en haut le résultat de ses choix, repensait aux paroles du sage : « l’aspect extérieur d’une chose a peu d’importance ». Finalement, il n’avait été que l’étincelle qui avait mis le feu à la prairie.

Puis une nouvelle espèce, bien plus étrange que toutes les autres, fit son apparition. Dressée sur deux pattes, sa fourrure était réduite au minimum, tandis que son regard se portait au loin. Issus du monde animal, les individus de cette espèce pouvaient marcher comme les chèvres, monter aux arbres comme les singes, nager comme les poissons et en y réfléchissant bien, voler comme les oiseaux. On lui donna bientôt le nom d’homme. Il pouvait modifier, par son esprit et ses actes, le monde qui l’entourait, tout comme il se dotait de capacités et de qualités nouvelles. L’homme comprit bien vite que ce n’était que la partie émergée de son potentiel infini.

Tout homme est un génie. Qui sommes-nous pour en faire un poisson ou un singe ? Si nous décidons qu’il échoue, alors cela se réalisera. Mais si nous voyons en lui le lieu d’apparition de perfections latentes, il dépassera nos plus folles ambitions.