L’homme s’approche de la pierre, il ajuste son gravelet et lève sa massette, il frappe les lettres une à une.
Je me souviens... Angelo... Il y a longtemps, il y a deux ans.
Angelo est... [+]

Le battant de la pendule oscille, imperturbable. Les secondes s'écoulent et je me balance à leur rythme dans mon rocking-chair. 18h20, elle ne va pas tarder. Les oscillations continuent. Un bruit de voiture qui ralentit, de portière qui claque. La voilà.
Je me lève péniblement et me traîne jusqu'à la porte. J'ouvre. Elle est là, un carton dans les bras. Dans sa traditionnelle tenue de travail : jupe droite gris chiné, veste assortie soulignant sa taille fine et chemisier crème bouffant, voilant avec pudeur les courbes de ses seins. Quelques centimètres de talons viennent allonger sa silhouette. Pour parachever le tout, chignon irréprochable et maquillage discret. Isabelle. Elle me sourit timidement, compatissante. Il n'y a pourtant jamais eu de gêne entre nous deux.
Renonçant à lui rendre son sourire, je m'efface pour la laisser passer.
* * *
Constance, sans un mot, sans un sourire me fait entrer. J'ai le cœur gros à la voir ainsi. Recouverte de noir de la tête aux pieds, on pourrait presque croire à une tenue de nonne, son imposante chevelure ébène lâchée sur ses épaules faisant office de voile. Un contraste saisissant par rapport à son exubérance et ses tenues colorées habituelles. D'un geste, elle m'indique la direction de la salle à manger. J'y vais sans attendre. Je connais les lieux. La salle est silencieuse, morne. Une atmosphère loin du faste que je lui ai souvent connu, quand les rires des enfants et le bruit de leurs jeux se mêlaient aux conversations détendues des adultes.
Je pose mon carton sur la table de chêne. Aujourd'hui, la belle vaisselle a laissé place à un entassement de papiers divers et variés, colorés, à motifs, de différentes textures. Une imposante pile de photos traîne un peu plus loin et bâtons de colle et ciseaux fantaisie viennent faire le lien entre ces deux univers.
* * *
La porte refermée, je suis Isabelle dans la salle à manger et prends une chaise. Quand elle a fait de même, je me saisis du gros album que j'avais acheté, pour l'instant totalement vierge, éclatant de blancheur. Il sera bientôt le réceptacle de nos souvenirs combinés.
« Commençons. »
Je plonge la main dans mes photos, cherche un moment. Les images défilent, souvenirs heureux de temps plus ou moins lointains. Je sors finalement celle que je cherchais. On m'y voit au côté de mon époux, lui arborant un air béat, moi souriante mais les traits marqués par la fatigue d'un long accouchement. Dans nos bras réunis, un petit bébé qui a juste la bonne idée d'ouvrir un œil encore embrumé au moment du « clic » de l'appareil photo.
Je la pousse vers Isabelle. Elle la regarde un moment, se plonge dans le souvenir, se l'approprie, le juge d'un regard technique, critique, jaugeant la luminosité, le ton des couleurs. Elle va fouiller dans le matériel de scrapbooking, en sort une première feuille rose pâle, la place à côté de la photo. Elle se ravise, cherche encore et en prend une un ton plus foncé. Elle semble satisfaite, attrape de vieux morceaux de dentelle qui traînaient là, les place sur l'ensemble et me regarde.
* * *
Constance approuve d'un signe de tête mon choix de décor pour cette première page. Alors nous saisissons ciseaux et colle et nous mettons à l'ouvrage. Je découpe un carré dans la feuille rose un peu plus petit que la taille de la photo. Une fois le tout collé, le trou ne se verra pas. Au regard surpris et interrogateur de Constance, je réponds :
« Faut pas gâcher. »
Elle semble s'en satisfaire et poursuit son découpage de dentelles. De mon côté, je pose le carré rose dans un coin, en réserve. La dernière dentelle en place, au feutre noir, Constance inscrit la date, la date de naissance, d'une écriture élégante, presque à l'anglaise. Puis nous passons à la deuxième page.
J'aide ma belle-mère à trier les photos. Pour toute la première partie de la vie de Benoît, elle en connaît au moins mille fois plus que moi. Page après page, les souvenirs défilent, l'enfant grandit. Je découvre un pan de la vie de mon mari que je connaissais finalement peu. En tout cas pas en images.
Les papiers, tissus, cartonnages défilent, juxtaposés, superposés. Nous rehaussons les photos du mieux que nous pouvons, leur donnons un cadre. C'est un intérêt que nous avons toujours eu en commun, Constance et moi. La créativité, le travail manuel, le plaisir de la recherche d'esthétique en mariant trois boutons et un journal. C'est quelque chose qui nous a tout de suite rapproché quand j'ai commencé à fréquenter Benoît.
* * *
Les traits de mon petit garçon s'affinent et mûrissent au fil des souvenirs. Les anniversaires défilent et ma réserve de photos rapetisse. Alors nous passons aux premiers souvenirs d'Isabelle. Pendant quelques pages, nos photographies seront mêlées, jusqu'à ce que les siennes s'imposent en nombre, relatant leur vie de couple. Je redécouvre des photos qu'ils m'avaient envoyées : eux deux sur une plage en Bretagne, les cheveux dans les yeux à cause du vent, au festival de Dunkerke, noyés dans la foule en costumes colorés, en voyage de noce à Venise, sur la place Saint-Marc. J'en découvre d'autres : un selfie à une soirée, une photo de groupe où ils sont entourés d'amis. Un beau couple.
Nous avançons dans l'album. Il ne reste maintenant plus qu'une page mais plus de photos. C'est alors qu'Isabelle me tend tous les carrés de couleurs qu'elle avait découpés depuis le début de l'album. Chacun s'associe désormais à une photo, un instant de vie, une émotion.
« On pourrait faire un pêle-mêle de tout ça. »
J'acquiesce même si je ne vois pas trop quelle forme elle veut donner à son pêle-mêle. Je la regarde couper des angles vifs dans les différents papiers, triangles brutaux qu'elle dispose sur la feuille blanche. Elle marie les coloris les plus différents, éloignent ceux qui se ressemblent. La dysharmonie de l'ensemble et ces formes particulières donnent une impression de violence. Une violence qui partirait du centre de la page pour s'étirer vers l'extérieur. Elle se saisit finalement du feutre noir et écrit, au centre de la page dans une écriture proche de celle que j'avais utilisée pour la date de naissance : la date de mort. Jour terrible où mon fils, mon petit garçon, mon bébé a mis fin à ses jours.
Je regarde Isabelle. Elle aussi me regarde, les larmes aux yeux.
* * *
Constance et moi nous levons et, sans mot dire, nous enlaçons longtemps, retenant chacune la douleur qui nous étreint la gorge. C'est un bon hommage que nous venons de rendre à Benoît. Rendra-t-il le deuil plus facile ? Je ne sais pas. Je l'espérais. Constance l'espérait peut-être aussi mais la question reste toujours entière, immense et sombre : Pourquoi ?
Je me lève péniblement et me traîne jusqu'à la porte. J'ouvre. Elle est là, un carton dans les bras. Dans sa traditionnelle tenue de travail : jupe droite gris chiné, veste assortie soulignant sa taille fine et chemisier crème bouffant, voilant avec pudeur les courbes de ses seins. Quelques centimètres de talons viennent allonger sa silhouette. Pour parachever le tout, chignon irréprochable et maquillage discret. Isabelle. Elle me sourit timidement, compatissante. Il n'y a pourtant jamais eu de gêne entre nous deux.
Renonçant à lui rendre son sourire, je m'efface pour la laisser passer.
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Constance, sans un mot, sans un sourire me fait entrer. J'ai le cœur gros à la voir ainsi. Recouverte de noir de la tête aux pieds, on pourrait presque croire à une tenue de nonne, son imposante chevelure ébène lâchée sur ses épaules faisant office de voile. Un contraste saisissant par rapport à son exubérance et ses tenues colorées habituelles. D'un geste, elle m'indique la direction de la salle à manger. J'y vais sans attendre. Je connais les lieux. La salle est silencieuse, morne. Une atmosphère loin du faste que je lui ai souvent connu, quand les rires des enfants et le bruit de leurs jeux se mêlaient aux conversations détendues des adultes.
Je pose mon carton sur la table de chêne. Aujourd'hui, la belle vaisselle a laissé place à un entassement de papiers divers et variés, colorés, à motifs, de différentes textures. Une imposante pile de photos traîne un peu plus loin et bâtons de colle et ciseaux fantaisie viennent faire le lien entre ces deux univers.
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La porte refermée, je suis Isabelle dans la salle à manger et prends une chaise. Quand elle a fait de même, je me saisis du gros album que j'avais acheté, pour l'instant totalement vierge, éclatant de blancheur. Il sera bientôt le réceptacle de nos souvenirs combinés.
« Commençons. »
Je plonge la main dans mes photos, cherche un moment. Les images défilent, souvenirs heureux de temps plus ou moins lointains. Je sors finalement celle que je cherchais. On m'y voit au côté de mon époux, lui arborant un air béat, moi souriante mais les traits marqués par la fatigue d'un long accouchement. Dans nos bras réunis, un petit bébé qui a juste la bonne idée d'ouvrir un œil encore embrumé au moment du « clic » de l'appareil photo.
Je la pousse vers Isabelle. Elle la regarde un moment, se plonge dans le souvenir, se l'approprie, le juge d'un regard technique, critique, jaugeant la luminosité, le ton des couleurs. Elle va fouiller dans le matériel de scrapbooking, en sort une première feuille rose pâle, la place à côté de la photo. Elle se ravise, cherche encore et en prend une un ton plus foncé. Elle semble satisfaite, attrape de vieux morceaux de dentelle qui traînaient là, les place sur l'ensemble et me regarde.
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Constance approuve d'un signe de tête mon choix de décor pour cette première page. Alors nous saisissons ciseaux et colle et nous mettons à l'ouvrage. Je découpe un carré dans la feuille rose un peu plus petit que la taille de la photo. Une fois le tout collé, le trou ne se verra pas. Au regard surpris et interrogateur de Constance, je réponds :
« Faut pas gâcher. »
Elle semble s'en satisfaire et poursuit son découpage de dentelles. De mon côté, je pose le carré rose dans un coin, en réserve. La dernière dentelle en place, au feutre noir, Constance inscrit la date, la date de naissance, d'une écriture élégante, presque à l'anglaise. Puis nous passons à la deuxième page.
J'aide ma belle-mère à trier les photos. Pour toute la première partie de la vie de Benoît, elle en connaît au moins mille fois plus que moi. Page après page, les souvenirs défilent, l'enfant grandit. Je découvre un pan de la vie de mon mari que je connaissais finalement peu. En tout cas pas en images.
Les papiers, tissus, cartonnages défilent, juxtaposés, superposés. Nous rehaussons les photos du mieux que nous pouvons, leur donnons un cadre. C'est un intérêt que nous avons toujours eu en commun, Constance et moi. La créativité, le travail manuel, le plaisir de la recherche d'esthétique en mariant trois boutons et un journal. C'est quelque chose qui nous a tout de suite rapproché quand j'ai commencé à fréquenter Benoît.
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Les traits de mon petit garçon s'affinent et mûrissent au fil des souvenirs. Les anniversaires défilent et ma réserve de photos rapetisse. Alors nous passons aux premiers souvenirs d'Isabelle. Pendant quelques pages, nos photographies seront mêlées, jusqu'à ce que les siennes s'imposent en nombre, relatant leur vie de couple. Je redécouvre des photos qu'ils m'avaient envoyées : eux deux sur une plage en Bretagne, les cheveux dans les yeux à cause du vent, au festival de Dunkerke, noyés dans la foule en costumes colorés, en voyage de noce à Venise, sur la place Saint-Marc. J'en découvre d'autres : un selfie à une soirée, une photo de groupe où ils sont entourés d'amis. Un beau couple.
Nous avançons dans l'album. Il ne reste maintenant plus qu'une page mais plus de photos. C'est alors qu'Isabelle me tend tous les carrés de couleurs qu'elle avait découpés depuis le début de l'album. Chacun s'associe désormais à une photo, un instant de vie, une émotion.
« On pourrait faire un pêle-mêle de tout ça. »
J'acquiesce même si je ne vois pas trop quelle forme elle veut donner à son pêle-mêle. Je la regarde couper des angles vifs dans les différents papiers, triangles brutaux qu'elle dispose sur la feuille blanche. Elle marie les coloris les plus différents, éloignent ceux qui se ressemblent. La dysharmonie de l'ensemble et ces formes particulières donnent une impression de violence. Une violence qui partirait du centre de la page pour s'étirer vers l'extérieur. Elle se saisit finalement du feutre noir et écrit, au centre de la page dans une écriture proche de celle que j'avais utilisée pour la date de naissance : la date de mort. Jour terrible où mon fils, mon petit garçon, mon bébé a mis fin à ses jours.
Je regarde Isabelle. Elle aussi me regarde, les larmes aux yeux.
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Constance et moi nous levons et, sans mot dire, nous enlaçons longtemps, retenant chacune la douleur qui nous étreint la gorge. C'est un bon hommage que nous venons de rendre à Benoît. Rendra-t-il le deuil plus facile ? Je ne sais pas. Je l'espérais. Constance l'espérait peut-être aussi mais la question reste toujours entière, immense et sombre : Pourquoi ?
J'offre un cours de tango Ttc, " Milonga" et je vous invite...
Les pages tournent, les sentiments se ravivent plus forts. Il reste plus qu'à graver la date de ce déchirement, de cette blessure...
Sélectionné moi aussi pour le concours d'été, j'ai commis "Entre cabot et loup" que vous voudrez peut-être découvrir en suivant ce lien : http://short-edition.com/oeuvre/nouvelles/entre-cabot-et-loup
Si ça vous tente "A tous coeurs" nouvelle prix été et "l'inconnu sur le toit" très très court noir vous attendent pour la lecture. Merci.