Kunku ley, le surdoué

Toute histoire commence un jour, quelque part. La nôtre commence un samedi, au ventre de la ville de Kinshasa. Il est Midi, une sonnerie assez familière retentit. Les enseignants remballent leurs ouvrages, les élèves sortent de leurs salles de classe. C’est la sortie. L’ardent soleil foudroie la ville. Les rues de Kinshasa sont décorées par le bleu et le blanc portés par des milliers d’élèves qui se pressent de regagner leurs familles. Chose qui n’est pas une priorité pour l’un d’entre eux. Il a neuf ans d’âge, il habite la commune de Ngaba, il sort de l’ordinaire, il a mieux à faire que de rester à la maison. Lui, on l’appelle KUNKU LEY, et KUNKU par les proches.
Plutôt que de rentrer chez lui, KUNKU préfère se rendre à un club de scrabble Sénior, où il est surnommé « Diable » par ses coéquipiers et adversaires, pour la plupart, des professeurs de français à la retraite.
Ayant commencé depuis 07h00’ du matin, la séance de jeu se poursuit. « Tu te crois le plus fort ?», dit Papy Tshibo à son adversaire Kangu, un Scrabbleur visiteur.
- Et pourquoi pas ? Je suis là depuis cinq bonnes heures et je n’ai trouvé aucun Scrabbleur capable de me battre.
- Conserve ta salive, ton règne n’est plus pour très .longtemps
Soudain, comme dans un match de football, la foule se soulève, sursaute de joie, certains poussent des cris, d’autres chantent, et d’autres encore claquent les mains. « Que se passe-t-il ?? », demande Kangu.
-Il est arrivé, répond la foule
-Qui est arrivé ?
-Le diable du jeu !
-Le maître du terrain !
-L’empereur !
-l’invincible KUNKU
KUNKU pénètre le cercle. Silence... Personne ne bronche. Plus un seul bruit, excepté quelques cris d’oiseaux sur les arbres qui les entourent ainsi que les vrombissements des moteurs des véhicules. Papy Tshibo scrute le petit, de la tête aux pieds. Comme piqué par une mouche, il rit... Encore et...encore jusqu’aux éclats. D’un ton nasalisé il dit : « c’est donc de lui que vous parliez ? De quoi ce bout d’homme de presque rien peut bien faire à un vieux singe que je suis ? » Pendant que celui-ci s’attarde à parler pour se moquer du petit, les autres, plus que sûr de leur joueur, installent KUNKU sur un strapontin. Ils lui ôtent son sac du dos, lui désenfilent ensuite sa chemise d’uniforme scolaire pour échapper à la vigilance de la police, car le petit n’était pas encore arrivé à la maison après les cours. Avec son maillot de corps blanc et sa culotte bleue, à l’instar d’un chaton, le petit se jette dans le match. A la suite de quelques tirages, le tout grand Tshibo se tait car, d’entrée de jeu, il se voit mené terriblement. L’ambiance est très palpitante. En bon turbulent, le petit pousse son adversaire à l’abandon. Incroyable mais pourtant vrai, le public se soulève pour encourager et acclamer leur favori.
Près de là, deux femmes, revenant d’une réunion de mamans d’église, sont attirées par l’attroupement et les grabuges. Elles se laissent aller vers ce lieu focal. Elles doivent se faufiler pour voir clairement ce dont il est exactement question. Elles n’arrivent pas, tellement la foule devient de plus en plus compacte et que la partie tend vers son moment paroxystique.
Avant de poser sa dernière lettre, KUNKU pousse un ahan :-Tshintungaaaaa ! Il arrête le slogan en posant la lettre accompagnée du cri de la foule en choeur: Woooo ! Je t’ai battu, lance KUNKU.
« As-tu entendu comme moi? » demande l'une de ces femmes à son amie
- Cette voix d’enfant ressemble en effet à celle de ton fils.
- Mon fils dis-tu? Impossible! KUNKU doit sûrement être déjà à la maison. Disons...dans le quartier.
Alors que la maman de KUNKU discute avec sa sœur d'église, elle voit KUNKU transporté sur les épaules d'un jeune homme musclé et c'est tout le monde qui l'acclame et l’ovationne. Dans cet embrouillamini, Papy Tshibo s’éclipse.
- Je n'en reviens pas, mon œil ! C'est mon fils! Je me demande bien ce qui se passe.
- Il paraît que je parle comme un livre. C’est courant qu'on ne me croie pas, heureusement que tu es maintenant convaincue.
- Je le trouvais juste anormal que ce soit mon fils qui joue avec ces vieillards et dire qu'il réussit à les vaincre.
- Ah, j’ai toujours trouvé quelque chose d’anodin, de déglingué en cet enfant. Il est, sans nul doute, un sorcier. Euh oui, j’ai enfin lâché...Dans mon village, il se dit que lorsque tu vois un enfant prendre souvent la parole au milieu des vieux, c'est qu’il est blindé, qu’il est initié aux mystères de la nuit. Son cas est encore inouï. Non seulement il prend la parole, il...il domine, il se permet d'humilier les grands. Ma sœur tu ferais mieux d'aller voir un pasteur pour son cas, avant qu’il ne vous joue des entourloupettes irréparables.
La maman accepte, malgré elle, l'idée d'aller consulter un pasteur. Deux jours après, nous voici à l'Eglise. "KUMBI-KUMBI", tel est écrit en grand à l'entrée de l'Eglise, à côté du dessin d'un corbeau.
Ici, tous les fidèles sont censés s'habiller en noir et blanc, couleurs du plumage de l'oiseau totémique. Dans Kumbi-Kumbi, le silence est d'or. Seul le pasteur et son collège ont droit de parler. Jusqu'ici, notre ami KUNKU se montre discipliné juste à cause de sa mère qui lui a prodigué des conseils avant d'arriver. C'est la seule qui peut le maîtriser. KUNKU aime et respecte beaucoup sa maman et il lui arrive souvent de faire des choses juste pour lui plaire. La prédication terminée, le pasteur sort son mouchoir blanc et annonce le début de son service de délivrance.
En guise d'invitation, le pasteur use de gestes avec sa main. Les fidèles passent à tour de rôle devant la chaire pour exposer chacun son problème et avec son équipe d'intercesseurs, l'aumônier prie. En peu de temps, l'église est transformée en une Kermesse d'épileptiques. Des gens tombent en tous sens. Certains entrent en transe et d'autres convulsent. Dans cette pièce, les gens suent à grosse goutte, à cause d’une coupure intempestive d'électricité survenue dans tout le quartier. Poussé par sa mère, KUNKU s'avance à son tour.
« Qu’est-ce qui t'emmène, jeune homme ? » questionne le pasteur.
Sur sa réponse :- Les gens disent que je suis différent des garçons de mon âge et ils en concluent que je suis sorcier. Ils font croire à ma mère que c'est moi qui ai tué mon père.
Il fixe le pasteur et lance : Qu'en dites-vous?
- Maman, réjouissez-vous, car Dieu va opérer un miracle aujourd'hui pour votre enfant et pour ça, apporter à Dieu quelque chose de précieux pour celer votre prière... Votre chaine en or par exemple
- J'espère que tu ne vas pas l'écouter maman, cette chainette est le souvenir qui te reste de papa. La maman avance et enlève sa chainette et dis à son fils « je n'ai pas de choix mon fils, c'est pour ton bien que je le fais. »
KUNKU LEY se met à pleurer. La maman tend sa main pour remettre la chainette au pasteur celui-ci approche également sa main. À cet instant précis, l'électricité se rétablit, la lumière revient, les plafonniers fonctionnent à nouveau et soufflent un grand coup d'air ; par malheur ou par bonheur, il emporte le mouchoir du pasteur et tombe. Pour aider le pasteur, un membre de protocole le ramasse, le pasteur se précipite pour l’en empêcher mais trop tard. Le protocolaire secoue le mouchoir comme pour épousseter, on voit le pasteur tomber dans le vide ainsi que son staff d’intercesseurs. Ils réussissent à se relever, KUNKU LEY confisque le mouchoir et reproduit le même geste et c'est la même scène qui se répète... Pour une fois, le silence se brise dans Kumbi-Kumbi. Des murmures par-ci, du brouhaha par là. Les gens se posent mille et une questions. Le pasteur serait-il un féticheur? Ou bien, c'est KUNKU qui réalise des sortilèges ? Confusions...Tout le monde estime que KUNKU doit avoir atteint un niveau élevé de la sorcellerie, par conséquent, il doit être chassé de l'Eglise ainsi que sa maman.
Toute malheureuse, la maman de KUNKU ne sait plus où donner de la tête. Se fier à son enfant ou à son Eglise? Dilemme. Equation à multiples inconnues... Comment éviter le pire ? La maman passe des nuits à réfléchir. Et cette fois-là... Cocorico !...
-KUNKU ! Réveille-toi, il faut qu’on parte. Elle se décide d'éloigner son fils en l’envoyant dans le village de son défunt mari, à Bonga-Yasa. A près de 400 kms de Kinshasa.
Le jour se lève. Voyage pour la campagne. Qu’on oublie les cantiques matinaux de Kinshasa :
«MATITITI NAO BWAKA », « BAMBISA LIPAPA SAKOCH, ETIRETTE » ou mieux « MATEMBELE, NDUNDA, MISILI, NGAÏ-NGAÏ YANG’OYO ELEKI ». A quelque distance de Kinshasa, KUNKU a la nostalgie d’abandonner ses amis, les beignets dont il raffole. Mais la meilleure, c’est de voir qu’avec 100Fc, il reçoit tout un paquet de dix chikwangues. La meilleure des meilleures, c’est le menu du jour, il est écrit à la braise sur le mur d’un restaurant de campagne : Mpuku ti luku = 500Fc.
-C’est quoi ce repas, maman ?
-Le rat au fufu à 500Fc.
-Quoi? C’est dans cet enfer que tu veux aller m’immoler, mère ?
-Arrête ! Tu sais qu’au village, lorsqu’on entend dire qu’il y a des gens qui mangent du chien, ils tombent à la renverse. Allez, prends ça, achète une boîte de sardines.
Le car qui les amène reprend la course : que de paysages pittoresques ! La brousse, les forêts,... On chasse l’horizon qui s’approche, nous sourit après mille feintes, s’éloigne à nouveau.
Mayindombe, Kwango, Bukanga Lonzo, Kenge, Masi Manimba... Enfin ! Bienvenue à Bonga-Yasa, une mission catholique. Bwala-Yulu, un Centre commercial et puis Kisombo ! Un village qui chante, jour et nuit, plein d’artistes traditionnels indéfinissables. Ici, c’est le creuset de la palabre. N’étant pas encore inscrit en classe, KUNKU passe sa première journée à l’ombre d’un musongi, lieu officiel où se déroulent les palabres.
A l’ordre de ce jour-là, c'est l'affaire d'un garçon qui a engrossé une fille encore mineure. Les sages, les notables, ainsi que les membres des deux clans se sont réunis pour trouver une solution. Le papa de la fille se dit déshonoré. Et pour laver l'image de sa fille, selon la coutume de la contrée, celui-ci doit fixer le prix à payer. Dans la majorité des cas, il s’agit d’exiger du bétail ou de la volaille, en plus d’une somme d’argent symbolique. La famille du garçon s'était déjà préparée en conséquence et a prévu des biens gardés dans les parages. Le moment venu, KAZAMBA, le père de la fille, se prononce. Comme de coutume, KAZAMBA entonne un morceau de chanson qui est repris par toute l’assemblée. Il prend ensuite la parole: « Pour ma fille, je ne demande pas de vache, pas de bouc, ni coq, encore moins de l’argent. Que celui qui s'est introduit dans ma basse-cour m’apporte un sac de poux ».
-Nous pouvions tout imaginer sauf ça. Un sac de poux... Etrange ! s’écrie un membre de l’assemblée.
NDALA, le père du garçon intervient et dit : « Tu as frappé un chien : as-tu entendu un bruit de la bouche du chien ? ».
-Quand tu n’as pas de manioc, NDALA, ne cherche pas le soleil, ont dit les ancêtres.
-Ils ont également dit, ces mêmes ancêtres, que « Quand on t’envoie tirer du vin de palme, n’y vas pas enlever les calebasses». Nous sommes là pour trouver une solution à un problème et non pour en rajouter. La rivière est sinueuse par ce que les géomètres, les juges n’y étaient pas. La rivière ce sont les enfants avec leurs imprudences; les juges, c’est nous. Les juges étant présents, une solution est envisageable.
-Vous avez trompé l’œil quand la paupière n’y était pas. Je m’en veux d’avoir été incapable de protéger ma fille. Je vous ai écouté et je vous facilite la tâche. Au lieu du sac, apportez-moi la quantité d’un seau.
Après deux heures de discussion, KAZAMBA reste opiniâtre, NDALA et les autres sages arrivent à convaincre le monsieur d’accepter la quantité d’un gobelet. Cela, en l’espace de trois semaines.
Du sac au gobelet, la chance d’y arriver mais lorsqu’on s’imagine la taille de la bestiole, la question reste entière.
-Combien faudrait-il des poux pour remplir ce demi-litre? Quelle jeune fille pourra reconnaître avoir des poux dans ces cheveux?
C’est calvaire pour NDUKU car, en dépit de moult stratagèmes, remplir le capuchon d’un stylo était un mirage.
Dans l’entre temps, la montre trotte, les jours passent et, de plus en plus, l’ultimatum tend à sa fin.
De son côté, KUNKU s’est familiarisé avec le coin, et semble s’y plaire. Sa grand-mère, chez qui il coule ses jours, le traite en petit prince. Il accompagne souvent la grand-mère aux champs. Il est sollicité de gauche à droite par les grandes personnes, surtout les médecins qui travaillent à l’hôpital de Bonga pour décanter divers problèmes avec leurs téléphones, leurs téléviseurs ou encore d’autres appareils électroniques. Il y en a qui l’appelle T.T. (tous travaux), bref, il excelle dans plusieurs disciplines mais surtout...surtout en danse.
Lors des réjouissances populaires, les villageois s’exhibent au rythme endiablé du Mubidi, spectacle des percussions aux grands et gros tam-tams, maracas multiples, des gongi... On danse du lutuku, qui consiste à former un grand cercle. On y pénètre pour une démonstration après invitation.
KUNKU qu’on ne pourra solliciter se jette furtivement dans le grand cercle. Il va de surprise en surprise. On aurait pensé à une marionnette manipulée. C’est un as, ce KUNKU LEY. Il est ovationné par l’assistance alors que les percussionnistes redoublent d’ardeur et de vivacité.
KASITA, le riche du coin, impressionné par la virtuosité de KUNKU entre brutalement au milieu du cercle et, sans coup férir, interrompt la fête.
- Chez nous, la promesse est sacrée, une parole prononcée doit être respectée. Je voudrais, au nom de mon village, offrir ce qui est possible, à cet extraordinaire et phénoménal garçon.
Qu’est-ce qu’elle était si fière de son petit-fils, la Grand-mère, BIATRUF. Elle court le rejoindre pour lui souffler des choses.
-Et sur sa réaction, KUNKU déclare :
-Nul besoin d’engager des travailleurs pour les champs, de demander des chèvres ou des vaches. Je ne veux ni argent, ni bétails, ni travailleurs. Je voudrais, au contraire, Papa KASITA, solliciter votre indulgence au sujet de NDUKU, le fils de papa NDALA. De lui pardonner et de renoncer votre sentence au sujet des poux.
Le silence s’impose... Et tous attendent la réponse du grand KASITA abasourdi par l’inattendu.
Il se racle la gorge et déclare : -Ces paroles, il faut le reconnaître, ne sont pas siennes. Ce sont des ancêtres qui parlent à travers KUNKU. Et je ne peux contredire ceux qui nous protègent. En clair : Que leur volonté soit respectée.
La joie est ressentie et manifestée par tous. Ainsi les percussions, la danse reprennent de plus belle.
La nouvelle arrive à Kinshasa. Depuis ce jour, tous ont compris que KUNKU n'était pas un sorcier mais plutôt un surdoué...