J’ai eu un ami. Il était plus jeune que moi, d’une vingtaine d’années. De nature timide, il a mis du temps avant de se révéler complètement. En fait, il a suffi d’un voyage et d’une... [+]
Koturu no Kodomo
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« Dieu, sauve-moi. L’eau m’arrive à la gorge.
Je m’enlise dans un bourbier sans fond, et rien pour me retenir.
Je coule dans l’eau profonde, et le courant m’emporte. »
Psaume 69
Versets 2-3
Je m’appelle Sœur Elizabeth. Aujourd’hui, le 10 août 1912, suite à la demande de mon ami le Père Suzuki, j’ai embarqué à bord de l’Akkorokamui, un navire japonais qui doit m’amener à Nagasaki, ville méridionale du Japon sur l’île de Kyūshū. Nous sommes partis de Lagos, au Portugal et je ne cesse de m’inquiéter quant au trajet. Bien qu’ayant déjà voyagé en Afrique, c’est la première fois que j’entame un si long périple et mes craintes sont vives. Les regards de l’équipage sont tour à tour fuyants et insistants ; ils dévisagent l’étrangère que je suis et ont peur, eux aussi. Je prie nuit et jour pour que le Seigneur nous assiste tous dans cette tribulation.
Cela fait trois jours que nous voguons. Les douleurs intestinales qui n’étaient que simples ballonnements la veille du départ s’intensifient et s’accompagnent de fortes migraines ainsi que de saignements vaginaux. Est-ce mon cycle menstruel qui est perturbé ? La nuit, je cauchemarde, et des illusions troubles m’assaillent pendant une durée qui me semble infinie. J’y reconnais les contours anguleux et froids du couvent Sainte-Thérèse où la silhouette émaciée de la Supérieure, au premier plan, luit d’un éclat terne au milieu de ce décor morne. Dans ces visions, elle n’a pas de visage et reste immobile, droite et imperturbable, les mains jointes laissant pendre le crucifix de son chapelet. D’étranges bruits, des murmures, des chuchotements et parfois des cris très aigus entourent le cauchemar d’une complainte infernale.
Alors que nous naviguons depuis dix jours, je lis et relis encore la lettre énigmatique du Père Suzuki :
« Chère consœur, je fais appel à vous par la présente lettre afin de vous faire part d’une découverte pour le moins intrigante.
En effet, je compte vivement sur vos capacités scientifiques et votre expérience de missionnaire pour m’aider à résoudre le mystère qui torture mes pensées depuis que j’ai mis au jour une étrange structure représentant une porte, ou du moins d’une architecture y faisant penser, à l’intérieur d’une grotte se situant sur les côtes de la ville de Nagasaki.
Les légendes les plus démentes nourrissent les peurs des habitants depuis des temps séculaires, et j’admets que les étranges inscriptions bordant la “porte” me sont totalement inconnues et que personne n’est capable de m’éclairer sur le sujet. Les “yōkai”, les démons des anciens mythes japonais sont nombreux et sont, encore aujourd’hui, très présents dans les croyances arriérées de mes concitoyens.
Armé de la foi du Tout-Puissant, j’ai réussi à convaincre mes confrères de m’accompagner afin que nous amenions la lumière dans cet antre ténébreux et que nous confrontions cette abomination.
Je vais tenter de déchiffrer ces écritures malignes et peut-être trouver un mécanisme qui permettrait l’ouverture de la porte. Cependant, je doute d’arriver à mes fins et c’est donc pour cela que je vous enjoins d’embarquer à bord de l’Akkorokamui, un navire japonais qui doit quitter Lagos le 10 août et rejoindre Nagasaki. »
Dominus vobiscum.
Père Suzuki.
Quinze jours depuis notre départ. Nous avons fait une escale à Mossel Bay, en Afrique du Sud. Une tempête impressionnante nous a frappés de sa fureur en passant le Cap de Bonne-Espérance et le navire a subi quelques avaries qui nous contraignent à nous arrêter. L’étape était de toute façon prévue et les menues réparations ne retarderont pas notre itinéraire.
Je n’ai pas pu descendre du navire. Mes douleurs abdominales et les saignements persistent malgré les prières et les flagellations ritualistes. Je ne comprends pas, mes menstruations sont d’ordinaire courtes et régulières. Et puis je n’ai rien mangé qui m’ait semblé avarié. Le Capitaine a fait chercher un médecin anglais, mais celui-ci n’a fait que me prescrire de la décoction de réglisse… De plus, il a voulu confisquer ma discipline en chanvre. Qu’il aille au diable ce charlatan !
28 août, nous faisons maintenant route vers les Indes orientales. Ce périple ne finira-t-il donc jamais ? J’ai de plus en plus de mal à écrire, je ne dors presque plus et je suis exténuée. Mes brefs instants de sommeil me transportent toujours dans le même cauchemar, au couvent Sainte-Thérèse. Aux côtés de la Supérieure, se tiennent maintenant deux autres silhouettes, masculines cette fois. J’en connais une, c’est certain, mais tout est si flou…
Jamais plus ! Jamais plus je ne remettrai les pieds sur les Indes. Ses frustes n’ont cessé de m’importuner, leurs enfants complètement nus s’agglutinaient autour de moi et ont bien failli arracher mon scapulaire ! Même les Africains sont plus civilisés et montrent du respect envers les religieux catholiques. Peut-être est-ce dû à leur religion et à cette fâcheuse tendance à sacraliser les vaches, singes et autres bêtes au détriment des êtres humains…
Mais au moins cette sortie m’a remise sur pied ; le fait de marcher sur la terre ferme sûrement.
Loué sois-tu Seigneur !
Quarante jours depuis ce matin. Quarante jours à supporter les regards insistants de ces marins pervers et lubriques ! Je n’ose plus sortir de ma cabine et quand bien même, les douleurs ont repris… De ce que m’en a rapporté le capitaine, nous avons traversé la Malaisie et nous dirigeons maintenant à Macao, ultime étape avant d’atteindre Nagasaki. Je continue mes séances de mortification ; au moins m’apaisent-elles l’esprit. Mais les cauchemars sont de plus en plus troublants, pourquoi vois-je ces scènes ignobles ? Les deux hommes, ils portent des soutanes et arborent un médaillon grotesque. La créature immonde gravée en son centre, quelle qu’elle soit, émet une lueur photogène aussi vive que la bioluminescence de la luciférine chez le ver luisant. Ils me font mal, si mal ! Je peux seulement voir leurs yeux, sphères globuleuses noires et insondables.
Ô Seigneur miséricordieux, puisse ta sagesse me guider sur la voie de la guérison.
D’étranges signes se manifestent à bord. Un hurlement inhumain m’a tirée de mon cauchemar, j’ai entendu les hommes vociférer dans leur langue rustre et le calme est revenu, plongeant ma cabine dans une atmosphère de froide inquiétude. Les nausées qui me tourmentent m’empêchent d’aller quérir des nouvelles du pont.
J’ai aussi été témoin d’une apparition. Rien de christique cependant. Une petite forme rampante s’est traînée sur le plancher, en direction de mon lit. Elle a semblé se relever sur des appendices difformes et me signifier quelque chose. Elle tenait autant du mollusque que du vertébré, une sorte de créature tératologique, une hideuse chimère. Puis elle s’est évanouie avec l’alanguissement d’un brouillard qui se dissipe.
Depuis j’ai de la fièvre et je vomis du sang.
Enfin ! Nous atteignons le rivage japonais. Les côtes paraissent vierges de toute civilisation. Tout juste quelques petites embarcations et les cahutes des pêcheurs locaux. J’arrive à sortir un peu de ma cabine depuis notre départ de Macao. L’air côtier me fait du bien, mes douleurs s’espacent et je ne crache plus de sang. Mais je demeure très fatiguée et reste allongée la plupart du temps, coincée entre mes cauchemars et un état de veille brumeux. Un purgatoire où mon âme tourmentée ne cesse de tourner en rond.
J’ai hâte de retrouver le Père Suzuki, une personne de confiance, après ces soixante jours à me méfier constamment, à attendre avec angoisse que ces hommes viennent abuser de moi et révéler leurs bas instincts primitifs. Mais le Seigneur m’a protégée et j’en ai enfin terminé avec cette traversée éprouvante.
J’ai dormi au dispensaire Saint Mathieu, près du temple Shōkaku-ji, et le Père Suzuki est venu me rendre visite en fin de matinée. Il était méconnaissable. Lui d’ordinaire si calme, si serein, avait cette excitation insane propre aux apostats juste avant de connaître leur supplice. Son visage était livide, dénué de chaleur, et ses yeux incapables de rester fixes sautillaient comme des insectes sur une poêle brûlante. Il a à peine remarqué mon état déplorable et m’a conviée à le rejoindre à la grotte, d’ici le début de soirée. Il m’a dit avoir déchiffré une partie des inscriptions et potentiellement découvert le mécanisme qui permettrait d’ouvrir le portail.
Cette nouvelle me redonne un peu d’énergie. J’empoigne ma discipline et prie le seigneur de nous prêter sa force.
19 septembre 1912. Après avoir longé la côte avec le guide que m’avait attribué le Père Suzuki et escaladé avec peine des rochers couverts de goémon, nous avons atteint l’entrée de la grotte au fond d’une petite crique. Telle une gueule géante de requin-baleine, elle semblait vouloir happer l’océan lui-même. À quelques mètres de l’entrée, la porte, en fait un énorme rocher oblong inséré dans la paroi et entouré de gravures hétéroclites, dominait le fond de sa taille imposante. Le Père Suzuki et ses confrères, affairés avec une concentration obstinée ne nous ont même pas remarqués. J’ai tout de suite été attirée par cette « porte ». Je l’ai observée, pendant quelques minutes, puis, comme sortant d’une transe, je me suis retournée. Et ils me regardaient tous. Cela a duré à peine quelques secondes, mais j’ai décelé une intention démente dans leurs regards. J’ai mis cela sur le compte de la fatigue et de la singularité du lieu. Puis ils ont repris leur travail, inspectant chaque paroi et chaque inscription avec attention.
Le Père Suzuki m’a fait une impression trouble, il m’a d’abord saluée avec entrain et ses dires se sont tout de suite montrés incohérents, fous. Il m’a fait peur, j’ai grand-peine de le voir dans cet état. Il m’a certifié avoir compris ; que ce qu’il y avait derrière le portail était lié au désir de salvation de chaque croyant et qu’il parviendrait, ce soir, à ouvrir les portes d’un futur impliquant chaque vie humaine.
Je doute énormément Seigneur. Je vous supplie d’éclairer notre chemin.
Je profite d’un moment de répit pour écrire ces quelques lignes. Cela fait bien deux bonnes heures que nous crapahutons dans ce dédale sous-terrain. Le Père Suzuki, après avoir entonné une sorte de cantique en japonais a soudain débloqué le mécanisme et le rocher s’est enfoncé dans la paroi, créant une ouverture. Il m’a fallu beaucoup d’abnégation pour m’engouffrer dans ces ténèbres insondables et suivre la procession.
Une lumière dérangeante, bleu cobalt, avec des iridescences azur par endroits émane directement de la roche. Cependant, l’incongruité de ce phénomène nous permet d’y voir quelque chose. Nous avons remarqué que des signes semblables à ceux présents autour du portail scintillent du même effet lumineux sur les parois rocheuses et se multiplient à mesure que nous nous enfonçons. L’odeur est insoutenable ; un relent de goémon en putréfaction qui colle atrocement aux narines. Je vomis régulièrement, moins incommodée par l’odeur que par les douleurs intestinales qui redoublent d’intensité. La descente est de plus en plus pénible, je tapisse le sol de flaques de sang sur mon passage, mon ventre me brûle. Mais le Père Suzuki et ses confrères me forcent à continuer. Ma foi me guide, elle m’aide à lutter, mais je ne suis pas sûre que cela suffise… je commence à avoir des vertiges.
Ils m’ont laissé mon carnet ces monstres ! Alors que je gis à même la pierre dans cette cellule minuscule. Dieu seul sait combien de temps je suis restée évanouie. Ils ont sûrement lu ce que j’avais déjà écrit et veulent que je continue. Ces pervers, ces satanistes, ils m’ont trahie ! Ils ont trahi tout le monde, même Dieu !
J’ai perdu connaissance peu après ma dernière entrée au journal, et je me suis réveillée allongée, deux hommes me tenant les bras, tandis que mes jambes étaient écartées à l’aide d’un dispositif. J’ai hurlé de douleur alors qu’un troisième homme lâchait son scalpel qui lui avait permis de pratiquer une césarienne. Il a sorti un être infâme de mon propre corps ! Comment cette chose pouvait loger dans mes entrailles ? Un bébé difforme, pourvu de plusieurs tentacules à la place des bras et affublé d’un visage ichtyen repoussant. J’ai hurlé de terreur, puis l’homme tenant la créature m’a regardée, découvrant son visage dissimulé par son capuchon, affichant l’horrible médaillon apparu dans mes cauchemars. Le pape ! Pie X lui-même ! Je ne peux pas y croire ; si je n’avais pas cette horrible couture sur le ventre, je n’y croirais pas, je voudrais me réveiller. Mais malheureusement, ô Dieu miséricordieux, ce n’est pas un cauchemar, j’ai bien été profanée !
Pie X a alors souri et m’a dit :
— Elizabeth, vous êtes la Mère et vous le serez à jamais, dans toutes les âmes et dans toutes les mémoires, par-delà les espaces infinis et les temps à venir, vous demeurerez la Mère et assisterez aux changements radicaux que subiront ce monde et les autres.
Démon ! Traître ! Que le courroux divin s’abatte sur toi et sur l’être impie que tu as contribué à faire naître !
Il est venu me voir, le traître, celui qui a trompé tous les croyants du vrai dieu, de l’Unique ! Il était accompagné de l’être monstrueux. En deux jours cette créature a pris la taille d’un enfant de cinq ans ; celui-ci m’a observée, étudiée de son regard infernal, abominable ; mais il n’a pas parlé et m’a ainsi abandonnée, jetée dans la géhenne où brûle mon âme pour l’éternité…
Lucifer est bien descendu sur notre monde. Priez ! Priez tous et tremblez en attendant d’être exterminés.
« Ce qui est a déjà été, et ce qui sera a déjà été. »
Proverbe de la bible, l’Ecclésiaste — IIè S. AV. J-C.
(Koturu no Kodomo : Enfant de Cthulhu)
C'est étrange que certains lecteurs éprouvent de la sympathie pour cette religieuse que j'ai voulu rendre plutôt rebutante. Je n'ai peut-être pas assez insisté sur ce point et c'est vrai qu'elle ne manque pas de courage !
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