Novembre en Avignon. Le Rhône est gris, boueux. Il se révulse, bouillonne, frissonne au premier vent d’hiver... Un mistral glacial cingle la ville en brusques rafales, répandant par vagues des... [+]
Beaucaire, 1365
La mère Jocelyne secouait sa clochette en hurlant, annonce impérative que sa maisonnée devait se réunir toute affaire cessante dans le grand salon!
- Ventre dieu, mordiable, voilà que mes puterelles vuiceuses ont besoin d’une leçon! Dans une maison comme la mienne, point de place pour des ribaudes coureuses de remparts!
A l’appel de la mère maquerelle, on vit surgir dans un froufrou de jupons et de petits cris craintifs:
Elizabeth, la rousse opulente, l’infatigable gagneuse de la maison,
Margue, une blonde maigrichonne au regard de braise,
Guillelme, la nouvelle, encore peu avertie des fantaisies de la clientèle,
Sebelia, l’espagnole, aux spécialités si étranges,
Mariette, qui jouait si bien les ingénues,
Beatrix, une hollandaise fougueuse et peu ragoûtante
Emmeline, qui jouait toujours les grandes dames,
Blanche, qui faisait la nonne à merveille,
Marie-Agnès, Nicolette et Benoîte, qui travaillaient ensemble, très demandées,
Isabelle, Catherine, Jeanne, Marguerite, Nicole, des novices,
Margot, Jeanette, Sibille, dans leur costume de jouvenceau puceau,
et enfin, Denise, Aénor, Julienne, Clémence, Olivette, Claire, et Mathilde, toutes filles de bonnes familles qui ne travaillaient que masquées, certaines dispensant parfois leurs charmes à des hommes qui eussent pu en profiter gratuitement dans le lit conjugal!
- Je vous avais prévenues, les filles, ma maison ne peut pas se permettre de perdre sa réputation! Vous connaissez les règles de prudence et de propreté: bain journalier, lavement avant et après l’acte, pommade vaginale de l’Abbaye, refus des clients qui ont des ulcères et rougeurs sur l’appareil...
- Mais madame, les bains publics sont bondés, ça pue, les "femmes de mauvaise vie" pullulent et nous font concurrence...
- Tais-toi, ribaude, tu parleras quand je te l’autoriserai! Celles que j’appellerai restent ici, les autres, allez vous faire belles... et propres!... Margue, Nicolette, Jeanne, Aénor, Julienne, Olivette, vous restez!
- Mais pourquoi, dame Jocelyne, osèrent quelques filles?
- Il suffit! Je vous observe depuis quelque temps ! En outre on m’a parlé de vous... des clients mécontents.... Et j’aime pas ça!
- Madame, c’est pitié de nous traiter de la sorte, nous...
Une gifle magistrale mit fin à la protestation que Julienne tentait.
- Silence, catins!... Mettez-vous à poil, et vite, sinon, gare au fouet!
Les filles terrorisées s’exécutèrent aussitôt...
La maquerelle toisa chacune d’elles de haut en bas, de bas en haut, de face, de profil, de dos, faisant parfois ouvrir une bouche, écarter des jambes, lever un bras...
- Quelle tristesse, quelle honte, vous faites peine à voir! Je ne vois que peaux jaunâtres, yeux fiévreux, tumeurs et ulcérations! Vous êtes maigres à faire peur, vos bouches et vos chattes puent la mort! Vous êtes toutes couvertes de taches rougeâtres, et j’en connais que les diarrhées persistantes guident aux latrines trop souvent ! Je vous chasse!
- Mais madame, nous...
La gifle résonna, le sang s’écoula du nez de l’effrontée!
- Je vous chasse! Vous avec jusqu’à midi pour rassembler vos guenilles et colifichets! Je n’ai qu’un conseil à vous donner, s’il n’est point trop tard : allez voir l’apothicaire, demandez-lui les remèdes des moines... et priez pour le pardon de vos fautes, s’il vous reste un peu de crainte de Dieu! Ite missa est! Filez!
La mère maquerelle retourna dans son appartement privé, au premier étage de la bâtisse, le seul qui disposait d’un balcon donnant sur la venelle. Dans un coin de l’immense chambre, elle avait fait aménager son cabinet de toilette. Sur une tablette de marbre, elle avait disposé une multitude de boîtes ouvragées, fioles de métal ou de bois précieux, écrins d’ivoire ou d’opaline, flacons de verre ouvragé, flasques d’étain, burettes de cristal, carafons aux bouchons à facettes...
Les effluves les plus subtiles se mêlaient aux odeurs entêtantes de toutes les cosmétiques dont elle faisait un usage immodéré.
Elle commença par se barbouiller le visage avec un masque à base d’argile, se rinça et s’essuya aussitôt : elle ressemblait à une gargouille ! Elle se repoudra le visage avec une application presque enfantine. Elle avait troqué à la foire de la Madeleine (en échange des services d’une de ses filles) une précieuse poudre blanche rapportée par des croisés, un mélange de perles précieuses broyées et d’amidon de blé, qui - croyait-elle – lui donnait le teint d’albâtre d’une fraîche pucelle... Une touche de rouge, encore : un peu de garance et de crème de betterave sur les joues et les lèvres, elle se sentait revivre !
Elle ouvrit une boîte circulaire au couvercle d’ivoire représentant une scène érotique. Un artisan ciseleur s’était inspiré d’une mosaïque romaine dont l’original avait été « troqué » à un riche armateur arlésien ; le boîtier précieux recelait un disque de métal poli qui servait de miroir...
Elle était satisfaite du résultat, mais sa mauvaise humeur n’était pas encore dissipée : comme à son habitude, elle entama un monologue, un soliloque hargneux contre ses filles :
« Morte-couille ! Ces bâtardes bordelières m’ont toute retournée ! Je leur ai tout appris, à ces friponnes ! Et voilà que ces drôlesses se permettent tout ! Foutre de dieu, foi de Jocelyne, elles vont payer ces godinettes! Cette merdaille ne connaissait rien au métier, j’en ai fait des dames ! Sans moi, il y a bien longtemps qu’elles boufferaient par la racine le chiendent de la fosse commune !
Personne mieux que moi n’aurait pu leur enseigner leur art, et surtout comment se préserver des châtiments et des maladies honteuses qui enflamment les filles de notre condition ! En dedans et en dehors !
J’en ai faites, des maisons...et des meilleures ! De Perpignan à Marseille, des bordels de marins aux foutoirs luxueux d’Avignon... Jamais je n’ai eu ni chancres purulents, ni bubons, ni pustules, ni tumeurs !... Parce que j’ai appris à les éviter ! Et à mes filles, j’ai transmis tout mon art, la magie comme la médecine, les recettes de vieilles maquerelles, les onguents des moines, les procédés secrets de nos ancêtres égyptiens, grecs et romains... Oh ! Je sais très bien que certaines de ces pratiques ne sont que superstitions et fariboles, mais elles ont le mérite de leur foutre la trouille, et de les inciter à la prudence !
Je sais bien, moi, que la meilleure recette, c’est de faire croire au le coq qui la grimpe qu’il met son outil en elle, mais la poule avisée sait bien placer le vit entre ses cuisses huilées ou son ventre !
Ou alors, mettre au fond de leur caverne secrète un bouchon d’herbes saintes oint d’une graisse parfumée, puis de sauter, marcher, gravir les escaliers, enfin, de se rincer l’intimité avec une vessie de lavement avant que la semence et les pourritures commencent leur sale œuvre !
Et mes filles, ces oies stupides et sans esprit n’en font qu’à leur tête ! Elles se passent les magies absurdes qu’on connait depuis l’aube des temps :
«...enflammer un trognon de chou et l’éteindre dans le sang des règles, cracher trois fois dans la bouche d’une grenouille, attacher un œil de cerf qui louche avec une racine de marjolaine et l’arroser le soir de l’urine d’un taureau roux, faire une ceinture avec les poils des oreilles de mulet, animal stérile, ou boire son urine, faire des talismans avec ses oreilles ou ses testicules, porter sur la vulve un talisman imprégné de fiente d’éléphant mélangée au lait de jument... »
Tudieu ! J’ai bien fait de les jeter à la rue ! Si on apprend en ville que mes filles ont le mal, je peux fermer boutique ! »
La mère Jocelyne secouait sa clochette en hurlant, annonce impérative que sa maisonnée devait se réunir toute affaire cessante dans le grand salon!
- Ventre dieu, mordiable, voilà que mes puterelles vuiceuses ont besoin d’une leçon! Dans une maison comme la mienne, point de place pour des ribaudes coureuses de remparts!
A l’appel de la mère maquerelle, on vit surgir dans un froufrou de jupons et de petits cris craintifs:
Elizabeth, la rousse opulente, l’infatigable gagneuse de la maison,
Margue, une blonde maigrichonne au regard de braise,
Guillelme, la nouvelle, encore peu avertie des fantaisies de la clientèle,
Sebelia, l’espagnole, aux spécialités si étranges,
Mariette, qui jouait si bien les ingénues,
Beatrix, une hollandaise fougueuse et peu ragoûtante
Emmeline, qui jouait toujours les grandes dames,
Blanche, qui faisait la nonne à merveille,
Marie-Agnès, Nicolette et Benoîte, qui travaillaient ensemble, très demandées,
Isabelle, Catherine, Jeanne, Marguerite, Nicole, des novices,
Margot, Jeanette, Sibille, dans leur costume de jouvenceau puceau,
et enfin, Denise, Aénor, Julienne, Clémence, Olivette, Claire, et Mathilde, toutes filles de bonnes familles qui ne travaillaient que masquées, certaines dispensant parfois leurs charmes à des hommes qui eussent pu en profiter gratuitement dans le lit conjugal!
- Je vous avais prévenues, les filles, ma maison ne peut pas se permettre de perdre sa réputation! Vous connaissez les règles de prudence et de propreté: bain journalier, lavement avant et après l’acte, pommade vaginale de l’Abbaye, refus des clients qui ont des ulcères et rougeurs sur l’appareil...
- Mais madame, les bains publics sont bondés, ça pue, les "femmes de mauvaise vie" pullulent et nous font concurrence...
- Tais-toi, ribaude, tu parleras quand je te l’autoriserai! Celles que j’appellerai restent ici, les autres, allez vous faire belles... et propres!... Margue, Nicolette, Jeanne, Aénor, Julienne, Olivette, vous restez!
- Mais pourquoi, dame Jocelyne, osèrent quelques filles?
- Il suffit! Je vous observe depuis quelque temps ! En outre on m’a parlé de vous... des clients mécontents.... Et j’aime pas ça!
- Madame, c’est pitié de nous traiter de la sorte, nous...
Une gifle magistrale mit fin à la protestation que Julienne tentait.
- Silence, catins!... Mettez-vous à poil, et vite, sinon, gare au fouet!
Les filles terrorisées s’exécutèrent aussitôt...
La maquerelle toisa chacune d’elles de haut en bas, de bas en haut, de face, de profil, de dos, faisant parfois ouvrir une bouche, écarter des jambes, lever un bras...
- Quelle tristesse, quelle honte, vous faites peine à voir! Je ne vois que peaux jaunâtres, yeux fiévreux, tumeurs et ulcérations! Vous êtes maigres à faire peur, vos bouches et vos chattes puent la mort! Vous êtes toutes couvertes de taches rougeâtres, et j’en connais que les diarrhées persistantes guident aux latrines trop souvent ! Je vous chasse!
- Mais madame, nous...
La gifle résonna, le sang s’écoula du nez de l’effrontée!
- Je vous chasse! Vous avec jusqu’à midi pour rassembler vos guenilles et colifichets! Je n’ai qu’un conseil à vous donner, s’il n’est point trop tard : allez voir l’apothicaire, demandez-lui les remèdes des moines... et priez pour le pardon de vos fautes, s’il vous reste un peu de crainte de Dieu! Ite missa est! Filez!
La mère maquerelle retourna dans son appartement privé, au premier étage de la bâtisse, le seul qui disposait d’un balcon donnant sur la venelle. Dans un coin de l’immense chambre, elle avait fait aménager son cabinet de toilette. Sur une tablette de marbre, elle avait disposé une multitude de boîtes ouvragées, fioles de métal ou de bois précieux, écrins d’ivoire ou d’opaline, flacons de verre ouvragé, flasques d’étain, burettes de cristal, carafons aux bouchons à facettes...
Les effluves les plus subtiles se mêlaient aux odeurs entêtantes de toutes les cosmétiques dont elle faisait un usage immodéré.
Elle commença par se barbouiller le visage avec un masque à base d’argile, se rinça et s’essuya aussitôt : elle ressemblait à une gargouille ! Elle se repoudra le visage avec une application presque enfantine. Elle avait troqué à la foire de la Madeleine (en échange des services d’une de ses filles) une précieuse poudre blanche rapportée par des croisés, un mélange de perles précieuses broyées et d’amidon de blé, qui - croyait-elle – lui donnait le teint d’albâtre d’une fraîche pucelle... Une touche de rouge, encore : un peu de garance et de crème de betterave sur les joues et les lèvres, elle se sentait revivre !
Elle ouvrit une boîte circulaire au couvercle d’ivoire représentant une scène érotique. Un artisan ciseleur s’était inspiré d’une mosaïque romaine dont l’original avait été « troqué » à un riche armateur arlésien ; le boîtier précieux recelait un disque de métal poli qui servait de miroir...
Elle était satisfaite du résultat, mais sa mauvaise humeur n’était pas encore dissipée : comme à son habitude, elle entama un monologue, un soliloque hargneux contre ses filles :
« Morte-couille ! Ces bâtardes bordelières m’ont toute retournée ! Je leur ai tout appris, à ces friponnes ! Et voilà que ces drôlesses se permettent tout ! Foutre de dieu, foi de Jocelyne, elles vont payer ces godinettes! Cette merdaille ne connaissait rien au métier, j’en ai fait des dames ! Sans moi, il y a bien longtemps qu’elles boufferaient par la racine le chiendent de la fosse commune !
Personne mieux que moi n’aurait pu leur enseigner leur art, et surtout comment se préserver des châtiments et des maladies honteuses qui enflamment les filles de notre condition ! En dedans et en dehors !
J’en ai faites, des maisons...et des meilleures ! De Perpignan à Marseille, des bordels de marins aux foutoirs luxueux d’Avignon... Jamais je n’ai eu ni chancres purulents, ni bubons, ni pustules, ni tumeurs !... Parce que j’ai appris à les éviter ! Et à mes filles, j’ai transmis tout mon art, la magie comme la médecine, les recettes de vieilles maquerelles, les onguents des moines, les procédés secrets de nos ancêtres égyptiens, grecs et romains... Oh ! Je sais très bien que certaines de ces pratiques ne sont que superstitions et fariboles, mais elles ont le mérite de leur foutre la trouille, et de les inciter à la prudence !
Je sais bien, moi, que la meilleure recette, c’est de faire croire au le coq qui la grimpe qu’il met son outil en elle, mais la poule avisée sait bien placer le vit entre ses cuisses huilées ou son ventre !
Ou alors, mettre au fond de leur caverne secrète un bouchon d’herbes saintes oint d’une graisse parfumée, puis de sauter, marcher, gravir les escaliers, enfin, de se rincer l’intimité avec une vessie de lavement avant que la semence et les pourritures commencent leur sale œuvre !
Et mes filles, ces oies stupides et sans esprit n’en font qu’à leur tête ! Elles se passent les magies absurdes qu’on connait depuis l’aube des temps :
«...enflammer un trognon de chou et l’éteindre dans le sang des règles, cracher trois fois dans la bouche d’une grenouille, attacher un œil de cerf qui louche avec une racine de marjolaine et l’arroser le soir de l’urine d’un taureau roux, faire une ceinture avec les poils des oreilles de mulet, animal stérile, ou boire son urine, faire des talismans avec ses oreilles ou ses testicules, porter sur la vulve un talisman imprégné de fiente d’éléphant mélangée au lait de jument... »
Tudieu ! J’ai bien fait de les jeter à la rue ! Si on apprend en ville que mes filles ont le mal, je peux fermer boutique ! »
Prenez mon avis pour ce qu'il vaut, mais si vous parvenez à tenir ce rythme, votre ouvrage devrait tenir la route.