« Mais t'es complètement malade mon pauvre Lucien ! »
La phrase de sa femme résonnait dans sa tête. « Et puis quoi bordel ? Boudiou ! » pensa-t-il. Il était comme ça Lucien
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Les flics étaient à sa recherche depuis trois jours. Il ne put s’empêcher de penser qu’ils n’étaient pas doués, ces poulets à la matraque facile dont les descentes de gros rouge étaient plus courantes que celles chez son ancien voisin du troisième qui battait sa femme. Trois jours...c’était pour lui une nouvelle preuve de leur incompétence : comment pouvait-il ne toujours pas avoir été rattrapé ? Il en avait pourtant fait du grabuge, on parlait même de lui dans le journal. Sacré Paul ! Ça avait surement dû en étonner plus d’un, lui généralement si timide et pas grande gueule, le voilà maintenant assis sur un Caddie renversé dans un immeuble abandonné, un livre entre les mains, des cagettes de bois amassées pêle-mêle puis enflammées le réchauffant. Il sourit en tournant quelques pages au hasard...Il n’avait pas ses lunettes – oubliées dans sa fuite précipitée – et balança le livre dans les flammes qui léchèrent les pages avec empressement. La chaleur augmenta. C’était un univers nouveau pour lui, sans eau courante ni chauffage et aux murs tagués, mais il était heureux.
Un ronflement sonore le fit sursauter. A côté, « Dédé » dormait profondément d’un sommeil éthylique, enroulé à même le sol dans une vieille couverture qui, vu son état, devait certainement abriter de nouvelles formes de vie. C’était Dédé qui lui avait montré cette planque en plein centre-ville, un vieil immeuble abandonné dont Paul ne connaissait pas l’existence. Ils avaient sympathisé tandis qu’ils piquaient de l’alcool à la superette. Les grands esprits se rencontrent...deux packs de Maximator : un chacun, planqué dans le sac à dos, tandis qu’un saucisson faisait diversion à la caisse. Dédé avait été de bon conseil sur le choix de la boisson ! Rien de tel pour se soûler ! Paul ne pensait pas tomber un jour sur de la bière pouvant le mettre au tapis si rapidement.
Avant de sombrer dans les bras de Bacchus, Dédé lui avait raconté sa vie : un résumé mâché, comme ses mots, et empreint de détresse. C’était un immigré Slovène au nom imprononçable dont les rêves de richesses s’étaient brisés en même temps que sa colonne lors d’une chute sur un chantier. L’enfoiré de contremaître l’avait lâché devant un hôpital avant de prendre la fuite. Incapable de retravailler, ses économies s’étaient envolées et sa femme l’avait ensuite quitté. Depuis, Dédé marmonnait un mélange inintelligible de français, de slovène et de Gin tonic et venait crécher tous les soirs à cet endroit. Triste vie...
Paul le fixa quelques instants puis tira amoureusement sur sa cigarette, le regard dans le vide. Il avait eu une existence si facile en comparaison ! Sa deuxième canette à la main, il tanguait déjà dangereusement et ses idées se mélangeaient. Il avait récemment lu dans les journaux que Gauloise fermait son usine à Nantes pour délocaliser en Pologne. Tant mieux pour les polonais se dit-il, peut-être qu’un cousin très éloigné de Dédé y trouverait un emploi, mais il ne put s’empêcher de penser que le monde partait de travers. Un frisson le parcouru et il se rapprocha un peu plus du feu. Il n’avait pas réussi à piquer discrètement le manteau qui lui plaisait et il commençait à se les cailler en chemisette. Au moins le froid l’empêchait-t-il de se laisser emporter par les sirènes vaporeuses de l’alcool.
Il se remémora avec un sourire aux lèvres sa liberté retrouvée. Tant de temps perdu...Il s’était plus amusé en trois jours que durant les trente dernières années de sa vie, et plus particulièrement en piquant la voiture d’un flic. Ce con était allé faire un tour aux toilettes de la station-service en laissant les clefs sur le contact...et il avait un album de Johnny qui tournait en boucle ! C’était bien la preuve qu’en plus d’avoir de la merde dans les yeux, ils en avaient dans les oreilles. Sûrement leur cerveau qui suintait se dit-il. Il repensa à la montée d’adrénaline ressentie. C’était fou à quel point on pouvait se sentir puissant lorsque la sirène retentissait, même au volant d’une Peugeot. Le moindre pilote de 4x4 s’écrasait et laissait passer la bête hurlante. Mais le mieux, c’était d’en coller un au cul pour le voir hésiter sur la conduite à suivre. Et, lorsqu’il se garait finalement, tremblotant, rien de tel qu’un gros doigt fenêtre baissée pour voir sa tête déconfite.
Paul éclata d’un rire clair et jeune qui s’éternisa en résonnant contre les murs défoncés, réveillant certainement tous les autres Dédé endormis de l’immeuble. Il lui fallut quelques instants pour reprendre son souffle. Qu’allait-il bien pouvoir faire cette nuit? Vu sa tête et sa dégaine, il ne risquait pas d’entrer au Ritz. Hier, le videur d’une boite pourtant miteuse avait rigolé en le voyant arriver dans sa paire de chausson. Le lancer de nain n’était plus à la mode mais le monde de la nuit n’était pas encore prêt à voir un vieux croûton faire du break dance. Seul le quartier rouge acceptait les types comme lui : jeunes, vieux, pauvres, riches, fous...ils étaient tous égaux une fois le mur des néons rouges franchi. Il regarda sa cannette d’un œil morne. Un verre de Brandy, c’était plutôt ça qu’il lui fallait et avec un peu de chance, il aurait même assez pour se payer une danse. Et demain ? Acheter ou piquer une trottinette, ou des rollers. Caprice de gamin se dit-il, mais il n’en avait jamais fait. Peut-être n’était-il pas trop tard pour essayer. Son corps ne suivait plus vraiment mais le générique d’intro de Trainspotting défilait devant ses yeux, la drogue en moins mais la soif de vivre aussi forte. Ils n’auraient jamais dû diffuser ce film à la maison de retraite pensa-t-il en souriant tandis que le solo sale de Nightclubbing résonnait dans ses oreilles.
Une longue taffe sur sa cigarette le fit trembler de plaisir, le désarçonnant presque de son siège inconfortable. Rien à voir avec ce foutu tabac à priser ! Son esprit fit un bond dans le passé de soixante-dix ans et il se rappela son grand père, déjà tellement vieux a l’époque qu’il avait sûrement du connaitre les Misérables. Une phrase en particulier, qu’il n’avait alors pas compris mais qui faisait parfaitement sens aujourd’hui, lui revint à l’esprit : « la jeunesse, c’est dans la tête !». C’était tout à fait ça ! Et tant pis s’il fallait transgresser les règles. Qu’est-ce que ça pouvait bien faire s’il finissait en taule pour ses « débordements ». Il y aurait passé quoi ? Un mois, deux mois, avant de claquer ? Autant rencontrer de nouvelles têtes plutôt que de rester dans ce foutu mouroir. Il regretterait juste certaines pensionnaires bien vaillantes pour leur âge...
Qui aurait cru, qu’à 89 ans, il arriverait à échapper à la surveillance de Simone Jégado, sainte matrone du Palais de Longchamp. En réalité, maitresse des lieux régnant sans pitié sur son troupeau de grabataires et à côté de qui Mildred Ratched serait passée pour une enfant de cœur. Partir de la maison de retraite en catimini était déjà une aventure en soit, sans parler des recherches infructueuses de la police durant trois jours malgré sa vitesse de pointe de l’ordre de 2 km/h. L’inspecteur Poivrot devait être à la tête de l’enquête...Et voilà qu’une nouvelle soirée de folie s’annonçait. Il se surprit à fredonner ironiquement I’m Going Home tandis qu’il frappait le rythme du pied. L’heure du verdict approchait pour lui. Il avait intérêt à se grouiller et à en profiter à fond.
Au final, son grand père n’était pas aussi taré que ce qu’on disait. La jeunesse, c’est bien dans la tête. Il sourit, découvrant une mâchoire à la dentition digne d’un paysan du moyen-âge, et but goulument une nouvelle gorgée de Maximator.
Et merde pour les médocs !
Un ronflement sonore le fit sursauter. A côté, « Dédé » dormait profondément d’un sommeil éthylique, enroulé à même le sol dans une vieille couverture qui, vu son état, devait certainement abriter de nouvelles formes de vie. C’était Dédé qui lui avait montré cette planque en plein centre-ville, un vieil immeuble abandonné dont Paul ne connaissait pas l’existence. Ils avaient sympathisé tandis qu’ils piquaient de l’alcool à la superette. Les grands esprits se rencontrent...deux packs de Maximator : un chacun, planqué dans le sac à dos, tandis qu’un saucisson faisait diversion à la caisse. Dédé avait été de bon conseil sur le choix de la boisson ! Rien de tel pour se soûler ! Paul ne pensait pas tomber un jour sur de la bière pouvant le mettre au tapis si rapidement.
Avant de sombrer dans les bras de Bacchus, Dédé lui avait raconté sa vie : un résumé mâché, comme ses mots, et empreint de détresse. C’était un immigré Slovène au nom imprononçable dont les rêves de richesses s’étaient brisés en même temps que sa colonne lors d’une chute sur un chantier. L’enfoiré de contremaître l’avait lâché devant un hôpital avant de prendre la fuite. Incapable de retravailler, ses économies s’étaient envolées et sa femme l’avait ensuite quitté. Depuis, Dédé marmonnait un mélange inintelligible de français, de slovène et de Gin tonic et venait crécher tous les soirs à cet endroit. Triste vie...
Paul le fixa quelques instants puis tira amoureusement sur sa cigarette, le regard dans le vide. Il avait eu une existence si facile en comparaison ! Sa deuxième canette à la main, il tanguait déjà dangereusement et ses idées se mélangeaient. Il avait récemment lu dans les journaux que Gauloise fermait son usine à Nantes pour délocaliser en Pologne. Tant mieux pour les polonais se dit-il, peut-être qu’un cousin très éloigné de Dédé y trouverait un emploi, mais il ne put s’empêcher de penser que le monde partait de travers. Un frisson le parcouru et il se rapprocha un peu plus du feu. Il n’avait pas réussi à piquer discrètement le manteau qui lui plaisait et il commençait à se les cailler en chemisette. Au moins le froid l’empêchait-t-il de se laisser emporter par les sirènes vaporeuses de l’alcool.
Il se remémora avec un sourire aux lèvres sa liberté retrouvée. Tant de temps perdu...Il s’était plus amusé en trois jours que durant les trente dernières années de sa vie, et plus particulièrement en piquant la voiture d’un flic. Ce con était allé faire un tour aux toilettes de la station-service en laissant les clefs sur le contact...et il avait un album de Johnny qui tournait en boucle ! C’était bien la preuve qu’en plus d’avoir de la merde dans les yeux, ils en avaient dans les oreilles. Sûrement leur cerveau qui suintait se dit-il. Il repensa à la montée d’adrénaline ressentie. C’était fou à quel point on pouvait se sentir puissant lorsque la sirène retentissait, même au volant d’une Peugeot. Le moindre pilote de 4x4 s’écrasait et laissait passer la bête hurlante. Mais le mieux, c’était d’en coller un au cul pour le voir hésiter sur la conduite à suivre. Et, lorsqu’il se garait finalement, tremblotant, rien de tel qu’un gros doigt fenêtre baissée pour voir sa tête déconfite.
Paul éclata d’un rire clair et jeune qui s’éternisa en résonnant contre les murs défoncés, réveillant certainement tous les autres Dédé endormis de l’immeuble. Il lui fallut quelques instants pour reprendre son souffle. Qu’allait-il bien pouvoir faire cette nuit? Vu sa tête et sa dégaine, il ne risquait pas d’entrer au Ritz. Hier, le videur d’une boite pourtant miteuse avait rigolé en le voyant arriver dans sa paire de chausson. Le lancer de nain n’était plus à la mode mais le monde de la nuit n’était pas encore prêt à voir un vieux croûton faire du break dance. Seul le quartier rouge acceptait les types comme lui : jeunes, vieux, pauvres, riches, fous...ils étaient tous égaux une fois le mur des néons rouges franchi. Il regarda sa cannette d’un œil morne. Un verre de Brandy, c’était plutôt ça qu’il lui fallait et avec un peu de chance, il aurait même assez pour se payer une danse. Et demain ? Acheter ou piquer une trottinette, ou des rollers. Caprice de gamin se dit-il, mais il n’en avait jamais fait. Peut-être n’était-il pas trop tard pour essayer. Son corps ne suivait plus vraiment mais le générique d’intro de Trainspotting défilait devant ses yeux, la drogue en moins mais la soif de vivre aussi forte. Ils n’auraient jamais dû diffuser ce film à la maison de retraite pensa-t-il en souriant tandis que le solo sale de Nightclubbing résonnait dans ses oreilles.
Une longue taffe sur sa cigarette le fit trembler de plaisir, le désarçonnant presque de son siège inconfortable. Rien à voir avec ce foutu tabac à priser ! Son esprit fit un bond dans le passé de soixante-dix ans et il se rappela son grand père, déjà tellement vieux a l’époque qu’il avait sûrement du connaitre les Misérables. Une phrase en particulier, qu’il n’avait alors pas compris mais qui faisait parfaitement sens aujourd’hui, lui revint à l’esprit : « la jeunesse, c’est dans la tête !». C’était tout à fait ça ! Et tant pis s’il fallait transgresser les règles. Qu’est-ce que ça pouvait bien faire s’il finissait en taule pour ses « débordements ». Il y aurait passé quoi ? Un mois, deux mois, avant de claquer ? Autant rencontrer de nouvelles têtes plutôt que de rester dans ce foutu mouroir. Il regretterait juste certaines pensionnaires bien vaillantes pour leur âge...
Qui aurait cru, qu’à 89 ans, il arriverait à échapper à la surveillance de Simone Jégado, sainte matrone du Palais de Longchamp. En réalité, maitresse des lieux régnant sans pitié sur son troupeau de grabataires et à côté de qui Mildred Ratched serait passée pour une enfant de cœur. Partir de la maison de retraite en catimini était déjà une aventure en soit, sans parler des recherches infructueuses de la police durant trois jours malgré sa vitesse de pointe de l’ordre de 2 km/h. L’inspecteur Poivrot devait être à la tête de l’enquête...Et voilà qu’une nouvelle soirée de folie s’annonçait. Il se surprit à fredonner ironiquement I’m Going Home tandis qu’il frappait le rythme du pied. L’heure du verdict approchait pour lui. Il avait intérêt à se grouiller et à en profiter à fond.
Au final, son grand père n’était pas aussi taré que ce qu’on disait. La jeunesse, c’est bien dans la tête. Il sourit, découvrant une mâchoire à la dentition digne d’un paysan du moyen-âge, et but goulument une nouvelle gorgée de Maximator.
Et merde pour les médocs !