Il dort. Enfin, je crois. Je guette chacune de ses respirations. Chacune me libère de mon apnée. Reste l’angoisse. Et la peur.
Il est quatre heures du matin. Ils ont accepté que je reste, ils
... [+]
Nous sommes partis il y a dix jours. La main de ma fille dans ma main droite, les vestiges de ma vie dans l’autre main, sur mon dos, dans mes poches. Nous avons marché, de l’aube au crépuscule, traversé les paysages désolés, les champs et les forêts, passé les frontières et les barbelés, dormi dans des camions et infiltré les trains, clandestins.
Il a plu, il a fait froid. L’hiver arrive. Vous dites que nous n’avons pas choisi le bon moment pour fuir ? C’est amusant que vous disiez ça. Un policier que notre convoi a croisé le troisième jour nous l’a fait remarquer aussi. Je suis d’accord. Il aurait fallu partir avant. Avant de perdre mon emploi. Avant que les attentats se multiplient. Avant que ma femme ne disparaisse. Avant de perdre mon fils, c’est évident. L’hiver n’est qu’un décor à notre malheur, et je vois si peu ce qui se passe autour de moi... Je veille juste à ce ma fille ne prenne pas froid. Je soigne ses pieds matins et soirs, c’est ce qu’on m’a appris au service civil, il y a très longtemps, quand je croyais que ces jeux de guerre et de survie qu’on nous enseignait ne serviraient jamais à rien, n’étaient que des vestiges d’un temps révolu, une nostalgie des gloires militaires d’antan. Du folklore.
Plus jamais ça, qu’on disait, comme un mantra dont on ne connaissait pas vraiment le sens. Et on n’a rien vu venir.
« Soignez vos pieds », m’avait alors dit un officier. « Ils peuvent vous conduire au bout du monde ». Pressentait-il alors l’exode par-delà les montagnes et au-delà des mers, l’abandon de nos terres, nos vies délaissées ?
Nous n’avons pas fui pleins d’espoir. L’espoir, c’est cette idée folle que j’ai bercée trop longtemps, héritière de nos fières certitudes, que la crise économique aurait une fin, puis que le chaos n’était que temporaire, le dommage collatéral mais nécessaire à toute révolution. Par mon arrogance, j’ai sacrifié ma femme et mon fils sur l’autel aveugle de l’espoir, alors ne dites pas dans votre journal que nous avons fui pleins d’espoir. Nous avons fui parce qu’il n’y a plus d’espoir. Il n’est question que de survie. Ne racontez pas n’importe quoi à vos lecteurs, s’il vous plait. Nous ne sommes pas une belle histoire. Nous sommes une histoire vraie.
Vous avez une cigarette ?
Coincés sur le rivage, sans possibilité de demi-tour, on fixe l’horizon, et là-bas, très loin, l’Afrique. Obstacle aquatique, la mer m’apaise pourtant. C’est quoi là, droit devant ? L’Algérie ? La Tunisie ? Le nouveau Nouveau monde, depuis que le Vieux Continent n’est plus.
Le monde bouge, qu’on disait. Tu parles. Inégal depuis la nuit des temps, il croule.
Nous avions tout.
Nous ne sommes plus rien.
Je ne sais pas ce que sera demain.
Il a plu, il a fait froid. L’hiver arrive. Vous dites que nous n’avons pas choisi le bon moment pour fuir ? C’est amusant que vous disiez ça. Un policier que notre convoi a croisé le troisième jour nous l’a fait remarquer aussi. Je suis d’accord. Il aurait fallu partir avant. Avant de perdre mon emploi. Avant que les attentats se multiplient. Avant que ma femme ne disparaisse. Avant de perdre mon fils, c’est évident. L’hiver n’est qu’un décor à notre malheur, et je vois si peu ce qui se passe autour de moi... Je veille juste à ce ma fille ne prenne pas froid. Je soigne ses pieds matins et soirs, c’est ce qu’on m’a appris au service civil, il y a très longtemps, quand je croyais que ces jeux de guerre et de survie qu’on nous enseignait ne serviraient jamais à rien, n’étaient que des vestiges d’un temps révolu, une nostalgie des gloires militaires d’antan. Du folklore.
Plus jamais ça, qu’on disait, comme un mantra dont on ne connaissait pas vraiment le sens. Et on n’a rien vu venir.
« Soignez vos pieds », m’avait alors dit un officier. « Ils peuvent vous conduire au bout du monde ». Pressentait-il alors l’exode par-delà les montagnes et au-delà des mers, l’abandon de nos terres, nos vies délaissées ?
Nous n’avons pas fui pleins d’espoir. L’espoir, c’est cette idée folle que j’ai bercée trop longtemps, héritière de nos fières certitudes, que la crise économique aurait une fin, puis que le chaos n’était que temporaire, le dommage collatéral mais nécessaire à toute révolution. Par mon arrogance, j’ai sacrifié ma femme et mon fils sur l’autel aveugle de l’espoir, alors ne dites pas dans votre journal que nous avons fui pleins d’espoir. Nous avons fui parce qu’il n’y a plus d’espoir. Il n’est question que de survie. Ne racontez pas n’importe quoi à vos lecteurs, s’il vous plait. Nous ne sommes pas une belle histoire. Nous sommes une histoire vraie.
Vous avez une cigarette ?
Coincés sur le rivage, sans possibilité de demi-tour, on fixe l’horizon, et là-bas, très loin, l’Afrique. Obstacle aquatique, la mer m’apaise pourtant. C’est quoi là, droit devant ? L’Algérie ? La Tunisie ? Le nouveau Nouveau monde, depuis que le Vieux Continent n’est plus.
Le monde bouge, qu’on disait. Tu parles. Inégal depuis la nuit des temps, il croule.
Nous avions tout.
Nous ne sommes plus rien.
Je ne sais pas ce que sera demain.