Je n'avais que douze ans

Toute histoire commence un jour, quelque part... Ne croyez pas que je cherche à en faire une histoire. Loin de là ! Je n’ai pas cette prétention, car elle n’est pas si jolie. Je n’ai aucun intérêt à la raconter. Elle est une tragédie gribouillée avec de l’encre rouge sur les feuilles de ma vie. Elle a commencé sous ma jupe, tachée de sang. À l’angle de mon triangle isocèle. Là où toute vie a commencé, ma dignité... Non, ma vie a pris fin. Dans la chambre de ma mère. Nous étions deux. Lui et moi. Dans ma mémoire d’adolescente, c’était au cours des vacances de juillet. Il y a sept ans. Je ne savais pas que j’allais pleurer du sang entre mes jambes. Moi qui pensais que mon triangle inversé allait être épargné ! C’était sans compter sur l’insistance de son membre viril.

Comme vous monsieur le juge, personne ne voulait me croire. Parce que je suis une fille et lui un homme d’affaire. Ça a été toujours ainsi ? Je suis peut-être trop jeune pour un monde si vieux. Même Hélène, ma mère ne voulait pas me croire elle pensait que j’étais une menteuse. Donc, à ses yeux j’étais coupable. Coupable d’être une fille. Une bonne partie de ma vie se défilait ainsi. Sept ans à l’ombre des ébats d’Édouard. En tant qu’homme, il en a le droit... ! Et sur cette phrase on m’interrompt.

Il fait trente-cinq degré dehors. Au tribunal la chaleur est à son comble. J’essaie de reconstituer l’histoire. Tout est confus dans ma tête. Des bribes de souvenir me talonnent l’esprit. Je ne comprends rien dans tout ce qui se passe dans cette salle. Je n’attends que mon heure pour reprendre la parole, continuer à raconter cette histoire. Mon histoire. Celle que les avocats prétendent connaitre mieux que moi. Ils parlent et déparlent. Ces hommes bien vêtus parlent dans un langage que je comprends à peine. C’est normal ils n’ont pas enduré ce que j’ai enduré. Je ne crois pas mes oreilles. Est-ce qu’ils se sont trompés de sujet ? Ils parlent de procédure, d’élément matériel, de flagrance... J’entends des choses comme « selon l’article du code pénal, récusation, attendu que » et autres machins de ce genre. Ces hommes comme Édouard me dévorent à belles dents. Ils dévorent mon temps de parole. Ils sont d’une telle agressivité que je tremblote de peur. Devant cette cruauté langagière j’essaie de dormir. Je cherche un refuge dans le sommeil. Je fixe mes yeux sur l’horloge accrochée au mur tout près de la dame aux yeux bandés. Elle ne voit rien. Elle n’entend rien. Peut-être qu’elle aussi est prisonnière de cette société. Son épée est couverte de rouille. Cette rouille est peut-être causée par la non-séparation des pouvoirs et de la corruption. Les politiques dictent les procès. Et les juges sont à la merci des hommes d’affaire. La justice est saoulée de pot de vin.

Les minutes se défilent et moi je somnole. Je suis entre sommeil et réveil lorsqu’une voix lointaine me parvient.
- Éloïse Telford...
Il semblerait que c’est le moment pour moi de reprendre la parole. Il y a un grand silence dans la salle. Je n’entends que le battement de mon cœur. Comment et par où je dois relancer ? Le juge me redonne la parole sans vouloir entendre mon histoire. Il ne veut que la fin. Et ses questions justifient ses prétentions. Je ne vais pas le laisser faire. Je vais tout raconter. Je me fais des idées. Puis-je recommencer par « il était une fois » mais ce n’est pas une histoire pour enfant. Et ce n’était pas une fois mais plusieurs fois par mois jusqu’à mes dix-neuf ans.

Monsieur le juge, je n’avais que douze ans. Ma mère était allée faire des courses. C’était un samedi. Tout était calme à la maison. J’étais dans ma chambre, je parlais à mi-voix au téléphone. C’était Éric. Oh Éric ! Mon premier amour. Je brulais d’amour. La vie pour moi venait de commencer. Je cherchais les mots. De manière instable je changeais de position d’un moment à l’autre. Tantôt l’oreiller sous ma tête. Tantôt sous mes jambes. D’une main je tirais mes cheveux et me tripotais le corps. Vous n’allez pas comprendre c’est un truc de fille. Et zut ! Des coups retentissaient à la porte : toc, toc, toc ! C’était Édouard toujours avec son beau sourire rassurant. Il avait sans doute quelque chose à me dire ! Il m’invitait à lui rejoindre dans sa chambre. Il avait toujours des conseils à me prodiguer. Je ne tardais pas au téléphone car je devrais rejoindre mon père... pardon mon beau-père dans le confort de sa chambre. Oui la chambre de ma mère. C’est là que je dormais à chaque fois que j’avais eu peur. C’était ma deuxième chambre. Ma chambre forte. Sensuellement je prenais congé d’Éric. De mon bel Éric.

Il était là sous le seuil de la porte. Il m’attendait et moi sans crainte je pénétrais dans la chambre comme d’habitude. Je m’asseyais volontiers et il fermait la porte à double tour. Nous commencions à parler de notre relation de père et fille. De ma vie sentimentale. D’Éric ! À vrai dire il ne connaissait pas son nom. Au cours des minutes, sa voix devenait de plus en plus enfantine. Il parlait comme un adolescent. C’était probablement pour me mettre à l’aise ! Il me faisait signe de venir m’assoir plus près de lui, sur son lit. Il me serrait dans ses bras, je n’avais aucune gêne. Il en avait toujours l’habitude. Cet après-midi l’embrassade était plus longue.

Il avait un sourire cadavérique entre les dits et les non-dits. Il me demandait de le laisser faire, d’être gentil avec lui. Quelle gentillesse... ? Son câlin prolongé semblait prendre fin... Sa main commençait à caresser mes joues, mes épaules puis mon ventre. Je sentais sa main sur ma jambe. Sous ma jupe. Entre mes jambes. Dans mon entre-jambe... Et sa voix de trente-sept ans dans mes oreilles me demandait d’être sage et de ne pas crier... Sage assez pour ne rien dire à personne. Je lui suppliais de ne pas aller plus loin. Je lui rappelais que j’étais sa fille. Sans entendre mes supplications, il me projetait au lit. D’un clin d’œil, j’étais à moitié-nue. Sa bouche me suçotait le corps. Je me débattais pour rien. Tous mes efforts étaient sans succès. Qui peut luter contre un mâle en chaleur ? J’avais une main sur ma bouche. Sa main. Jambes écartées... Oh mon Dieu ! J’étais tout à fait à sa merci. Peut-être que ça n’allait pas durer ! Pourvu que ma mère ne tardait pas... Elle serait probablement impuissante devant cette endogamie institutionnalisée. Devant ce sexisme légiféré. Arrière de moi mauvaise pensée, j’étais sans doute dans un rêve. Mais ce membre masculin qui s’agitait devant moi était bien réel. Je perdais ma virginité...
- Petite traînée ! T’étais allée faire quoi dans sa chambre ? Martèle une voix.
Cette voix me rappelle celle de ma mère au moment de lui dire la... la chose. Je pleurais. Elle ne me croyait pas. Elle me disait que c’était impossible. Elle qui avait été aussi violée dès son tout jeune âge. Elle ne pouvait pas me comprendre. Pourtant, les preuves étaient visibles. Elle me giflait souvent pour son Édouard. Et en plus, je devrais demander pardon à mon beau-père elle m’intimait cet ordre. Ma mère me disait que j’étais coupable. Coupable de quoi ? Coupable d’avoir été violée. Peut-être parce que je suis la fille du violeur qui l’avait enceintée. Je portais probablement le fardeau d’être la fille d’un violeur. Pourquoi est-ce que ma mère ne me croyait pas ? Édouard était trop gentil ? Ou peut-être qu’elle ne voulait pas perdre les billets tant convoités de son mari ? Elle me faisait jurer. Jurer de ne rien dire à personne parce qu’elle croyait que son mari, mon beau-père, Édouard ne pourrait pas me faire une chose pareille.
- Fais attention à ce que tu dis jeune fille. Édouard est tout pour nous. Il paie le loyer, ta scolarité, tout. Tu vois que je ne travaille pas. Ne sois pas ingrate ! Ne crois pas que je vais rompre avec Édouard à cause de tes propos malhonnêtes. Depuis ce jour c’était le discours célèbre de ma mère.

Édouard prenait les remarques de ma mère comme support pour continuer à... Est-ce que je peux dire le mot ? Ma mère me l’interdisait toujours. Et oui je vais le dire, il continuait à me violer. Elle de son côté devenait de plus en plus aveugle sous la montée en puissance de la galanterie de mon violeur. Ses cadeaux à ma mère devenaient plus réguliers. Il la remerciait peut-être pour ma chair. Le salop ! Il connaissait par cœur l’horaire de ma mère et profitait de ses heures d’absence pour continuer à me violer. Une fois. Deux fois. Plusieurs fois. Ça devenait une habitude. Des fois sous ses menaces je lui précédais au lit. Je l’attendais... Que dis-je ? Je devrais l’attendre. Il fredonnait souvent et moi je frémissais toujours. Je sursautais de douleur. Je tressaillais sous les perforations de son marteau-piqueur. Il jouissait d’une fille sans défense. Il m’entrainait dans la partie la plus sombre de son être. Je me perdais sous ses vagues. Je n’étais plus un humain. Je perdais tout ce que j’avais comme honneur. Je n’avais plus de personnalité. J’étais une chose. Et la société restait toujours insensible à mon chagrin. Seul Éric pourrait me comprendre et partager ma peine. Mais hélas ! Il m’était depuis ce jour interdit de le voir.

J’ai passé sept ans de ma vie dans ce pétrin. Je n’avais que douze ans... Presque chaque samedi c’était les mêmes rengaines, les mêmes gémissements. Les mouvements frôlâtes de son corps retentissaient avec fracas dans mon bas-ventre. Qui peut stopper un violeur en rut ? Je ne pouvais pas empêcher l’introduction de son tuyau veineux dans ma bouche. Et beurk ! Ce liquide blanchâtre et visqueux dans ma bouche...
- Mademoiselle Telford, vous prétendez avoir enduré toutes ces choses et vous n’avez pas porté plainte ? Me demande le juge quinquagénaire avec un visage de moqueur. Un visage qui dit : « heureusement, je n’ai pas de fille ».
Mes lèvres deviennent sèches. Je cherche un peu de salive dans ma bouche. Je déglutis quelque chose. Je ne sais quoi. Et je trouve la force nécessaire pour continuer. C’est sur ce point que j’allais arriver, Magistrat. Il n’y avait personne pour m’accompagner. J’essayais de parler de mes humiliations à ma mère, aux membres de ma famille. C’était sans succès. Et si ma mémoire ne me fait pas défaut, l’année dernière je me disais que les actions de mon foutu... pardon, de mon beau-père devraient prendre fin. J’avais l’âge de la raison. Et des ogres... Fi ! Des hommes. Des garçons continuaient à me faire la cour et à me harceler. J’allais voir au commissariat monsieur Sémexant, l’inspecteur de police. Il ne voulait pas considérer mes plaintes. Au contraire, il m’ironisait. Ses paroles étaient tout à fait déconcertantes.
- Sacré cul de dix-huit ans ! Ton beau-père a dû trouver quelque chose d’intéressant sous ta robe, hein ? Les derniers mots de l’inspecteur m’ont toujours intrigué.

Je sens arriver des larmes. Je vais tenir le coup. Je ne vais pas pleurer après tout ce que je viens d’endurer. Raison de plus, je ne suis plus cette petite fille de douze ans. Je suis une jeune femme de dix-neuf ans. Je ne veux plus continuer à parler. Raconter mon histoire à ces messieurs qu’on appelle : magistrat, avocat, greffier, ministère public... Ces messieurs qui ont comme rôle de rendre la justice, de rétablir le droit. Ils étaient où au moment de mon opprobre ? Je cherchais quelqu’un à qui me confier. Ils étaient invisibles. Est-ce que les hommes sont tous les mêmes ? Désormais, je ne leur raconterai plus mon histoire tragique. D’ailleurs, je commence à avoir faim. Mais ma douleur et ma peine ne vont pas laisser passer la nourriture. Je suis là encore pour combien de temps ? J’ai envie de retourner dans ma cellule.

Il y a du mouvement dans la salle. Toutes les lèvres sont déliées. C’est un brouhaha d’haleine de tout genre. Je suis toujours distante. J’entends à peine les beaux-parleurs pourtant ils jacassent. Je n’arrive pas à déceler les mots. Je suis enfermé dans mon tour d’ivoire... Et comme par enchantement le calme revient peu à peu. Une voix retentit dans la salle : « levez-vous... ». Silence de cimetière ! On attend les mots du juge Beausoleil.
- L’accusée Éloïse Telford, vous êtes reconnue coupable du meurtre d’Édouard Duranville pour cela vous êtes condamnée à dix ans de prison ferme. C’est la proclamation du juge. Il prononce la sentence en frappant son marteau en bois sur la table.
Par mesure de précaution les policiers me passent les menottes. Je ris ! J’ai réellement tué Édouard, mon beau-père. Je l’ai tué d’amour avec son arme. Deux coups de feu dans la poitrine. Il a rendu l’âme. Je ris encore de ce que je suis coupable d’avoir tué mon assassin. Je pars vers la maison de détention avec courage, honneur et assurance. J’ai fait ce que les organismes de protection des mineurs, des filles, des femmes, etc. ne pouvaient pas faire. Je me suis rendue justice. Pas de la plus belle des manières. Mais j’ai quand même tirée ma revanche. Je serai une femme libre en prison.

Devant les policiers j’ai vu ma mère. Elle était dans la salle ? Elle arrête le convoi avec une autorité maternelle. Pauvre Hélène ! Elle veut me dire un dernier mot. Elle me chuchote quelque chose à l’oreille. À l’abri des tympans.
- Aujourd’hui je me rends compte que j’ai été trop avare. Pardonne-moi ma chérie. Je suis vraiment désolée ! Je t’ai vendu pour de l’argent. J’ai été trop égoïste. Merde... ! J’ai joué le rôle de la femme soumise. J’ai été son complice. Je t’ai profanée ma fille. Et patatras ! Ton géniteur-violeur t’a condamné... Je sens remonter en moi des mauvais souvenirs. Des fragments d’images. Des pénétrations forcées. J’avais quinze ans. Ces actions se sont passé dix-neuf plutôt... Ce matin, j’ai vu dans cette salle ton père biologique... Celui qui m’avait violée... Monsieur Philippe Beausoleil, le juge...

C’est la plus étonnante révélation de ma mère. Sur la route de la prison je pense à cette confidence. Et je pense à ma vie de fille. Aux autres filles. Ma mère à quinze ans. Moi à douze ans. Ma fille. Si j’en aurai ! Peut-être à neuf ans. Je pense à la justice qui vient d'être violée. Je suis convaincue que ce juge cache une arme à double tranchant à l’ombre de sa toge.