Je n'aurai pas d'enfants

Toute histoire commence un jour, quelque part. Autant qu’elle s’en souvienne, la sienne a commencé le jour où elle a entendu sa mère se disputer bruyamment avec un homme. Les propos de sa mère résonnaient comme des supplications tandis que son interlocuteur vociféraient des propos presqu’inaudibles.
Ce n’était pas la première fois mais ce jour là est resté gravé dans sa mémoire parce que l’un d’entre eux prononça son nom. Sa mère plus précisément.
« Et ta jolie fillette? » lui avait-elle demandé.
-Laura..? Avait-elle timidement murmuré
Un long silence s’ensuivit.
Puis sa mère s’introduisit dans sa chambre, la pris par le poignet, l’aida à enlever ses vêtements, à prendre sa douche sans jamais émettre un son. Je n’ai rien demandé non plus.
Comme une condamnée qu’on prépare à subir sa sentence, je me laissai faire tranquillement.
Quand j’eus fini de m’habiller, elle m’agrippa par les épaules et murmura : « Tu dois faire tout ce que Jean Claude te demande sinon il nous mettra à la rue, moi je trouverai un endroit où aller, mais il n’y aura pas assez de place pour toi, sois sage et obéis si tu ne veux pas dormir dans la rue ; n’aie pas peur tout le monde le fait , moi j’avais 20 ans lorsque ma maman est morte, je ne serai pas toujours là pour toi, dès maintenant tu dois apprendre à te débrouiller toute seule...»
Deux cognements à la porte interrompirent son monologue.
Jean Claude était venu récupérer « sa marchandise ». A l’époque je ne comprenais pas trop ce que je devais faire ni dans la situation dans laquelle je me trouvais, ma mère donnait l’impression qu’il s’agissait d’une tâche très importante.

Jean Claude avait une jolie voiture, elle brillait au soleil. Ma mère me souleva pour me déposer sur la banquette arrière. Apparemment il n'est pas recommandé de placer des enfants à l’avant. Maintenant que j’y repense, je suis extrêmement dégoutée et consternée. J’avais 12 ans, j’étais un peu frêle, contrairement à ma cousine qui vivait aux Etats-Unis, je n’étais pas très développée, selon les dires de ma tante.
Jean-Claude a démarré et est resté silencieux durant tout le trajet. C’était un long trajet, j’avais peur mais je n’osais pas émettre un son. Lorsque nous sommes arrivés à destination, il donna un coup de klaxon, un jeune homme poussa la grosse barrière grise qui servait d’obstacle à la voiture. Sa maison me rappelait les châteaux que je voyais à la télévision mais Jean-Claude n’avait rien d’un prince, il était vieux, il était gros, sa description se rapprochait plutôt de celle d’un vilain. Il m’aida à descendre de la voiture, me prit par la main et me fit visiter sa maison. J’étais émerveillée. Tout était si grand. Il y avait des photos d’une très jolie jeune femme avec des enfants. Ils étaient beaux. Ensuite, une jeune femme vêtue d’un tablier vint m’apporter à manger dans une grande salle où se trouvait une longue table, il s’installa sur une chaise à côté de moi et me posa des tonnes de questions sur ma vie en tant qu’écolière, ce que je voulais être quand je serai grande et comment me traitait ma mère, j’essayai de répondre tant bien que mal. Ce jour là, il ne me toucha pas.
« Je veux que tu m’aimes » avait –il murmuré avant que son chauffeur vienne me récupérer pour me ramener chez moi. Je n’avais rien dit, il n’y avait rien à dire. Ce soir là, lorsque je suis rentrée, ma mère m’a évité le plus que possible. J’ignore pourquoi, je n’avais pas envie de parler non plus donc j’ai été dormir. Le lendemain, lorsque je me suis réveillée, la maison était vide. C’était les vacances, mon frère était chez ses cousins, nous n’avions pas le même père donc ses cousins n’étaient pas les miens. J’entendis un cognement à la porte, ma mère avait peut être oublié ses clés. Mais ce n’était pas ma mère, il s’agissait du chauffeur de Jean Claude, il était venu me récupérer. Tout comme la veille, je m’installai sur la banquette arrière, on emprunta le même chemin, on m’apporta à manger, Jean Claude s’assit près de moi et parla. Pendant plusieurs jours, ce fut ainsi. Il parlait beaucoup, il parlait de son enfance, de ses biens, de son travail, il me décrivait ses journées, me parlait de ses expériences, il disait que si je travaillais dur et que je restais belle, je serais comme lui un jour. Comment était-il ? Je l’ignorais. Je ne faisais qu’hocher la tête, sans jamais prêter une attention soutenue à ce qu’il racontait. Il ne parlait jamais de la jeune femme sur les photos, ni des enfants qui l’accompagnaient et je n’osais pas non plus poser des questions. J’essayais de rester polie, être avec Jean Claude chaque jour ne m’amusait pas, j’aurais préféré être avec mes amies, mais il fallait que je sois sage et polie. Un jour, après le repas, il m’a demandé s’il pouvait me donner un baiser, je n’avais jamais embrassé personne auparavant, j’avais envie de dire non, mais j’avais peur de le contrarier. D’autant plus que ma mère avait l’air si heureuse ces derniers temps, le chauffeur de Jean Claude apportait souvent des provisions à la maison, donc j’ai dit oui. C’était très désagréable, ses lèvres étaient très pulpeuses, sa langue bougeait beaucoup et il émettait des bruits bizarres, je suis restée immobile, il tenait fermement mon cou avec sa main un peu trop rugueuse, je le laissai faire. Quand tout fut fini, il libéra son emprise et me sourit. J’essayai de sourire également.
« Tu m’aimes ? »
J’ignorais ce que c’était que l’amour, mais je suis sûre que ce que je ressentais à l’instant à l’égard de Jean Claude n’était pas de l’amour. Je n’ai pas répondu. Probablement il interpréta ce silence comme une sorte de consentement, car la seconde qui suivit, il me prit par la main et me fit monter avec lui dans sa chambre. Tout se déroula très rapidement. J’étais mal à l’aise, j’avais mal, je ne voulais pas. Jean Claude me guidait avec ses mains et j’obéissais silencieusement. Quand il eut fini, il murmura : « Puisque tu m’aimes, il ne s’agit pas d’un viol, ni de pédophilie, je n’ai commis aucun crime contre toi, nous nous aimons »
Il m’enlaça fort, très fort. J’avais l’impression d’étouffer, j’étais inconfortable, il y avait du sang sur les draps en dessous de moi mélangé à un liquide blanchâtre. Je voulais rentrer chez moi.


Aujourd’hui je me suis mariée, mais Jean Claude n’est pas l’heureux élu, comment aurait-il pu l’être, puisqu’il l’était déjà. La jeune femme sur les photos était sa conjointe

Couchée sur un lit d’hôpital je me ressasse ces évènements qui ont contribué à forger ma personnalité. Le médecin vient de m’annoncer qu’il y a un problème au niveau de mes trompes. Mais ça je le savais déjà, mon conjoint est celui qui a insisté pour qu’on voit un médecin, car il tient à tout prix à avoir des enfants. Je me rappelle, 3 mois après avoir perdu ma virginité, un médecin a déclaré qu’un enfant grandissait dans mon ventre. Sans doute ai-je des difficultés aujourd’hui à cause du cintre qu’on a utilisé pour procéder à l’avortement, au fond de moi je savais que ce serait une mauvaise idée mais ma mère avait insisté sur le fait que c’était la chose à faire, elle craignait les qu’en-dira-t-on des voisins et des amis, d’autant plus que Jean Claude était marié. Après cet avortement, nous nous sommes rendues plusieurs fois à l’hôpital ; puisqu’il fallait dire la vérité aux médecins, elle parlait de ma grossesse, de l’avortement sans jamais endosser aucune responsabilité. Je recevais des regards désapprobateurs, que je n’appréciais pas du tout. Tout ce que j’ai fait, je l’ai fait pour faire plaisir à cette femme qui m’a mise au monde, parce que je l’aimais, on disait qu’il fallait aimer sa mère mais aujourd’hui je ne l’aime plus. Elle ne m’aimait pas non plus. Elle a gâché ma vie.
Elle sait que mon époux tient absolument à avoir des enfants, et que mon appareil reproducteur est en quelque sorte dysfonctionnel, elle insiste pour que j’exploite les autres méthodes parce qu’elle estime que mon époux est un bon parti, c’est d’ailleurs pour cela que j’ai été forcée de l’épouser, il paie son loyer depuis quelques temps, le loyer que Jean Claude a cessé de payer depuis qu’il est parti retrouver sa famille aux Etats-Unis. Ma mère me répète continuellement qu’il risque de m’abandonner pour une autre femme qui pourra lui donner des enfants, il ne faut pas le laisser partir, sinon nous nous retrouverons à la rue; toujours le même refrain.
Mais aujourd’hui je ne suis plus la même, il peut partir.
Je n’aurai pas d’enfants, avoir un enfant pour garder un homme n’a aucun sens d’après moi, ma mère a essayé, la situation s’est retournée contre elle, l’homme ne voulait pas d ‘elle encore moins d’un enfant avec elle ; elle s’est retrouvée avec un fardeau qu’elle a traité comme une marchandise pour subvenir à ses besoins.