Jamais je n'oublierai...

Toute histoire commence un jour, quelque part... La mienne a tourné au cauchemar le jour où mon enfance m'a été cruellement volée...

13e rue, Cabinet Elise Longchamps, psychologue et hypnothérapeute, 10h05.

Toc toc toc...

- Vous pouvez entrer Barbara !

Barbara DELACROIX ouvrit la porte et entra dans le bureau de sa psychologue, en même temps son hypnothérapeute, Elise LONGCHAMPS.

- Bonjour Doc, comment allez-vous ?
- Oh, pas aussi bien que vous ma chère, vous semblez encore plus rayonnante qu’à notre précédente entrevue.

Barbara, esquissa un sourire timide en guise de remerciement, et Elise, comme à chaque fois fut frappée par la sublime beauté de cette jeune femme qui était depuis trois mois déjà, sa patiente. Et bien qu’elle ne devrait pas s’attacher émotivement à ses patients, c’était plus fort qu’elle, elle ne pouvait s’empêcher d’éprouver une certaine sympathie pour cette belle métisse franco-camerounaise, surtout quand on connaissait la terrible tragédie de son enfance.

- Je vous en prie, asseyez-vous.
- Merci.
- Avez-vous eu le temps de prendre du café ce matin au moins ? demanda Elise tout en arrangeant les tasses dans un coin de la pièce.
- A vrai dire, Doc, je n’ai pas beaucoup dormi cette nuit. En fait je redoutais même de m’endormir, ajouta-t-elle avec un petit rire. La caféine et une bonne dose de Billy One Man Show m’ont tenu compagnie toute la nuit ! Donc ça ira.
- Laissez-moi deviner, vos cauchemars ont recommencé. Prenez-vous toujours vos médicaments ?
- Bien sûr Docteur ! Sans eux, je serais une loque.
- Vous aviez pourtant retrouvé un bon sommeil. Pourquoi subitement, ces cauchemars ont-ils repris, dites-moi ?
- Disons qu’après notre dernière séance, je me suis dit que j’étais assez prête et forte pour ouvrir la caisse. Mais en voyant les photos, mon esprit a fait un bond dans le passé et je me suis revue enfant avec eux, jouant dans le salon et le jardin... Je n’ai pas pu continuer. J’ai remis les photos dans la boîte puis je l’ai refermée. Et là, j’ai éclaté en sanglots... En plus, hier était l’anniversaire de leur mort. Voilà, vous savez tout.
- Ma pauvre Barbara, je suis vraiment désolée. Permettez juste que je prenne une tasse de café, que j’ouvre votre dossier et que je branche mon caméscope. Pendant ce temps, je vous demande de vous mettre à l’aise, de vous détendre. Expirez et inspirez lentement, avant qu’on ne commence la séance.

Barbara ferma les yeux et respira un bon coup. Couturière de profession et récemment célibataire, elle se savait très belle, avec sa taille élancée et ses magnifiques yeux en amande de couleur bleu, héritage de son père Georges DELACROIX, français qui était tombé amoureux de sa mère Bella, alors serveuse où elle travaillait à mi-temps pour pouvoir payer ses études, il y avait 25 ans de cela. Ils s’étaient mariés, et elle était née. A ce moment-là, ils habitaient dans un tout petit studio presque minable de banlieue. Puis Bella a fini ses études et est devenue adjointe du procureur. Quant à son père, il a eu une promotion suite à une grosse affaire menée comme agent immobilier. Ils ont donc acheté une jolie maison dans ce quartier chic, et ils y ont emménagé. Elle avait alors cinq ans. Mais le bonheur est une fin incontournable pour les films et les contes. Pas dans la réalité. Barbara rouvrit ses yeux et Elise lui demanda si elles pouvaient commencer la séance d’hypnose. Barbara fit oui de la tête.

« Ok. Fermez les yeux, commença Elise d’une voix très douce et apaisante. Concentrez- vous uniquement sur ma voix... Respirez lentement, profondément, et surtout, détendez-vous... Vous n’avez rien d’autre à faire à part vous laissez faire. Laissez-vous transporter ailleurs... Allons par exemple à la maison des DELACROIX.
Votre maison d’enfance Barbara, ce lieu que je sais gravé dans votre mémoire... Allons-y pour le 15 avril 1997. Cette date fatidique... Le jour où tout a basculé... Racontez-moi ce qui s’est passé cette journée là... »

Elise s’adossa, et s’apprêta à écouter l’histoire, dont l’évocation à chaque fois, poussait sa patiente un peu plus vers la guérison de ses angoisses et de son traumatisme.

« Je n’avais que huit ans mais je m’en souviens comme si c’était hier, commença Barbara, d’une voix claire rendue lointaine par l’évocation de son passé, provoquée par son état hypnotique. On avait terminé les classes depuis quarante-et-cinq minutes déjà, du moins il me semblait que cela faisait une éternité, il devait être près de 14h 45. En effet, d’habitude bien avant que la sonnerie de la fin des cours ne retentisse, je voyais déjà par la fenêtre soit papa soit maman dans la cour qui m’attendait pour me ramener à la maison. Les deux étaient presque toujours en avance, c’est dire ma réelle inquiétude quand les minutes passant, je ne voyais toujours personne arriver. Tous les enfants étaient déjà rentrés, il ne restait plus que le gardien et son petit-fils de cinq ans. Fatiguée de jouer toute seule, je me suis assise dans un coin de la cour, j’ai sorti mon cahier de dessin et je me suis occupée en faisant des croquis et du coloriage, en attendant, tout en jetant de fréquents coups d’œil vers le portail.

Au moment où je me décidais à aller voir le gardien pour lui demander d’appeler mes parents dont je connaissais les numéros par cœur, j’ai vu Shelly, une adolescente du quartier qui était la nounou des jumeaux d’un de nos voisins. Elle rentrait d’un rendez-vous et s’inquiétant de me voir là toute seule, s’est proposée pour me raccompagner. En temps normal, j’aurais répondu ‘’non merci, je vais attendre mes parents’’ mais je la connaissais très bien car il était arrivé à mes parents de recourir à ses services quelques rares fois lorsque tous les deux sortaient. Elle était drôle et très sympathique. J’ai donc rangé mes affaires et je l’ai suivie, sous l’œil non concerné du vieux gardien. On a emprunté le bus, et arrivées à destination, nous sommes descendues. Quelques minutes de marches et on était chez moi. En voyant la starlette bleue de mon père dans le garage, elle s’est dit que c’était inutile de m’accompagner jusqu’au perron mais elle s’est assurée tout de même que je sois bien entrée avant de continuer sa route.

Maman était toujours si soignée ! Comment se faisait-il que l’allée comportait d’énormes traces de pas de boue ? Maman avait de petits pieds et ne mettait ses bottes que pour travailler dans le jardin. Quant à papa, il ne mettait jamais de bottes, pas très distingué, disait-il. Tout en avançant, je remarquais de petites choses inhabituelles, le râteau était renversé, les tomates fraîches écrasées, ainsi que les roses blanches - fierté de maman - près de la barrière, comme si quelqu’un avait voulu escalader. Sur les épines des rosiers, on pouvait d’ailleurs voir des bouts de tissus bleu et rouge. Un long clou assez pointu, dépassait des planches de la barrière. Papa avait volontairement choisi de ne pas le recourber, histoire de piéger d’éventuels vandales. Son plan avait fonctionné vu que le clou était maculé de sang, comme si en escaladant, la personne s’était blessée. Ayant un œil très affuté, je ne me rendais pas encore compte à quel point ces observations allaient être utiles à la police criminelle par la suite.

Le pot de fleurs de gardénias qui était posé sur la balustrade le matin quand j’allais à l’école, s’était brisé en tombant sur le parquet de la véranda, comme si quelqu’un avait rapidement enjambé la balustrade. La porte était entrebâillée. Bizarre. Mes parents gardaient toujours les portes fermées, parfois même les fenêtres. Vieilles habitudes qu’ils avaient conservées depuis le temps de leur vie dans ce quartier pauvre où même les néons étaient volés.

La porte d’entrée donnait sur un court couloir, qui débouchait sur un grand living-room, avec à gauche la cuisine, à droite les escaliers menant aux trois chambres de l’étage. J’ai poussé la porte et je suis entrée, en appelant plusieurs fois d’une voix hésitante ‘’ Papa ? Maman ? ‘’. Sans aucune réponse. Le couloir était sombre, ainsi que la salle de séjour, mais j’avançais à l’aveuglette comme si inconsciemment, j’avais peur d’allumer et de voir ce que cette lumière pouvait me révéler. Tout en avançant dans le salon qui était dans la pénombre, j’avais commencé à flipper, et là, aie ! Je trébuche sur quelque chose et je tombe. En voulant instinctivement amortir ma chute, j’envoie mes mains en avant, mais mon poignet droit se tord du fait qu’il a atterri dans un liquide glissant et poisseux. Avec un petit gémissement de douleur, je me relève et je me décide à aller tirer les épais rideaux gris fleuris de la baie vitrée. Lorsque je me retourne, j’ai l’impression de plonger dans un monde d’horreurs, tellement le spectacle qui s’affiche devant mes petits yeux est macabre. Jamais je n’oublierai la vision à la limite du sordide, de ce salon décoré avec soin par ma mère dans les tons chauds, où mes parents et moi avions passé des moments si heureux...

Le living-room était méconnaissable, bien différent de l’image que je garde quand je suis sortie ce matin-là. Les meubles étaient en désordre comme lors d’une lutte, les vases décoratifs si chers à maman, et les bibelots précieux, cadeaux d’une amie de maman, hôtesse de l’air, sont à terre, tous cassés... Le corps de ma mère à moitié sur le côté près de la porte de la cuisine, avec deux trous rouges de balle dans le thorax, elle tenait encore un gros poireau à la main et ses yeux grands ouverts témoignaient de la surprise qu’elle avait dû éprouver en découvrant un individu dans son salon qui braquait une arme sur elle. Quant à mon papa chéri - on l’apprendra plus tard de la bouche d’un de ses collègues – qui était revenu au milieu de la journée pour chercher un dossier important qu’il avait oublié, gisait presque à plat ventre, dans une mare de sang, non loin d’elle. Je me suis rendue compte que c’était dans son sang que j’avais atterri. On pouvait voir à côté de lui, la main cassée de la sculpture bamiléké - tribu du Cameroun - en bois que l’intrus avait utilisé pour lui asséner un violent coup à l’arrière de la tête. S’il n’avait pas lui aussi hérité d’une balle, c’est probablement parce qu’au cours de la bagarre, il avait réussi à désarmer le tueur. L’arme avait glissé sous la grande armoire. Pressé de déguerpir après son forfait, le meurtrier n’avait pas pu déplacer le lourd meuble. Les enquêteurs feront plus tard une reconstitution des faits. Il est très probable que, pensant avoir mis l’intrus K.O, papa lui ait imprudemment tourné le dos, pour se précipiter vers sa femme qui se vidait de son sang et lui porter secours, mais à mi-chemin sa vie a été lâchement fauché par ce coup de lâche à l’arrière de son crâne.

Le tueur, après avoir dépouillé papa, ainsi que les bijoux de maman dans sa chambre, est redescendu, a fermé la baie et tiré les rideaux. Il a dû fuir par l’avant car la fuite à l’arrière était impossible du fait que notre maison y était délimitée par celle du couple ivoirien KONATE, éleveurs et dresseurs de chien de race. Ils avaient en effet dans leur propriété deux immenses labradors noirs - jamais enchaînés en l’absence de leurs maîtres - assoiffés de sang et qui alertés par ce qui se passait chez leur voisin, notamment les coups de feu et les bruits liés à la bagarre, se sont mis à aboyer comme des chiens enragés depuis environ les cinq ou dix minutes qu’avait duré le drame. Le tueur ne pouvant prendre le risque de se faire dévorer tout cru, a préféré sortir par l’avant courant le risque plus grand d’être vu par un passant ou un voisin, d’où le pot de fleurs brisée dans la précipitation, les traces de pas boueux et les roses et tomates écrasées. Papa avait eu la dernière bonne idée de fermer la porte de la barrière à clé quand il était revenu, ce qui avait contraint le meurtrier à passer par-dessus. Mais ce que ce dernier n’avait pas prévu, c’est qu’il laisserait des lambeaux de ses vêtements sur les épines et qu’il se blesserait sur le fameux clou.

Après une rapide reconstitution des faits, la police a facilement identifié le meurtrier grâce à son ADN – c’était un voleur plusieurs fois arrêté pour agression à main armée et aussi trafic d’objets volés. Nous ignorons toujours pourquoi c’est notre maison qui a été ciblée, nous n’étions pas pauvres mais nous étions loin d’être les plus nantis du secteur. Et papa ne gardait pas de grosses sommes d’argent à la maison - autre vieille habitude héritée de son long séjour dans les bidonvilles. Mes parents n’avaient pas d’ennemis, ils étaient très humbles, sociables et amoureux de la vie, ce qui les rendaient sympathiques auprès de tous ceux qu’ils rencontraient. Du coup, la thèse d’un coup-monté fut vite écartée. Le chef enquêteur a conclu que le malfrat avait cru voir une opportunité, rien n’était prémédité. Même s’il a avoué que tuer papa et maman ne faisait pas partie de ses plans, le criminel assure qu’il a fait cela pour une << simple question de survie >>. La belle excuse ! Mes parents étaient désarmés, il aurait pu s’enfuir tout simplement en voyant que la maison n’était pas vide. Mais il a choisi de rester et de perpétrer ses méfaits, tout cela pour des miettes et des bijoux, qu’il n’a même pas eu le temps de refourguer !

Le retrouver a été un peu compliqué mais au bout de deux semaines de traque acharnée, le responsable qui avait brisé mon enfance était derrière les barreaux, et jusqu’à présent il y est encore. Je sais, cela ne me rendra pas Georges et Bella mais au moins, cela m’a sauvé de la folie. Déjà à partir de ce jour-là, pendant plus d’un an, je n’ai pas dit un mot. J’ai fait ma déposition grâce à mes papiers et crayons de coloriage, assistée par un pédo-psychologue. Lorsque je me suis retournée après avoir tiré ces rideaux, j’ai cru je m’étais retrouvée dans un de ces films policiers que je voyais souvent en cachette. Petite fille, je n’ai pas réalisé tout de suite que j’étais devenue orpheline. Je suis restée là, paralysée par la vue de mes parents baignant dans leur sang. Des larmes me sont venues aux yeux et j’ai commencé à pleurer. Je suis restée là un temps indéterminé avant que quelqu’un - je ne me souviens plus qui c’était - vienne et découvre une fillette de huit ans devant les corps inanimés et sans vie de ses deux parents. Les mains, le visage et ma tenue de classe maculés du sang de mon père... J’avais toujours mon sac au dos... »