Inconnu(e)s

- “Et qu’est ce que tu fais dans la vie?”
- “Je suis...”
Les mots s’étaient dissipés. Impossible de terminer cette phrase. Cette question me renvoyait à des années de questionnements existentiels et de luttes intérieures. Qu'avais-je fait de ma vie? Qu’en faisais-je aujourd’hui?
Simple en apparence, elle ne l’était pas tant que ça. Et dans ce jeu plus ou moins subtil d’apprentissage de l’autre, transparaissait le poids de la société et de ses codes. Une seule réponse était attendue. Ce que je faisais de mes journées professionnellement parlant. Pas ce que j’aimais faire. Pas ce qui occupait mon esprit. Non. Juste ce qui me faisait m'asseoir de longues heures derrière un bureau. Ce qui consumait le plus clair de mon temps. Et cette injonction me retirait les mots de la bouche.
Ma mère avait passé sa vie entre les couches, les bains, les balades au parc, les activités des uns et des autres, la gestion des factures, l’organisation des vacances, le ménage, le repassage. Jusqu’à plus soif. Jusqu’à ne plus savoir qui elle était sans nous. Mais qu’avait-elle fait de sa vie?
Je me souviens de la honte en demi-teinte que j’avais à avouer à mes camarades de classe qu'elle était mère au foyer. Je ne savais pas vraiment pourquoi à l’époque, mais je vivais cela comme un échec. Un pan de notre histoire à occulter. Ma mère ne courait pas les expositions, ni les pièces de théâtre. Je ne la voyais que très rarement ouvrir un livre. Et en cela, je la sentais différente. Je nous sentais différentes, moins importantes. Moins flamboyantes.
Je ne m’imaginais ni les préoccupations, ni les montages financiers, ni le sacrifice de cette vie faite de travail, beaucoup, mais de peu d’emploi. Je n’avais compris la différence entre les deux qu’en étudiant l’économie bien des années plus tard. Ma mère faisait des milliers de choses que personne ne voyait. Pas même moi. Et en tirant le fil, je m'étais rendu compte que je venais d’une longue lignée de bonnes à rien hyperactives. De femmes invisibles, quasi médiocres pour les autres, et au combien admirables. Mes yeux d’enfants, aimants et dépendants, n’en étaient pas moins les juges cruels de ces ascendantes transparentes.
Ma grand-mère avait, elle, pris soin de 9 enfants. En avait perdu 2. Elle avait attendu des jours durant le retour de mon grand-père, puis de ses fils, de leurs pêches nourricières. Elle orchestrait la vie domestique, jonglait entre ses idéaux d'éducation et la pratique. Elle bravait même les cyclones quand il le fallait.
Elle n’était pas seule. Soeurs, tantes et voisines veillaient à la paix des ménages. Ou pas toujours. Elles n'en composaient pas moins une armée singulière d’infirmières, couturières d’uniformes, sauveteuses en mer, de psychologues avant l’heure, et d’éclaireuses aussi. Des phares en eaux parfois troubles. Mais qu'avaient- elles fait de leurs vies ?
Je n’idéalisais pas leurs parcours. Beaucoup de femmes avaient emprunté les chemins tortueux de la vie et continueraient à le faire. Je ne le minimisais pas non plus. Et le thème était celui-ci.
Je venais de femmes déracinées. Transportées en fond de cale vers des contrées étrangères. Dont je ne connaîtrais jamais vraiment l'histoire, ni l’origine. Plus proche encore, d'une femme dont la famille avait été décimée d'un coup, d'un seul, au milieu d'un repas dominical. La nature avait rappelé sa force. Imposé un respect douloureux. Empoisonné la vie des quelques survivants. Mon aïeule maternelle s'était, elle, battue contre les conventions pour épouser l’homme qu’elle aimait. Pas d’histoire homérique. Juste une histoire de tripes.

- “Ça a l’air d’être un sujet délicat. “
- “Non. Non. Je me demandais juste si tu voulais vraiment savoir et par où j’allais commencer.
Pour te dire ce que je fais, il faut d’abord que je te dise ce que je suis. Mon travail ne me définit pas, et en cela, j’aurais du mal à répondre à ta question. Si ça t’intéresse réellement, je travaille dans les ressources humaines. J’ai aussi été chômeuse par intermittence, longtemps. Voyageuse au long court, un bon moment. Et ce que je fais le plus dans la vie se rapporte à ce que tu as vu en premier de moi. Je suis une femme noire en France. Une femme face aux rues criardes, aux regards insistants, aux responsabilités en filigrane dans des contrats que je n’ai pas signé. Une femmes aux origines et aux cultures multiples qui évolue dans une société où on ne lui laisse pas beaucoup la place. Qui oscille entre se conformer aux attentes qu’on a d’elle, et vivre.
Je suis de Guadeloupe. C'est là que mes valeurs s’enracinent. Mais j’ai aussi grandi en France. C’est là où mon passeport me rattache. Je suis mi figue, mi raisin. Mi caribéenne, mi métropolitaine. Une équation à plusieurs inconnues sans solution absolue. Je fais tout et son contraire. Je fais, et parfois, je ne fais pas grand chose. Je me découvre et me questionne, beaucoup. J'interroge le monde qui m'entoure, ses travers, ses détours. Et j’essaie aussi de sauver la nature qui, selon moi, est la plus belle des choses avec l’amour. Qu’elle soit alpine ou tropicale. Et j'écris parfois. Pour donner de la voix à ceux qui n’en ont pas. Pour mettre des mots sur mes luttes quotidiennes et mes pensées biscornues.
Je fais l'impasse sur des passions passagères, des traits de caractères. Mais le principal est là. C'est ce que je fais de ma vie.”