Vivre dans une cabine de contrôle d’une grue n’était pas de tout repos. Ma compagne, gibbeuse, se déversait sur la ville électrique. Les complaintes d’esprits bons et droits, comme tous... [+]

Comme tous les mercredis après-midi, il composa le code d’entrée et poussa la lourde porte cochère. Il n’était jamais complètement détendu à ce moment. Comment les cours allaient-ils se passer ? Allait-il être à la hauteur de ces enfants performants, une clientèle jeune, mais exigeante ? Allaient-ils être à l’heure cette fois ? Leur retard l’offensait. Cela lui donnait un peu plus le sentiment d’être – plus qu’à leur service – à leur merci. Il détestait les quelques minutes d’attente dans le hall, coincé entre la porte d’entrée et l’interphone qui – sans réponse – lui interdisait momentanément l’accès à l’appartement. Cet endroit affichait déjà tout le standing de l’immeuble : grande porte vitrée en fer forgé, moulures au plafond, appliques sophistiquées, jolies dalles au sol en forme de rosace, et, de surcroît, un immense miroir dans un lourd cadre doré où se reflétait sa timide silhouette et son visage trop juvénile à son goût. Une fois la porte ouverte, l’angoisse le poursuivait encore un peu, toujours impressionné par le vitrail en bas de la cage d’escalier, l’épaisseur de la moquette sous ses pieds et le bois sombre de la rambarde sculptée. Il connaissait par cœur l’odeur de cet endroit qui ne manquait pas de susciter un peu de trouble et d’appréhension. Dès que le cours commençait, il se sentait mieux, car il aimait ces enfants intelligents auxquels il s’était attaché, surtout l’aîné qui montrait une véritable sensibilité littéraire. Ils n’avaient jamais fait preuve d’insolence, ni fait montre d’arrogance malgré le fossé social qui les séparaient de lui, mais dont ils ne se montraient pas conscients.
Il donna donc son cours comme d’habitude, en l’absence des parents dont il ne savait presque rien. De leurs vies, de leurs occupations et de leurs personnalités, il n’avait que de vagues échos par les enfants qui – par pudeur – dévoilaient très peu de leur vie de famille. Le va-et-vient des professeurs particuliers, des baby-sitters et femmes de ménage les poussaient probablement à préserver au maximum leur intimité. Si bien que, de leur vie, il n’avait que des indices laissés par ci par là dans l’appartement : une mention « théâtre » sur un calendrier, une photo des enfants à la montagne épinglée au mur, une boite de médicaments sur une étagère, un journal, mais aucune photo de monsieur ou madame M, ce qui lui permettait de donner libre cours à son imagination.
Cette fois-là cependant, le cours ne se passa pas aussi bien que prévu. Il avait du mal à intéresser le plus jeune qui semblait fatigué et démotivé. Il sentit la nécessité d’un contact avec les parents. En rentrant chez lui, il envoya un message demandant à quel moment il pourrait leur parler. Ce premier contact, ne serait-ce que téléphonique, l’inquiétait un peu. Il faudrait trouver les mots justes avec des gens qu’il ne connaissait pas. Il retrouva sa chambre au 7e étage sans ascenseur, un espace minuscule, mais envahi de lumière dont raffolaient ses plantes et dont il appréciait l’intimité et la chaleur au milieu de ses livres qui encombraient les moindres recoins. Il s’apprêtait à se faire une tasse de thé et revoir ses notes sur le roman du XIXe siècle quand il reçut une réponse à son message : « Vous pouvez m’appeler quand vous voulez ». Il pouvait appeler monsieur M « quand il voulait ! » Ces mots et le mystère qui entourait jusque-là cette famille eurent un effet immédiat sur son imagination galopante. Par cette petite phrase, monsieur M lui donnait un peu accès à sa vie privée. Ses mots prirent vite la forme de : « J’aimerais (tant) que vous m’appeliez, quel que soit le moment ». Il finit son thé et, navré de l’émotion suscitée pour un contact purement professionnel, il appela monsieur M qui se montra extrêmement naturel et plutôt sympathique. Celui-ci, loin d’être hautain, gardait cependant ses distances en évitant toute familiarité. Son ton révélait de l’assurance et l’habitude de prendre des décisions sans hésiter. Julien comprit vite que le problème avec son jeune élève allait être vite et bien réglé. Il essaya de se concentrer sur ses cours jusqu’à ce que l’ombre de monsieur M disparaisse peu à peu. Le soir venu, il sortit prendre un verre avec des amis. Ils évoquèrent leurs projets pour la rentrée, car les examens de fin d’année approchaient. Quand Julien parla d’essayer d’entrer dans une maison d’édition ou de faire du journalisme, on se moqua de lui. Il avait trop d’imagination ! Il se faisait des illusions ! Julien rougit, car il savait que c’était vrai. Il avait toujours eu un peu trop d’imagination.
Les cours particuliers dans la famille M se poursuivirent. Il pouvait se faire une idée un peu plus précise du père maintenant. D’ailleurs son image s’était trouvée un peu ternie quand il apprit par les enfants que la femme de ménage avait été renvoyée pour une erreur qu’elle avait commise. Et s’il allait être traité un jour de la même façon ? Si derrière les bonnes manières, se cachait une grande dureté de cœur ? Mais la mère restait un pur mystère. Les enfants n’en faisaient jamais aucune mention. Rien de « féminin » ne traînait dans l’appartement. Pas de foulard, ni de parfum, ni de « Bonne Fête Maman » collé sur la porte d’un placard. Un détail suffisait souvent à éveiller l’imagination de Julien, mais dans ce cas, les détails manquants avaient encore plus de force. Son esprit se mit à spéculer sur la mère des enfants. Quand il était en avance, il s’attablait à la terrasse d’un café dans le quartier et il observait les passants et cherchait parmi les femmes qui s’affairaient laquelle madame M aurait pu être : la bobo en vélo, l’élégante à chapeau, la femme d’affaires à la tenue sobre et chic ? Les enfants étaient blonds, était-elle blonde elle aussi ? Il divaguait ainsi jusqu’à ce qu’il se ressaisisse et se reconcentre sur les cours qu’il allait donner.
La fin de l’année scolaire avançait à grands pas. Julien n’aimait pas les vacances d’été où il était séparé de ses amis et pendant lesquelles il était contraint de soulever des caisses, remplir des rayons ou faire des livraisons pour gagner sa vie. Au début, les enfants lui manquaient. Il imaginait tout ce qu’ils étaient en train de vivre pendant leurs magnifiques vacances dans des contrées lointaines entourés de leurs merveilleux parents et amis. Puis l’image de la famille s’estompait. Au mois de juin, il alla donc retrouver les enfants pour l’un de ses derniers cours, un petit pincement au cœur, quand il sentit que l’ambiance de l’appartement n’était pas la même que d’habitude. Les enfants n’étaient pas seuls ! Une femme était avec eux. Leur mère ! Il avait rencontré madame M, cette fabuleuse inconnue ! Elle se contenta de l’accueillir avec un grand sourire, ne le questionna pas sur le travail des enfants et leurs progrès, mais assista au cours de loin en leur lançant des coups d’œil amusés ou bienveillants. Elle avait une certaine classe, certes, mais elle n’était pas franchement belle, ni jeune ! Il s’était attendu à une différence de milieu social, mais certainement pas à une telle différence d’âge ! Il sentit que son idéalisation de la famille M allait prendre fin. Le voile avait été définitivement soulevé. Quand il prit congé, Madame M lui fit entendre que les enfants appréciaient ses cours et qu’ils allaient probablement les poursuivre à la rentrée. En quittant l’immeuble, il se répétait en se moquant de lui-même : « Trop d’imagination, trop d’imagination ! » Si à un moment il s’était pris pour Julien Sorel, cette femme n’était pas taillée pour le rôle de Madame de Rênal !
Peu de temps après cette rencontre, il reçut un appel de monsieur M lui demandant s’il avait l’intention de continuer à donner des cours particuliers à la rentrée. Il aurait bien aimé que cela reste le mercredi. Julien répondit qu’il avait déjà prévu de leur réserver ce jour si nécessaire et il ajouta :
« Votre femme m’a laissé entendre que vous vouliez poursuivre. »
― Ma femme ! s’exclama monsieur M.
―Oui, je l’ai croisée chez vous la semaine dernière.
Julien l’entendit rire, un rire franc et distingué, mais qui rendait la voix plus jeune et plus légère.
― C’était ma mère ! Oui, ma mère était là mercredi dernier. »
L’esprit de Julien s’embrouilla. Il s’empressa de s’excuser pour son erreur et accepta au plus vite la demande qui lui était faite. Tout allait recommencer ! Les pistes étaient brouillées. Il y avait encore tout à imaginer sur la famille M et surtout madame M.
Mais c’était la période des examens que Julien passa avec succès. Une nouvelle vie allait commencer avec des projets, un premier emploi peut-être. Curieusement, l’agence de cours particuliers ne le contacta pas à la rentrée. La famille M avait donc décidé de lui tourner le dos. L’esprit libéré, il pouvait sortir de leur vie pour entrer dans la sienne.
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