Il s'appelait Louis

Il s'appelait Louis.
Les balles ont miaulé au-dessus de la tranchée, les mitrailleuses ont crépité pendant de longues minutes, les obus ont fusé, les shrapnells ont tout éclairé avec leurs larges gerbes rouges, les dos se sont arrondis et les têtes se sont enfoncées sous les éclats de colère du canon. Abasourdi, boueux de la tête aux pieds, Georges s'est enfin relevé et il a jeté un œil, encore hagard, dans le boyau où les corps s'entremêlent entre morts et vivants. Le silence s'est installé en compagnie du brouillard.
Quelques minutes plus tard, Georges s'est dirigé vers un petit bruit de cliquetis familier apparu progressivement. « C'est quand même pas vrai qu'il est là le Louis avec sa cuisine roulante après tout ce déluge ! »
Plus Georges s'est approché, plus de bonnes odeurs sont venues couvrir celles habituelles des plaies ouvertes, du sang séché, des capotes qu'on a sur le dos à longueur de journée. « Il a encore réussi à nous dégoter des carottes, des patates, des navets et même des choux, ce bougre de cuistot... »
Louis est bien là, au milieu de ses marmites. Le casque sur le crâne, il épluche et découpe les précieux légumes qu'il place ensuite avec soin dans l'eau qui commence à frémir.
«  T'es toujours là toi, tu t'es quand même mis à l'abri tout à l'heure ?
Je suis allé dans le trou d'obus d'à côté, comme d'habitude. Je crois bien qu'il n'a servi qu'une fois depuis qu'on est dans le coin alors je me dis que c'est la bonne planque ! Faut bien compter sur un peu de chance pour rester en vie.
Tu parles d'une planque, un trou plein de boue et de barbelés. Enfin...Et dès que ça a fini de pétarader, tu remets du bois dans le foyer et c'est reparti. Tu penses un peu à ta peau...
J'y pense autant que toi, mon gars. Quand je vois toute cette fauchaison, quand j'ai l'impression que mes oreilles vont exploser, quand je vais servir les gars et que je vois des gamelles pleines de terre et de boue qui appartenaient à des copains, je pense à ma peau, c'est sûr ! Mais je pense aussi aux regards de ceux qui s'en sont sortis et qui vont tremper un bout de pain dans la soupe que je prépare. Il fait un froid de canard, c'est dur de se réchauffer...alors une gamelle de soupe ça te remet un peu d'aplomb. Quand on m'a demandé ce que je savais faire, j'ai répondu que je savais cuisiner. Je me suis engagé à préparer les repas, les gars comptent sur moi, pas question de les abandonner. Ce qui me fait toujours dépit, c'est de savoir qu'il y en a beaucoup qui vont la manger froide. Il est long, ce satané boyau. Et là, t'entends la même chose que moi, on va s'en reprendre sur la tête pendant des heures...Ça n'arrêtera donc jamais ? »
Georges n'a pas pu apprécier la soupe suivante, il n'a pas choisi le bon trou pour retourner dans la tranchée.
Louis a continué à alimenter le foyer de sa cuisine roulante jusqu'à la fin de la guerre. Il a reçu, en janvier 1919, un courrier militaire qui lui attribuait la croix de guerre avec citation : « N'a jamais quitté son poste à la cuisine roulante malgré la fréquence de feu de l'ennemi. » Personne n'a trouvé de médaille dans ses affaires quand il est décédé. Seul est resté ce billet militaire sur lequel je suis tombé par hasard et dont il ne m'a jamais parlé.
J'ai le souvenir d'un grand-père qui était un brave homme. Je sais aujourd'hui que c'était un homme brave.

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C.Effel, Chambray Touraine Handball