Horrible destinée !

Toute histoire commence un jour, quelque part, dans ce monde, sur la terre des démunis. Emaillée de suspicions, de douleurs, d’échecs et de décès, elle nous plonge dans un univers qui fait frissonner nos cœurs et nous pousse à nous rappeler avec vivacité notre humanisme.

Il faisait excessivement froid dehors lorsque la vieille femme sortit de sa minuscule case les pieds presque tremblotants. Elle était vêtue d’une longue robe multicolore mais très légère et qui paraissait antique. Et le cou de l’habit était si large qu’il ne couvrait qu’une partie de ses épaules. Sortie pour faire ses ablutions, elle farfouillait au milieu de ses ustensiles à la recherche, ne serait-ce que d’une petite quantité d’eau pour laver ses mains, son visage et essuyer ses pieds pour partir se tenir devant le Seigneur et le louer. Mais en vain, il n’y avait de l’eau nulle part. Elle n’en eût même pas pour se nettoyer après sa toilette. Elle vivait seule. Toutefois, elle se contenta de faire à l’ancienne : se purifier avec un caillou après avoir évacué puis se servir d’une autre pierre pour une autre forme d’ablution en l’absence de l’eau. Il était 5 heures du matin. Elle pria.

- Dieu, je ne sais pas ce que j’ai pu te faire durant mon existence. Je ne m’en souviens vraiment pas. S’il se trouve que j’ai pu me heurter à toi alors que j’étais innocente, je te prie de ne pas m’en tenir rigueur. Tu me vois. Je souffre !

Après la prière, les mains levées vers le ciel, la vieille femme exposait à Dieu ses soucis. Elle ne mangeait que si elle avait creusé. Or, son champ ne donnait pas assez. Ou encore si elle avait eu la chance de rencontrer des bonnes personnes qui étaient de passage.

Veuve depuis très longtemps, Younmira, la vieille femme, était mère de trois enfants. Très tôt, elle perdit son deuxième fils et ensuite sa benjamine, Marly, son amour, homonyme de sa mère qu’elle ne connut jamais. Son défunt mari, Yango, et ses trois enfants l’aimaient beaucoup. C’était à l’époque du bonheur, de la joie, de la prospérité. Mais son bien-être ne dura pas longtemps. Sa vie bascula un matin quand son mari rompit sa respiration dans ses bras, dans leur grande maison qui se trouvait en plein cœur de la capitale Gnakry, sur leur lit conjugal encore chaud. Son époux était un riche commerçant. Quand il décéda, son jeune frère Pathé qui avait toujours eu des yeux doux pour Younmira, alors très belle et raffinée, était impatient que la période du veuvage finisse pour contracter un mariage avec elle selon les recommandations coutumières. Il fut très dégoûté par la réponse négative que lui avait adressée la femme après ses quarante jours d’isolement. Elle ne l’aimait pas pour époux parce qu’elle ne ressentait rien pour lui. Plein de colère et de rage, il fit partir la mère et ses trois enfants au village. Il vendit la maison, leur envoya un peu d’argent et pilla complètement le reste des biens laissés par son frère avant de quitter le pays pour ne plus faire signe de vie.

A l’époque, les enfants étaient trop petits. L’aîné avait 11 ans, le second, 7 ans et la troisième, 4 ans la benjamine. Ils s’habituèrent vite à la vie du village. Leur mère se lança dans l’agriculture et l’élevage de quelques volailles avec la petite économie qu’elle avait reçue de Pathé. Et tout marchait comme elle le souhaitait. Par jalousie, certaines villageoises étaient contre son expansion. Alors, un matin, elle se réveilla pour voir tout son champ en ruine et ses poules et poussins mis à mort. Quelques mois après, une épidémie surgit de nulle part et emporta ses deux enfants.

Fille unique et orpheline de père et de mère, Younmira ne pouvait compter que sur l’aide de Dieu. Yango, son défunt mari, avait aussi perdu ses deux parents un an après leur mariage. Il était depuis tout ce temps le seul qui s’occupait de son frère Pathé.

Ce jour-là, la vieille femme n’avait ni de provisions, ni d’eau, encore moins de bois morts pour le feu. Elle était assise près de sa case vide sur un tabouret en bambou dont les pieds étaient solidement fixés dans le sol. Sa main droite sur sa joue droite, elle était plongée dans une profonde méditation. Revenue sur ses esprits, elle hocha la tête puis émit une voix comme pour chuchoter. Elle devait avoir chuchoté. Ses yeux étaient rouges. A l’aide de sa robe, elle les frotta. Ses larmes ne coulaient pourtant pas.

La journée filait en flèche, elle se rendit compte que sa case était vide de tout : d’amour, de nourriture, de joie, de bonheur. De tout. Elle avait l’estomac vide et son ventre était plat comme une pièce. De guerre lasse, elle se leva pour d’abord prendre son seau et quelques cordes en liane qu’elle avait gardées pour lier ses fagots de bois.

La vieille femme accourait pour ses 90 ans. Efflanquée, les rides partout sur son visage et son corps, elle avait les mêmes pas qu’un caméléon hors de danger. A chaque vingt mètres parcourus, elle se reposait au pied d’un arbre quelconque, se souciant peu des animaux rampants comme le serpent qui pourraient s’y trouver, haut perchés. Combien de fois avait-elle songé à sa mort ? Lorsqu’elle entendait parler d’un décès quelque part, dans son village, s’il arrivait qu’elle fût plus âgée que le disparu, elle criait à l’injustice.

- Dieu, ce n’est qu’un enfant celui que tu as repris. Qui mieux placé que moi pour aller te rejoindre ?

Elle parlait à Dieu sans cesse. Un moment, elle avait commencé à croire à son inexistence. Mais lorsqu’elle revenait à la raison, elle se repentait à chaudes larmes. Elle était une fervente croyante mais sa situation déplorable lui faisait perdre la foi, des fois.

Le marigot n’était plus trop loin. Elle n’avait toujours pas eu quelque chose à avaler. Quand elle atteignit le fleuve, elle se précipita sur l’eau et y plongea sans hésitation sa bouche. Elle ne la retira de l’eau que quand elle eût fini de sentir son ventre ballonné comme une chambre à air. Essoufflée, elle s’assit, les pieds étalés équidistants, sur une roche lavée en partie par la rivière. Oubliant qu’un estomac vide avait horreur d’une eau débordante, la vieille femme commença à souffrir d’un mal de ventre. Elle se lamenta pendant un bon moment. Ensuite, elle se coucha. Elle était seule au ruisseau. Exposée à la merci de tout danger. Sa vie, pour elle, n’avait aucun sens.

Pendant qu’elle attendait que son mal tire sa révérence, le sommeil prit le dessus sur elle. Elle dormait profondément. Bientôt son ronflement s’accentua. Elle se reposa longtemps.

Maintenant, le soleil était au zénith. Hommes et femmes rentraient de leurs travaux champêtres. Leurs enfants, soumis à des tâches qui étaient à leur niveau, s’affairaient, en groupe d’âge. Les petits garçons se rendaient dans la brousse pour ramasser du bois mort et les jeunes filles au marigot pour puiser de l’eau. Leurs efforts couplés aidaient à pouvoir chauffer le repas du soir.

Sur le chemin du marigot, les petites filles parlaient, criaient et dansaient sans retenue. A leur arrivée, elles trouvèrent Younmira couchée, ronflant comme il n’était pas permis. Sa robe obéissant aux différents mouvements qu’elle avait adoptés avait finalement découvert ses misérables cuisses. Elle consomma ce jour le pire âcre moment de sa vie.

L’eau douce coulait paisiblement. L’on entendait le coassement de quelques grenouilles. Mais la vieille femme était couchée, dormant comme quelqu’un qui avait passé cinq jours sans sommeil. Les filles l’ayant aperçue, ricanèrent. Mais cela ne réveilla pas la vieille. Ensuite elles se murmurèrent dans les oreilles des conciliabules. Au nombre de cinq, elles encerclèrent la mamie. Deux d’entre elles tenaient vigoureusement ses fébriles pieds, deux autres tiraient sérieusement ses oreilles, et la cinquième, profitant de la liberté que les autres lui offraient glissa sa main entre ses gigots, essayant de lui arracher son vieux caleçon blanc qui avait perdu tout son éclat. Elle sursauta avec un aïe machinal dans la bouche, trébucha et faillit se noyer dans le ruisseau. Les filles rigolèrent fort en s’éloignant d’elle. Elle reprit son équilibre et s’arrangea à parfaire son accoutrement. Ses larmes coulaient à flots. Aucun cri. Seulement de faibles gémissements palpitaient dans sa gorge. Elle ressentit, impuissante, la honte au plus profond de son âme.

- La sorcière s’est réveillée. Regardez mes amies, regardez, la vieille sorcière est debout en train de pleurer, persiffla la plus grande des filles.

Au fur et à mesure qu’elles se moquaient d’elle, ses larmes ne tarissaient pas. Lasse, elle se leva, voulut remplir son seau mais vacilla pour se retrouver toute mouillée et chancelant au milieu de la rivière. Heureusement, elle n’était pas profonde. Elle put y sortir sans aide. Sur son bras, du sang coulait. Mais elle ne désarma pas. Les filles continuaient leur insolence comme un refrain. Elle récupéra son seau et le remplit. Pendant qu’elle rinçait sa robe complètement humectée, une des filles s’empara de son récipient et versa tout son contenu pour en fin le balancer un peu loin du marigot. Elle les regardait avec une colère atroce mais elle ne pouvait rien contre elles. Son âge. Titubant, elle ramassa son seau, se munit d’un bâton, alla le remplir et quitta le lieu sans un mot.

Il était bientôt 17 heures. Younmira trainait dans le ventre la seule eau qu’elle avait gloutonnée au marigot et dont elle avait somme toute pissé la moitié. Elle se rendit dans la forêt trainaillant son précieux seau avec les deux mains. Une fois dans la brousse, elle couvrit son eau avec les branches d’arbres qu’elle avait pues assommer. Lentement, elle amassa des bois morts. Elle utilisa ses cordes pour les lier.

En cours de route, abattue et affamée, son fagot de bois au dos comme un enfant accroché, ses deux mains ballottant le récipient, elle glissa, s’appuya sur un de ses genoux pour ne pas tomber brutalement. Une bonne quantité de l’eau se déversa lui alanguissant par la même occasion son poids. Elle regarda, désolée, l’eau. Elle se reposa sous un manguier non loin de là où elle se trouvait. Elle avait faim. Au tour d’elle, gisaient les restes des mangues des chauves-souris et d’autres, cueillies par un violent vent, qui mûrissaient progressivement grâce à l’ardent soleil. Elle se saisit dans un premier temps de deux mangues épargnées par les mammifères puis les lava. Avidement, elle les mangeait. Les quelques rares passants qui trottinaient sur ce chemin alors qu’elle était assise de l’autre côté de la route, la dévisageaient avec mépris. Ils ne lui daignèrent même pas un petit salut. Cela n’empêcha pas la vieille femme de leur dire : « Paix de Dieu sur vous ! ». Ils en manifestaient un silence narquois.

Younmira arriva chez elle aux alentours de 18 heures, complètement épuisée. Elle déposa le seau. L’eau qui s’y trouvait ne pouvait pas remplir un bol de deux litres. Son fagot de bois n’était composé que de six longues tiges sèches et chétives. Elle avait emporté trois mangues avec elle pour son dîner.

Elle voulait rentrer dans sa case pour se reposer quand elle entendit des cris de loin. Alors, elle s’arrêta pour attendre la foule surchauffée qui se dirigeait vers elle.

- Je vais brûler cette vieille sorcière. C’est elle qui « mange » la chaire de mon enfant. Je vais finir avec cette misérable aujourd’hui, s’écriait la mère de Mousto.

- Quelle vieille imbécile ! Après avoir bouffé ses propres parents, les parents de son mari, elle n’a pas eu la gentillesse d’épargner ce dernier qui s’occupait pourtant bien d’elle, lança une autre.

- Tu parles de parents ? Quelqu’un qui n’a pas laissé ses propres enfants, qui va-t-elle laisser ? Cria le père.

La mère de Mousto immédiatement se saisit de l’oreille gauche de la vieille femme pour la tirer si fort lorsque le groupe arriva, tout en proférant « je vais te tuer aujourd’hui méchante femme. Je vais te faire regretter ta venue sur terre. » Younmira hurla. Ensuite, tous attrapèrent ses mains pour la trimballer jusque chez eux pour en fin l’enfermer dans une petite case obscure. Elle répétait « je ne suis pas une sorcière » mais les gens la traitaient de menteuse.

- Tu ne quitteras cette case que lorsque tu auras conjuré le mauvais sort que tu as lancé sur mon fils. Tu ferais mieux de faire vite pendant que je ne suis pas sur mes nerfs, lâcha le père.

Deux jours avaient passé, elle avait toujours affirmé n’être pas une sorcière et qu’elle n’était pour rien dans la maladie de Mousto mais personne ne la croyait. Pendant tout ce temps, ils ne lui donnaient ni à manger, ni à boire. Pour eux, c’était la meilleure manière pour la pousser à faire quelque chose.

Younmira était fatiguée et avait faim et soif. Elle se rappela de son mari, de ses enfants, elle sourit un peu. Quelque temps après, l’image de son fils aîné apparut dans sa tête, elle versa quelques gouttes de larme : « Où es-tu mon fils ? Bangaly où es-tu ? Viens voir ce qu’ils font à ta mère. Viens voir ma situation mon fils ». Sa voix s’affaiblissait et doucement elle s’endormit.

Le cas de son aîné restait encore un mystère pour elle. Bangaly, son beau et adorable fils, qui l’aidait dans toutes ses activités. Il pouvait aller dans la brousse ramasser du bois mort pour les revendre ou travailler dans les champs des gens pour engranger quelques sous afin de subvenir aux besoins de sa mère. Une nuit, à ses 19 ans, il partit sans lui dire au revoir. La vieille femme savait que cela était l’œuvre d’une mauvaise personne plongée dans la magie noire. « C’est sans aucun doute. Ils ont éloigné de moi mon enfant. Mon unique enfant. Mon cœur. Mon confident » disait-elle. Cela provoqua une légère dépression mentale chez elle. Elle pleura longtemps son enfant avant de tout ramener à Dieu.

Au cinquième jour, très tôt le matin, alors que la maladie de Mousto s’empirait, les parents et quelques notables du village se réunirent pour décider d’en finir avec Younmira. Ils l’accusaient d’être le virus qui fragilisait la santé de l’enfant d’une dizaine d’années. Ensemble, ils sollicitèrent un lynchage public pour qu’elle serve d’exemple aux autres personnes de mauvaises intentions.

Ils allaient sans tarder l’exécuter si Amarana, venu pour saluer ses parents, n’était pas arrivé en ce moment au village. Médecin de profession, celui-ci s’enquit d’abord de la situation puis prit le soin d’examiner l’enfant. A travers ses minuscules consultations et les palpations du corps de son patient, en fin médecin, il conclut à un paludisme. Les médicaments et autres qu’il prenait aggravaient sa santé. En fait, tout genre de produits lui avaient été administrés même ceux que les fils vivants en ville avaient envoyés à leurs pères pour leur problème de tension !

Les habitants se regardaient. La honte et la culpabilité les étreignaient si fort qu’ils se grattaient les têtes. Amarana demanda où ils avaient enfermé la vieille femme. Il y alla. Il ouvrit la case. Il l’appela trois fois, la remua puis toucha son corps froid. A son grand regret, elle était partie pour ne jamais revenir.