Hervé Villard contre Charles Bukowski

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Je ne fais rien à contrecoeur

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Ma mère n'avait rien lâché, mon père pas davantage. Comme sur un champ de bataille, chacun campait sur ses positions, excluant toute idée de retraite. Alors que je venais de naître, ils n'étaient toujours pas parvenus à se mettre d'accord sur le choix de mon prénom.
— Je refuse que mon fils s'appelle Charles comme ton grand-père. C'est un prénom de vieux, un prénom qui sent la mort.
— Alors quoi, tu préfères Jérôme, Thomas, Vincent, des prénoms sans âme, sans passé ? Arrête avec mon grand-père, là je te parle de Bukowski, Baudelaire, Denner, des grands quoi. Déjà, moi, je voulais une fille, alors si je n'ai pas le choix du sexe, j'ai au moins celui du prénom et ce sera Charles ou rien, avait rétorqué mon père, cinglant.

Ce fût Hervé. Le quatrième jour suivant ma naissance, mon père, médecin de garde, avait été appelé en urgence dans le 18e arrondissement pour une appendicite aiguë. Il était revenu à l'hôpital de Neuilly à l'heure du déjeuner et, en croisant l'officier d'état civil devant la chambre, il avait compris. Ma mère avait profité de son absence pour faire déclarer la naissance par le médecin, choisissant un prénom au hasard sur le calendrier 1978 des pompiers affiché dans le bureau des infirmières. Le bouquet de fleurs voltigea à travers la chambre, manquant de peu le visage de ma mère, ravie du tour joué à mon père, inconsciente de la blessure qu'elle venait de lui infliger. La dispute fut violente. Des années plus tard, alors que j'étais adolescent, ma mère m'avait raconté la scène. D'abord hilare devant ce qu'elle pensait n'être qu'un coup de sang de mon père, elle avait vite réalisé qu'il ne plaisantait pas. Ses cris avaient retenti dans tout l'étage, il se tenait tremblant devant son lit, l'original de la déclaration dans une main vociférant un « tu vas me le payer ça, tu vas me le payer ». Infirmières, gynécologues, sages-femmes, jeunes parents, tous étaient dans le couloir comptant les points. Mon père gagnait haut la main sur le terrain des insultes et du volume sonore, mais c'est bien elle qui avait remporté la victoire introduisant l'art de la guerre dans la zone familiale. Il avait tenté d'infléchir le fonctionnaire, invoquant la manœuvre frauduleuse de sa femme, mais ce dernier était demeuré inflexible :
— Monsieur, j'entends bien votre désarroi, mais notez que votre épouse n'a pas violé la loi, tout a été fait dans les règles. Vous pouvez entamer une procédure administrative, mais peu de chances que vous obteniez gain de cause et puis, Hervé c'est mignon, elle a dû penser à Hervé Villard.

Le lendemain, ma mère regagna seule l'appartement de la rue de Courcelles. Mon père s'était arrangé pour être absent, mais il avait préparé notre retour et, en dépit de sa sourde colère, la chambre d'enfant était prête : un berceau de marque, des luminaires en forme de ciel étoilé, un petit cheval à bascule en bois et, inscrit au pochoir sur la porte, mon prénom, Charles. Mon père n'avait pas prononcé un mot depuis l'esclandre à l'hôpital, fourbissant ses armes pour la seconde manche, celle de toute une vie, la mienne en l'occurrence. Il ne fit plus jamais la moindre remarque au sujet de mon prénom, aucune parole ne fut échangée entre eux à ce propos, mais il occupa le terrain à sa manière, violente et constante, et ne m'appela jamais Hervé mais Charles.

À compter du quatrième jour de ma vie, je fus donc Charles du côté de mon père, Hervé pour l'administration et le reste de la famille. Je fus Charles et Hervé. Comme une patrie vaincue au lendemain d'une reddition, je fus scindé en deux, mon père et ma mère, sources de vie m'irriguant comme une terre expérimentale, un no man's land revendiqué par deux belligérants. J'ai grandi alors que mes parents, répugnant à mettre un terme aux hostilités, me nommaient différemment, me rappelant indéfiniment que j'étais l'origine d'un contentieux sans fin mais avec un début, ma naissance. Naturellement, aucun des deux ne s'est jamais soucié de savoir quel prénom avait ma préférence puisque par définition l'enfant n'a pas son mot à dire en la matière. Aucun des deux ne s'est interrogé sur la manière dont je vivais cette identité à deux voies, aucun des deux ne s'est demandé si cela me posait le moindre problème.

Petit, je trouvais ça marrant, moi, d'avoir deux prénoms. C'était comme une blague faite aux autres qui n'y comprenaient pas grand-chose et pensaient que nous étions une famille de farfelus. À l'école élémentaire, combien de fois ai-je entendu la voix de stentor de mon père :
— Je viens chercher Charles Montesson.
— Ah Monsieur, il n'y a pas de Charles dans cette classe, en revanche nous avons un Hervé Montesson, est-ce son frère jumeau ?
— Madame, nom de Dieu, je sais comment s'appelle mon fils et dans quelle classe il est. Ah ! Charles, viens mon chéri et dis à ta maîtresse que je suis bien ton père, elle croit que tu t'appelles Hervé.
Et là, avec mes mots, je racontais que mes parents m'aimaient tellement qu'ils m'avaient donné deux prénoms, un pour mon père et un pour ma mère. La maîtresse souriait benoîtement, téléphonait à ma mère qui bafouillait une explication crédible et nous repartions, mon père et moi, riant aux éclats. De cette période, je garde un souvenir tendre, celui de l'enfant adoré, au centre des attentions, alors qu'en réalité, j'étais eu cœur de la mêlée spontanée.

Plus tard, adulte, j'ai forcément joué avec cette dualité, jamais je ne l'ai subie. Ce double prénom a fait de moi un être bicéphale que j'ai accepté comme tel. Hervé pour ma femme, Charles pour mes maîtresses. C&H, le nom de ma société de production, Hervé pour mes neveux, Charles pour mes nièces ; Hervé l'ami idéal, Charles l'ombrageux ; Hervé le frère complice, Charles l'amant insatiable. Plus tard, adulte, j'ai pris conscience que j'incarnais ce que mes parents avaient l'un et l'autre de plus cher mais aussi celui qui clivait, qui les avait séparés à jamais, qui était la cause de leur mésalliance. J'étais celui qui faisait que vous étiez dans tel ou tel clan selon que vous choisissiez l'un ou l'autre des prénoms. J'ai compris que la douleur de mon père face à ce qu'il estimait être une trahison de ma mère s'était muée en déni : Hervé n'existait pas, seul Charles comptait et ce déni avait emporté l'amour qu'il ressentait pour ma mère. J'ai considéré alors avec plus d'indulgence la détresse de ma mère, victime de son orgueil, incapable d'exprimer le moindre regret vis-à-vis de l'homme qu'elle aimait pour ce coup bas idiot. J'aurais pu tenter une médiation, siffler la fin du match, imposer une paix blanche, leur demander de ravaler leur rancœur, refuser de participer à ce cirque grotesque et irrationnel, choisir entre Hervé et Charles, entre ma mère et mon père. Je n'en ai rien fait, estimant inutile de blesser l'un ou l'autre et, aujourd'hui encore, au seuil de la mort, je me dis que deux prénoms c'est mieux qu'un et que je suis bien ainsi, Charles et Hervé.

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