Handicapé

Toute histoire commence un jour, quelque part. Toute histoire commence un jour où, sans le vouloir, vous ouvrez les yeux, sans rien comprendre, vous découvrez un monde que vous pourrez qualifier plus tard peut-être d’incertain ou certain, beau ou horrible, bon ou mauvais, avec ou sans avenir prometteur, juste ou injuste, compatissant ou plutôt cruel...
Tout commence un jour où, pour la première fois, après avoir ouvert les yeux, vous vous demandez ce que vous allez devenir ou celui que vous deviendrez plus tard. Vous ouvrez les yeux à peine et vous vous demandez si vous aurez une chance de passer les prochaines 24 heures ; les jours ou mois suivants, hélas, vous vous demandez si vous les passerez dans les bras pleins d’amour et de tendresse d’une mère ; ou vous les passerez dans des bras totalement étrangers qui n’ont rien à voir avec ceux d’une maman aimante, des bras pourtant qui vous donneront l’amour, de l’affection ou rien du tout ? Les jours avenirs, vous vous demandez si vous les passerez dans un berceau de petit prince chéri ou de princesse chérie, entouré(e) des plus beaux joujoux du monde ; ou n’aurez-vous droit qu’à un vieux carton, vous servant de couche, quelque part dans une ruelle sombre ? Vous vous demandez si vous mangerez à votre faim ou si vous n’aurez droit qu’à un seul biberon de toute la journée ? Vous n’en savez encore rien, mais c’est là que tout commence. Vous ne savez pas si plus tard, vous irez à l’école des riches ou plutôt à celle des pauvres ; vous ne savez pas non plus si vous serez intelligent ou pas ; si vous graviriez tous les cycles du cursus scolaire sans difficultés ou vous y rencontrerez des obstacles ? Pourquoi se poser tant de questions si vous ne savez même pas si vous aurez la chance d’aller à l’école ? Cela vous est encore inconnu. Vous ne savez pas non plus si, lorsque vous ouvrirez les yeux, vous verrez la lumière rien qu’avec un seul œil ou, par chance, avec les deux. Vous ne savez pas si plus tard vous saurez mettre une différence sur entre ‘ouvrir les yeux’ et ‘ fermer les yeux’ juste parce que la seule couleur que vous n’aurez jamais vu tout au long de votre vie fût le noir. Vous ne savez pas si, en poussant votre premier cri, vous arriverez à vous entendre ou à vous faire entendre ; ou si, dans vos oreilles, il n’y aurait que du néant. Vous ne savez pas si vous serez entier – et si vous l’êtes, vous ne saurez jamais si vous aurez toujours cette chance dans votre vie et toute votre vie ; ou s’il adviendrait, à un moment, un changement ; c’est-à-dire si un membre ou un organe manquerait à votre anatomie plus tard ; ou si tout serait normal. Voyez-vous, personne ne sait, avant ou après votre venue au monde, ce que serait votre avenir. Et, si c’était le cas contraire, tout le monde choisirait le sien sans rechigner. Hélas ! On ne s’en rend compte plus tard, à un âge de conscience, que toute histoire commence un jour, quelque part, et que ce n’est pas à soi de l’écrire, mais qu’elle était déjà écrite avant nous, qu’elle commence quelque part, à un moment précis, alors que tout semblait allé bien, et que, d’un seul coup, une voiture, venant de nulle part, vous percute violemment, changeant le cours de votre histoire vécue jusque-là sans détours ; un accident qui vous plonge dans un coma profond de plusieurs lunes [...] ; et là encore, avant que vous n’ouvriez les yeux, vous ne pensiez pas que vous reverriez de nouveau le ciel, que vous entendriez de nouveau les chants des oiseaux, et que vous parleriez de nouveau à vos proches.
Tout cela vous est inconnu jusqu’au moment où vous ouvrez enfin les yeux et vous vous rendez compte que de toutes les couleurs que vous connaissiez, une seule vous apparaît et refuse de s’écarter pour vous laisser admirez d’autres, bien sûr, que vous les connaissiez mais que vous ne preniez pas le temps de les admiriez. Vous ouvrez les yeux et vous plongez dans un noir sombre, intense, profond et lourd. Soudain, ne sachant pas où vous êtes, vous sentez une main légère, mais étrangère vous tapoter l’épaule et vous vous dites : « Qui est-ce ? Pourquoi n’ai-je rien entendu venir ? Je n’ai rien entendu ! Ni la porte claquer, ni aucune parole, ni les pas de cette personne dont j’ignore tout. Me fera-t-il du mal ? Est-ce un parent ? Un ami ? Un ennemi ? Le médecin ? Le gardien d’une prison ? Ah, suis-je en prison ? À l’hôpital ? À la maison ? Mais où suis-je ? [...] » Ensuite vous décidez de parler, mais vous n’arrivez pas à prononcer une seule syllabe, dont vous en aviez pourtant la maîtrise. « Mais que se passe-t-il ? Pourquoi je n’arrive pas à parler ? Pourquoi je ne m’entends pas, et pourquoi je n’entends rien ? Pourquoi je ne vois rien ? Qui est cette personne ?... » Mille et une pensées vous traversent l’esprit. Mille et une questions vous tracassent, vous troublent, et toutes à la fois. Tout à coup, vous sentez comme si on vous plaçait des écouteurs et quelques brèves secondes après, vous percevez, faiblement, deux personnes se parler à côté de vous et vous entendez à peine ce qu’ils se disent :
– Le pauvre ! Ça se voit qu’il est totalement désemparé ! Je n’aimerais pas être à sa place...
– Inès ! Un peu de tact voyons ! En un instant-éclair, il a perdu la vue, la faculté de parole, et sa capacité d’écoute est réduite.
– Elle est cruelle, la vie ! Devenir aveugle et sourd et muet en même temps, c’est dingue !
« Je reconnais leurs voix... André et Inès... Mes amis... »
«  Aveugle, sourd, muet... ; aveugle, sourd, muet... Ces mots qu’ils prononcent ne font que se répéter dans ma tête. » Et c’est justement là que vous auriez voulu réécrire cette histoire mais impossible, car elle est déjà écrite avant et depuis votre naissance et vous ne pouvez y rien changer. Elles sont nombreuses, vos histoires. Beaucoup et toutes différentes. Par exemple, celle de ‘quand vous aviez perdu votre première dent’ ; ‘quand vous aviez eu vos cinq, dix, quinze ou vingt ans’ ; ‘quand vous avez embrassé votre première petite amie’ ; ‘quand vous aviez eu votre licence, master et doctorat avec brio’, ‘votre premier boulot...’ Vous vous souvenez de tout cela et vous vous demandez, l’air inquiet, incertain : « Pourrais-je m’adapter à cette nouvelle vie qui s’annonce pénible, difficile et angoissante ? Pourrai-je encore travailler dans cette entreprise ? Cette entreprise dont j’ai longtemps rêvé et pour laquelle, j’ai dû batailler dur, presser sang et eau pour décrocher mon doctorat avec une mention excellente « honorable avec félicitation du jury », afin de mériter une place dans la présélection – parce que dans cette entreprise, seuls sont recrutés des cracs, des génies – [...] Par chance, je suis retenu pour y travailler. Mais qu’adviendrait-t-il lorsque le PDG et le patron de la DRH sauront pour mon état actuel ? Voudront-ils encore de moi ? Voudront-ils m’aider ? Voudront-ils débourser de l’argent pour me mettre dans une condition favorable, par rapport à ma situation, pour que je leur fournisse un bon rendement ? Voudront-ils y penser déjà ? Voudront-ils payer mes séances de thérapie, de rééducation et d’apprentissage du braille, juste parce qu’ils auraient remarqué que j’étais la pièce manquante du puzzle et qu’il n’est pas question de me laisser leur filer entre les doigts ? Voudront-ils investir des dizaines, voire centaines de millions dans l’innovation ou l’invention d’un équipement spécial, je ne sais quoi encore exactement ni comment, mais quelque chose adapté à un handicapé comme moi – Handicapé ! Je déteste ce qualificatif, mais je n’ai pas choisi non plus ma situation – pour que je puisse travailler comme les autres employés ?... Bof ! pourquoi je me pose tant de questions si je connais déjà les réponses ? Ils n’oseraient jamais lever le petit doigt pour m’aider, bien que je fusse potentiellement, quelque moment, leur employé-providentiel, celui dont ils avaient besoin pour accroître, leur chiffre d’affaire. Bien que je sois la clé d’un évident bonheur futur, ils se contenteraient juste de jeter à la poubelle mon dossier qui, pourtant, aurait été déjà retenu. Ils me renieraient dès qu’ils sauront ce que je suis devenu en l’espace de deux jours, depuis mon entrevue. – Ah ! Ils étaient pourtant si fiers de moi. – Ils se diront : ‘‘ Ah non ! Il n’est pas question d’engager autant de sous pour un seul employé, handicapé qui plus est. Il est sans doute le meilleur... Nous en trouverons un autre, sans doute, moins bon que lui, mais sûrement aussi intelligent. Investissons plutôt dans notre nouveau projet [...]’’. Ce n’est pas ma faute si je suis maintenant comme ça ; c’est la faute à mon étoile. Pourquoi n’ai-je pas la place qui me revient de droit ?... Hélas ! Que la vie peut être quelquefois cruel ! Malgré que vous ayez les qualités et capacités requises, vous ne méritez aucune place dans la société, tant que vous avez un handicape quelconque. Cette histoire, c’est elle qui m’a choisi quand elle a commencé ce jour-là, nulle part et pourtant quelque part.