« Mais t'es complètement malade mon pauvre Lucien ! »
La phrase de sa femme résonnait dans sa tête. « Et puis quoi bordel ? Boudiou ! » pensa-t-il. Il était comme ça Lucien
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Un cri me fit sursauter. Déboussolé, je regardais rapidement autour de moi et mes yeux se portèrent sur le cadran de l’horloge : 19h45. La bibliothèque était maintenant fermée depuis bientôt une heure ! « Et c’est reparti » pensais-je. Encore une fois, j’avais perdu la notion du temps et j’étais resté dans la salle de reprographie, debout devant l’appareil, à feuilleter des pages de plusieurs revues plutôt que d’utiliser la machine. Feuilleter a toujours été un véritable piège...Un nouveau cri me fit brusquement comprendre que je n’avais pas rêvé. Je restais muet et reposais lentement l’ouvrage que je tenais avant de me diriger vers la porte. Celle-ci grinça imperceptiblement tandis que je l’ouvrais aussi discrètement que possible.
Aucun doute, les bruits provenaient du fond de la bibliothèque. Une petite lampe éclairait une table à proximité de laquelle je distinguais vaguement une forme humaine. Celle-ci semblait agitée et remuait vivement les bras tout en poussant des râles. Terrorisé par cette vision Lovecraftienne, je m’approchais en faisant attention de ne pas trahir ma présence. Il me fallut plusieurs minutes pour enfin trouver une planque d’où je pouvais observer la scène. Et quelle scène ! Mme Morel, la bibliothécaire, était assise devant une pile de livres. Rien d’anormal jusque-là. Cependant, elle avait un verre de vin dans la main gauche tandis que de la main droite elle déchirait consciencieusement une-à-une les pages d’un livre avant...de les manger ! Le rituel était immuable : elle mastiquait le papier, encore et encore, puis buvait une gorgée. Elle reposait alors son verre et ses yeux se révulsaient tandis que ses bras se mettaient à battre furieusement le vide. Cette « transe » durait plus ou moins longtemps et Mme Morel manqua par deux fois de s’effondrer de sa chaise à tel point qu’après chaque dégustation, il lui fallait un certain temps pour recouvrer totalement ses esprits.
Je restais interdit, à me frotter les yeux. Mais après une transe plus forte que les autres, je ne pus malencontreusement réprimer un « oh putain » d’effroi. Conscient de mon erreur, j’essayais de me camoufler derrière une étagère contenant l’Encyclopédie Universalis, mais c’était trop tard. Elle m’avait entendu. Elle leva brusquement la tête et interrogea : « Qui est là ? ». Les secondes s’égrainèrent dans un silence assourdissant. Elle posa alors un ultimatum au peureux que je suis : « Répondez ou j’appelle la police ! ».
Mes possibilités étaient limitées : la seule issue (la porte d’entrée) était certainement fermée à clef à cette heure-ci. C’était même plus que probable maintenant que je découvrais le passe-temps loufoque de la maitresse des lieux. J’étais coincé. Il ne me restait plus qu’à me dévoiler. Le soulagement se dessina sur le visage de Mme Morel lorsqu’elle m’aperçût.
– M. Paul, on s’est encore perdu ?
– Mme Morel, on a une petite fringale ?
Elle gloussa nerveusement. L’atmosphère s’était détendue. Elle me connaissait bien : j’avais ma carte depuis plus de dix ans et nous avions longuement discuté de littérature. Egalement bien plus rassuré, je repris alors:
– Veuillez m’excuser, cela va peut-être vous sembler abrupte : mais bon sang, qu’est-ce que vous êtes en train de faire ?
– Je voyage.
Je la fixais bêtement en clignant des yeux. Décidément, elle ne semblait plus avoir toute sa tête. Elle observa mon désarroi en souriant.
– Je vois bien votre incompréhension. Mais c’est en réalité très simple. Vous vous souvenez certainement de ma récente absence durant près de 6 mois ? J’acquiesçais. Eh bien, depuis mon AVC, car c’est de cela dont il s’agissait, ma vie a changé. Je ne peux plus lire, comble de l’ironie pour une bibliothécaire ! Enfin, pour être plus précise, les mots défilent, je comprends leur sens, mais je ne m’évade plus avec eux. Cet accident a marqué la fin de mon voyage avec les livres...Mais depuis, j’ai découvert quelque chose d’incroyable !
– Que le papier passe bien avec du bon vin ?
– C’est presque ca...
– Mais, enfin, c’est insensé ! M’exclamais-je.
– Et pourquoi donc ? C’est un miracle plutôt ! Depuis que je mange les livres, je me plonge dans les histoires comme jamais, ou plutôt, elles sont en moi : les lignes éclatent dans mon cerveau, les couleurs m’éblouissent, je marche dans la neige quand je lis Tolstoï, je sens le souffle chaud du Balrog de Tolkien dans mon cou, je traverse les galaxies avec Asimov, mon crâne craque quand l’Angoisse de Baudelaire y plante son drapeau...c’est plus qu’un voyage ! On ne compte plus les miracles à Lourdes et personne ne remet en question leur véracité ! Assena-t-elle en frappant sur la table.
Je ne relevais pas la logique bancale de cet argument mais je ne pus m’empêcher de penser que les véritables capacités de notre esprit étaient encore inconnues.
– Cela me semble fou...Personne d’autre ne vous a découverte?
Elle me regarda avec une petite moue, comme si je venais de dire une absurdité.
– C’est une passion onéreuse pour nos comptes et je déteste abîmer les livres. Je ne m’accorde ce plaisir, ici, qu’une fois par mois. Mais heureusement, je peux faire passer discrètement les pertes sur le compte de nos abonnés négligents.
Elle m’observa alors longuement, consciente de ce qu’elle venait de me révéler. Si je ne me taisais pas, cela pouvait lui coûter son travail et lui faire gagner une camisole. Tandis que je raisonnais, elle se leva de sa chaise et je pu remarquer les marques de sueur sous son chandail. Décidément, l’expérience semblait intense...Elle découpa alors méthodiquement une page d’un ouvrage et me la tendit. Mes yeux se posèrent sur les premières lignes : « des esturgeons magnifiques, longs de neuf à dix mètres, animaux de grande marche, heurtaient d’une queue puissante la vitre des panneaux...». Elle me regarda et ajouta avec un sourire :
– Allez-y...vous ne serez pas déçu, c’est du Jules Vernes !
Sans réfléchir plus longtemps, je froissais la feuille et, d’un coup sec, fourrais la boulette dans ma bouche. Le voyage semblait prometteur.
Aucun doute, les bruits provenaient du fond de la bibliothèque. Une petite lampe éclairait une table à proximité de laquelle je distinguais vaguement une forme humaine. Celle-ci semblait agitée et remuait vivement les bras tout en poussant des râles. Terrorisé par cette vision Lovecraftienne, je m’approchais en faisant attention de ne pas trahir ma présence. Il me fallut plusieurs minutes pour enfin trouver une planque d’où je pouvais observer la scène. Et quelle scène ! Mme Morel, la bibliothécaire, était assise devant une pile de livres. Rien d’anormal jusque-là. Cependant, elle avait un verre de vin dans la main gauche tandis que de la main droite elle déchirait consciencieusement une-à-une les pages d’un livre avant...de les manger ! Le rituel était immuable : elle mastiquait le papier, encore et encore, puis buvait une gorgée. Elle reposait alors son verre et ses yeux se révulsaient tandis que ses bras se mettaient à battre furieusement le vide. Cette « transe » durait plus ou moins longtemps et Mme Morel manqua par deux fois de s’effondrer de sa chaise à tel point qu’après chaque dégustation, il lui fallait un certain temps pour recouvrer totalement ses esprits.
Je restais interdit, à me frotter les yeux. Mais après une transe plus forte que les autres, je ne pus malencontreusement réprimer un « oh putain » d’effroi. Conscient de mon erreur, j’essayais de me camoufler derrière une étagère contenant l’Encyclopédie Universalis, mais c’était trop tard. Elle m’avait entendu. Elle leva brusquement la tête et interrogea : « Qui est là ? ». Les secondes s’égrainèrent dans un silence assourdissant. Elle posa alors un ultimatum au peureux que je suis : « Répondez ou j’appelle la police ! ».
Mes possibilités étaient limitées : la seule issue (la porte d’entrée) était certainement fermée à clef à cette heure-ci. C’était même plus que probable maintenant que je découvrais le passe-temps loufoque de la maitresse des lieux. J’étais coincé. Il ne me restait plus qu’à me dévoiler. Le soulagement se dessina sur le visage de Mme Morel lorsqu’elle m’aperçût.
– M. Paul, on s’est encore perdu ?
– Mme Morel, on a une petite fringale ?
Elle gloussa nerveusement. L’atmosphère s’était détendue. Elle me connaissait bien : j’avais ma carte depuis plus de dix ans et nous avions longuement discuté de littérature. Egalement bien plus rassuré, je repris alors:
– Veuillez m’excuser, cela va peut-être vous sembler abrupte : mais bon sang, qu’est-ce que vous êtes en train de faire ?
– Je voyage.
Je la fixais bêtement en clignant des yeux. Décidément, elle ne semblait plus avoir toute sa tête. Elle observa mon désarroi en souriant.
– Je vois bien votre incompréhension. Mais c’est en réalité très simple. Vous vous souvenez certainement de ma récente absence durant près de 6 mois ? J’acquiesçais. Eh bien, depuis mon AVC, car c’est de cela dont il s’agissait, ma vie a changé. Je ne peux plus lire, comble de l’ironie pour une bibliothécaire ! Enfin, pour être plus précise, les mots défilent, je comprends leur sens, mais je ne m’évade plus avec eux. Cet accident a marqué la fin de mon voyage avec les livres...Mais depuis, j’ai découvert quelque chose d’incroyable !
– Que le papier passe bien avec du bon vin ?
– C’est presque ca...
– Mais, enfin, c’est insensé ! M’exclamais-je.
– Et pourquoi donc ? C’est un miracle plutôt ! Depuis que je mange les livres, je me plonge dans les histoires comme jamais, ou plutôt, elles sont en moi : les lignes éclatent dans mon cerveau, les couleurs m’éblouissent, je marche dans la neige quand je lis Tolstoï, je sens le souffle chaud du Balrog de Tolkien dans mon cou, je traverse les galaxies avec Asimov, mon crâne craque quand l’Angoisse de Baudelaire y plante son drapeau...c’est plus qu’un voyage ! On ne compte plus les miracles à Lourdes et personne ne remet en question leur véracité ! Assena-t-elle en frappant sur la table.
Je ne relevais pas la logique bancale de cet argument mais je ne pus m’empêcher de penser que les véritables capacités de notre esprit étaient encore inconnues.
– Cela me semble fou...Personne d’autre ne vous a découverte?
Elle me regarda avec une petite moue, comme si je venais de dire une absurdité.
– C’est une passion onéreuse pour nos comptes et je déteste abîmer les livres. Je ne m’accorde ce plaisir, ici, qu’une fois par mois. Mais heureusement, je peux faire passer discrètement les pertes sur le compte de nos abonnés négligents.
Elle m’observa alors longuement, consciente de ce qu’elle venait de me révéler. Si je ne me taisais pas, cela pouvait lui coûter son travail et lui faire gagner une camisole. Tandis que je raisonnais, elle se leva de sa chaise et je pu remarquer les marques de sueur sous son chandail. Décidément, l’expérience semblait intense...Elle découpa alors méthodiquement une page d’un ouvrage et me la tendit. Mes yeux se posèrent sur les premières lignes : « des esturgeons magnifiques, longs de neuf à dix mètres, animaux de grande marche, heurtaient d’une queue puissante la vitre des panneaux...». Elle me regarda et ajouta avec un sourire :
– Allez-y...vous ne serez pas déçu, c’est du Jules Vernes !
Sans réfléchir plus longtemps, je froissais la feuille et, d’un coup sec, fourrais la boulette dans ma bouche. Le voyage semblait prometteur.