Génération désengagée

Longtemps, je me suis engagé de bonne heure. Je me souviens du bouffi au houblon, Malback cloué au bec et survêt ajusté au ras du bide qui hurlait comme un verrat avant l'émasculation. « Mais putain, le rouquin, engage-toi, merde. Engage toi à droite » . Et moi, piquet aux genoux raides, planté sur le terrain en stabilisé et mort de trouille, tentant vainement de m'engager. A droite, à gauche, au centre, sans jamais trop voir le ballon, ni l'intérêt de courir sans. Je n'avais pas l'idée encore du fil de la vie, mais déjà, dans la boue et les flaques, je devais m'engager. Finalement, c'est devenu une routine. D'aussi loin que je m'en souvienne, je me suis engagé un nombre de fois hallucinant. Sans moufter. Sans broncher. Sans protester ni trop réfléchir. S'engager, c'était la certitude de faire fuir les emmerdes, c'était la promesse de satisfaire autrui. Mon père qui réclamait de l'engagement dans mes études. Des flirts qui espéraient des engagements sincères. Pourquoi refuser ? M'engager me laissait une paix royale.
Et puis, pourquoi le taire, je suis l'un de ces enfants de la génération Mitterrand. Engagé contre le racisme avec une main ouvert sur le blouson jaune pétant. Engagé à ce que personne ne touche à mon pote. Engagé comme porte-voix d'un lycée provincial quand Malik Oussekine tombait sous la matraque. Engagé devant les manifs, forte tête, forte bouche, forte voix. A mon adolescence ingrate, le poil famélique et l'idée d'une certaine virilité en berne, s'engager me semblait comme une possibilité vers les jupes des filles. C'est pourquoi je me suis engagé. A coller des affiches pour la génération susdite, à militer dans les rangs touffus des jeunesses socialistes qui ne vivaient que de courants obscurs. Là, j'ai peiné à m'engager. Fabius ou Rocard ? Je ne me suis dégagé du débat en restant engagé partout. Dans mes études pour plaire, dans des amourettes erratiques pour me convaincre. Dans mes fougues de gauche pour me mentir, non sur le fond, mais pour leurs réelles ambitions. A la fac, je me suis engagé pour un syndicat, pour une association, pour une fédération. Et ce qui devait arriver arriva : à force de m'engager, je me suis engagé devant monsieur le maire. Pour le meilleur et pour le pire. J'avais échappé à engagez-vous et vous verrez du pays, je ne pouvais m'épargner engagez vous et fondez une famille.

C'est bien loin déjà. Aujourd'hui, je me suis dégagé. De tout. Mon père est mort, moins que les jeunesse socialistes, mais mort tout de même. Mes amourettes devenues sérieuses ont entamé mon engagement proverbial. Je me suis dégagé et la suivante m'a dégagé. Match nul, je n'est jamais su m'engager dans les couloirs, il disait le plouc le long de la ligne de touche, avec sa clope et son ventre Kronenbourg. Je me suis dégagé des moments et de l'espace en choisissant mes désengagements. La sagesse du temps et l'expérience des ans, ou l'inverse, m'ont dicté la prudence face à l'engagement. Comme si s'engager ou engager corrompaient la liberté en imposant l'absolu d'une rivière sans retour. Si je dois m'engager, ce qui m'arrive de moins en moins, je fais comme avec les melons. Je soupèse, je tâte, je renifle. Je ne suis plus du genre à m'engager comme ça. Je n'en ai pas le loisir. Mais sur la ligne de front de mes progénitures, issues de mes engagements avec leurs mères, je regarde les combats neufs et les étendards du jour. Comme n'importe quel désengagé, j'encourage leurs engagements. Il n'y a rien de pire que de ne jamais s'engager comme un taureau. Ce serait gâter le goût fabuleux de l'engagement clairvoyant, et du désengagement réfléchi aux chimères de jeunesse qui font vibrer les âmes et danser les amours de brouillon.