Vivez, ah ! Vivez donc, et qu'importe la suite ! N'ayez pas de remords.
Blaise Cendras
Augustin avait toujours été philosophe. Il tenait ça de son arrière-grand-père qui, après
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Froide Vengeance
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Mark White avait pris l'habitude de se promener chaque matin dans Central Park, balançant sa canne d'avant en arrière comme pour accentuer la désinvolture avec laquelle il envisageait la fuite inexorable du temps. Un siècle d'une vie bien remplie viendrait bientôt plomber sa frêle carcasse, mais le sémillant médecin à la retraite s'en moquait comme de son premier stéthoscope. Et pour cause. Son dernier bilan de santé frisait l'indécence : une tension de jeune homme, des artères aussi peu encombrées qu'une autoroute du Nevada, une glycémie parfaite, un cholestérol inexistant, un œil de lynx et une ouïe de requin. En un mot : un spécimen, qui fascinait les spécialistes de tous poils.
Ce matin-là, la brume printanière annonçait une belle journée ensoleillée. Mark quitta son appartement de l'Upper East Side pour se diriger vers le Réservoir, endroit qu'il affectionnait tout particulièrement pour sa vue imprenable sur Central Park West, et encore plus en cette saison où les cerisiers en fleurs lui rappelaient la douceur de l'existence dans cette ville qui lui avait tant donné. Il s'arrêta un instant sur le pont gothique, le n° 28, son préféré, celui dont la courbe des ferronneries lui rappelait l'église de son enfance, loin, très loin des rives de l'Hudson. Il n'avait jamais regretté son départ précipité d'Europe ni son installation à New York, terre d'accueil qu'il avait tout de suite adoptée avec l'enthousiasme du conquérant. Après avoir fait le tour du Réservoir, il se dirigea tranquillement vers le sud, flânant dans les allées avec une insouciance presque arrogante. Il était encore tôt, et les quelques joggeurs qui croisèrent son chemin ne prêtèrent aucune attention au vieillard un peu voûté qui cheminait d'un pas alerte, ni à l'homme élancé au visage fermé qui le suivait à bonne distance et qui imaginait déjà les gros titres de la presse new-yorkaise le lendemain : « Meurtre mystérieux à Manhattan », à moins que des journalistes un peu moins scrupuleux ne s'aventurent d'emblée sur le terrain glissant de l'insécurité que l'on croyait pourtant en net recul...
Il ferma les yeux et se repassa encore une fois le dernier acte de sa mission.
Mark ne l'avait même pas vu arriver, occupé qu'il était à donner du pain à quelques pigeons trop bien nourris. Gaspard s'était assis sur le rebord de la fontaine, et lorsque Mark avait tourné vers lui ses yeux malveillants, il avait sorti son stylet et regardé le vieux déchet droit dans les yeux. Tandis qu'il enfonçait la dague, il avait murmuré « matricule 4458 » et perçu, enfin, une lueur dans l'œil du vieillard, une expression d'effroi qui signifiait que l'homme avait compris.
Même dans les scénarios les plus fous, Gaspard n'aurait pas imaginé que le destin place sur son chemin un lieu aussi symbolique que la fontaine Bethesda comme théâtre de sa vengeance. Juste retour des choses.
Gaspard passa son index sur sa cicatrice, cette balafre qu'il s'était lui-même infligée soixante-huit ans plus tôt pour ne plus voir la marque indélébile que Mark Hauser, médecin au camp d'Auschwitz, avait incrustée sur son avant-bras.
Ce matin-là, la brume printanière annonçait une belle journée ensoleillée. Mark quitta son appartement de l'Upper East Side pour se diriger vers le Réservoir, endroit qu'il affectionnait tout particulièrement pour sa vue imprenable sur Central Park West, et encore plus en cette saison où les cerisiers en fleurs lui rappelaient la douceur de l'existence dans cette ville qui lui avait tant donné. Il s'arrêta un instant sur le pont gothique, le n° 28, son préféré, celui dont la courbe des ferronneries lui rappelait l'église de son enfance, loin, très loin des rives de l'Hudson. Il n'avait jamais regretté son départ précipité d'Europe ni son installation à New York, terre d'accueil qu'il avait tout de suite adoptée avec l'enthousiasme du conquérant. Après avoir fait le tour du Réservoir, il se dirigea tranquillement vers le sud, flânant dans les allées avec une insouciance presque arrogante. Il était encore tôt, et les quelques joggeurs qui croisèrent son chemin ne prêtèrent aucune attention au vieillard un peu voûté qui cheminait d'un pas alerte, ni à l'homme élancé au visage fermé qui le suivait à bonne distance et qui imaginait déjà les gros titres de la presse new-yorkaise le lendemain : « Meurtre mystérieux à Manhattan », à moins que des journalistes un peu moins scrupuleux ne s'aventurent d'emblée sur le terrain glissant de l'insécurité que l'on croyait pourtant en net recul...
***
Assis sur le rebord inférieur de la fontaine Bethesda, les mains jointes autour du pommeau de sa canne fermement plantée dans le sol, Mark semblait s'être assoupi, le menton replié sur sa poitrine. Ce fut un touriste italien qui, intrigué, s'approcha du vieillard, suffisamment près pour apercevoir la partie argentée du stylet qui lui avait transpercé le cœur.***
Dans l'avion qui le ramenait vers Paris, Gaspard ne pouvait s'empêcher de frotter la cicatrice qu'il avait sur le bras tout en regardant le ciel cotonneux à travers le hublot. C'était devenu un véritable tic, lorsqu'il sentait la machine de ses nerfs se mettre en branle et s'agiter comme un diable à ressort dans la boîte perméable de ses émotions. Malgré l'avalanche de rides et de peau froissée que les années avaient imprimées sur le visage de Mark, Gaspard avait retrouvé avec stupeur cet air suffisant, ce même regard impavide, ces lèvres minces et serrées qui ne s'ouvraient que pour afficher un sourire carnassier, celui de la hyène émoustillée par la putrescence des corps, charogne parmi les charognes. Sa quête avait été le travail de toute une vie. Des années passées à traquer sans relâche celui qui avait fait de tout son être un champ de ruines. Alors lorsque son médecin lui avait annoncé qu'une maladie incurable le condamnait à plus ou moins court terme, il comprit qu'il n'avait plus de temps à perdre. Il ferma les yeux et se repassa encore une fois le dernier acte de sa mission.
Mark ne l'avait même pas vu arriver, occupé qu'il était à donner du pain à quelques pigeons trop bien nourris. Gaspard s'était assis sur le rebord de la fontaine, et lorsque Mark avait tourné vers lui ses yeux malveillants, il avait sorti son stylet et regardé le vieux déchet droit dans les yeux. Tandis qu'il enfonçait la dague, il avait murmuré « matricule 4458 » et perçu, enfin, une lueur dans l'œil du vieillard, une expression d'effroi qui signifiait que l'homme avait compris.
Même dans les scénarios les plus fous, Gaspard n'aurait pas imaginé que le destin place sur son chemin un lieu aussi symbolique que la fontaine Bethesda comme théâtre de sa vengeance. Juste retour des choses.
Gaspard passa son index sur sa cicatrice, cette balafre qu'il s'était lui-même infligée soixante-huit ans plus tôt pour ne plus voir la marque indélébile que Mark Hauser, médecin au camp d'Auschwitz, avait incrustée sur son avant-bras.
bravo Céline