Fournaise sur l'Atlantique

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Je m'appelle Yann Kermadec et je suis prêt à tout pour vivre mon rêve d'Amérique, même à connaître l'enfer. Alors, quand le gros Louis m'a parlé d'un engagement pour traverser l'Atlantique, je n'ai pas hésité. Quitter le pays de Penmarc'h et la misère, là tout au bout du pays Bigouden, là où le phare d'Eckmühl a éclairé mes nuits et mes rêves autant que l'océan infini aux récifs menaçants. Quitter le vent, le cri des mouettes sur la lande, mais quitter Enora. Je la retrouverai fortune faite, je lui ai promis. Elle a pleuré, elle m'attendra, mais une fille ça coûte à Penmarc'h.
J'ai à peine seize ans, grand et costaud, j'ai menti sur mon âge pour embarquer. J'ai écrit mon nom au bas de la page, lentement avec la plume d'acier, sans lire le contrat, premier pas vers Ellis Island, la porte d'entrée du paradis.

Avec d'autres gars, je suis descendu à fond de cale, chaudière numéro six, je suffoque, mais il faut tenir. C'est l'enfer à bord, le bruit, la chaleur et l'air qui brûle la gorge. Les hurlements du Crabe aussi, c'est le surnom du contremaître, une teigne au regard fourbe. Dès mon arrivée, un gars m'a dit de m'en méfier, la vie est pourrie pour les soutiers comme nous, mais il peut la rendre encore plus insupportable. Odeurs de vomissure et d'huile de moteur. C'est le prix à payer pour vivre mon rêve de fortune. Le Crabe m'a donné une pelle comme aux autres. D'un mauvais regard, il m'a prévenu : « Prends-en soin, c'est ton passeport pour l'Amérique et cette pelle est plus utile que toi. Sans elle, tu n'existes pas, tu n'es qu'un poids mort ». Il ajouta d'un regard malveillant et d'un sourire mauvais : « Et les poids morts, je m'en débarrasse sans hésiter, bienvenue en enfer et au boulot... »

Le Crabe hurle quand la cadence pour nourrir la chaudière fléchit. Le monstre est insatiable, la chaudière six alimente la turbine, elle est plus gourmande qu'un Moloch démoniaque. Je ne sens plus mes muscles endoloris et mes mains sont couvertes d'ampoules qui éclatent et libèrent un pus jaunâtre. Pas le temps de boire l'eau trop chaude au risque de faire baisser la cadence. La pause et la relève sont encore loin et j'ai transpiré toute l'eau de mon corps. Plus une goutte pour pisser. Tenir le coup, coûte que coûte. Chaque pelletée me rapproche de l'Amérique, c'est ce que je me dis, Ellis Island, la statue de la Liberté que je ne connais qu'en photo. Envie de défoncer la tête du Crabe à coups de pelle.

Chaudière six, ça veut dire qu'il y en a au moins cinq autres, avec des gars comme nous, occupés à les alimenter pour produire la vapeur qui fait tourner la turbine. Combien sommes-nous à trimer comme des bêtes dans le bruit et dans la fournaise ? Dans la poussière de charbon et les odeurs animales, la sueur ? Les mains en sang maintenant. Un gars m'a dit que nous sommes trois cents dans les soutes. Un Breton de Paimpol qui ne voulait plus partir pour la pêche à la morue sur les terre-neuvas. Ça m'a fait du bien de parler breton. Lui aussi rêve de fortune. On s'est juré de découvrir New York ensemble. Quand on sera arrivé, après l'enfer. Il s'appelle Erwan.

La fournaise rend les hommes fous, ils sont prêts à cogner pour un regard de travers, un mot de trop ou un geste mal compris. Le Crabe a séparé deux gars qui étaient prêts à s'entretuer pour une broutille. Ils avaient sorti des couteaux, mais il les a neutralisés sans effort. On ne peut rien contre le Crabe. À la pause, j'ai du mal à avaler ma ration, une bouillie infâme. Depuis combien de temps suis-je dans cet enfer ? La traversée se fait en quatre à cinq jours. Mais à fond de cale on ne fait pas la différence entre le jour et la nuit, les flammes de la chaudière nous enveloppent de leurs caresses rougeoyantes. Nos gueules sont noires de la poussière du charbon, je pense au vent et aux mouettes au pays. Les tempêtes qui couvrent d'embruns glacés les marins. Je crois en sentir le goût salé, mais ce ne sont que quelques gouttes de transpiration noircie. Malgré la chaleur, je frissonne à ce souvenir du pays.

Je déteste cette pelle qui n'a rien à voir avec les outils que nous utilisons dans les champs. Erwan va rejoindre un oncle parti il y a des années, il me propose de l'accompagner après avoir fait le tour de New York. Je refuse poliment, je sens confusément qu'il me faut être seul pour réaliser mon projet. Mes mains sont ma force et pour l'instant, je les protège avec un linge réduit en charpie. En sang, elles me font souffrir à chaque pelletée. Dans ma maigre sacoche, il y a l'adresse d'Enora sur un bout de papier, j'enverrai des nouvelles, j'ai promis.

Le Crabe s'est radouci avec nous, traités comme des galériens. Pour nous encourager, il promet une prime si le paquebot bat le record de vitesse de la traversée de quatre jours et dix heures. Alors chacun redouble d'efforts pour que la Compagnie accroche le ruban bleu sur la coque du bateau. Une prime ! Quelques dollars de plus qui compléteront mes maigres économies et mon salaire pour la traversée. Cet espoir de prime me met du baume au cœur. Certains chantent des chants du pays, des chants de marins malgré la chaleur qui a encore augmenté. Le contremaître ne dit rien et laisse faire. Si la cadence tient. Un gars à côté de moi s'est écroulé sur le sol, dans une flaque d'eau noirâtre, mélange de poussière de charbon, d'eau et d'huile de mécanique. Adieu la prime pour lui. Maintenant, j'arrive à dormir un peu malgré le bruit des machines et l'air surchauffé. On s'habitue à tout, même à l'enfer...

Je pourrai écrire à Enora que j'ai connu les flammes de l'enfer avant d'atteindre le paradis. Douce Enora que j'emmènerai dans mon nouveau pays sur ce bateau, j'en fais le serment. Nous voyagerons dans une cabine de première classe, peut-être même que nous serons invités à la table du commandant... Quatre jours et dix heures... si nous mettons moins de temps, à moi la prime ! Alors je ne sens plus mes muscles endoloris, ni la faim, ni la soif. Je crache des glaires noires, saloperie de poussière de charbon... Retrouver l'air du port, Ellis Island, la statue plus grande qu'un phare qui accueille les nouveaux arrivants, entendre la sirène du bateau et les cris des mouettes dans le port avant de découvrir New York. Je sais que je vais réussir, amasser les dollars en étant dur à la tâche, peut-être chercher de l'or, du pétrole. Continuer vers l'Ouest, encore... Encore une pelletée dans ce satané Moloch... Combien de tonnes de charbon aura-t-il englouties sans être rassasié depuis notre départ ? Le Crabe le sait sûrement, mais personne ne lui pose de questions. Dans cet enfer, il est pire que le diable et plus puissant encore... Je crois bien qu'il n'hésiterait pas à se débarrasser d'un blessé pour ne pas perdre de temps et je frémis à cette idée.

Au village, personne n'a été surpris de mon départ. Le père était déçu de perdre une paire de bras, Yvonnick l'ainé, fera tourner la maigre exploitation. Enora a pleuré, elle attendra, c'est juré, mais peut-être ses parents ont-ils un promis à lui présenter ? Je chasse cette idée et la jette au fond de la chaudière en crachant. C'est pour elle que je charrie ce charbon, le dos cassé, les muscles brisés et la gorge brulée par cet air de fournaise, tout droit sorti des entrailles de la Terre.

Erwan m'a dit qu'une fois Terre-Neuve passée, le voyage ne sera plus qu'une question d'heures avant de retrouver l'air et les embruns marins. Alors je sais que je vais tenir, pour mes rêves, pour Enora et pour ne pas donner le plaisir au Crabe de m'arracher la pelle des mains et m'enlever la prime. Le breton de Paimpol m'a dit aussi que le paquebot est le plus grand et le plus beau de la Compagnie, insubmersible il a ajouté. Dehors il fait froid et l'océan est glacé. Je peine à le croire, au fond de la cale du Titanic à nourrir sans fin le monstre insatiable, « nous avons fait le plus gros du trajet, pensez à la prime feignants ! » a hurlé le Crabe. Nous sommes le quatorze avril et moins de quatre cents milles nous séparent de Terre-Neuve...

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