J’ai beau chercher dans l’aube du soir
Ces signes de toi qui se font rares
Le regard embué par l’écume
De ces vagues... [+]
Antoine marchait d’un pas lourd, usé, fatigué, son sac-cabas à la main, une cigarette de l’autre. Il longeait le mur sombre et froid en béton armé de la cité universitaire. Il rentrait chez lui. Il était dix-neuf heures. Le ciel gris et pesant était semblable à son humeur, terne, froide, comme vieillie par les heures, les jours, les années qu’il avait passées entre ces murs. L’hiver était bien là et le froid lui glaçait les extrémités. Il terminait, ou du moins il était censé terminer sa thèse de Psychologie, une thèse qu’il décrivait quand il en parlait, comme un essai sur les relations psychologiques entre les anciens combattants et la nation redevable, ou quelque chose comme ça... Il n’avait pas vraiment avancé, depuis deux ans qu’il travaillait dessus, et regrettait souvent le parcours qu’il avait choisi. Il se souvenait, ses années de licence en province, près de ses parents de ses amis, de son chien. Il regrettait ses années d’insouciance, de flirts, de beuveries aussi. Il se rappelait, quand, lycéen, il rêvait de l’Université. Il l’avait placée sur un piédestal, voyant en elle un formidable monde de liberté, de possibilités, de rencontres, de découvertes, d’aventures.
A son arrivée à Paris, il avait gouté pour la première fois aux affres du métro, des retards, de l’angoisse d’attraper la rame à la sirène avant que les portes ne se referment. Il avait gouté aux galères de la recherche d’un logement, et après vingt-six tentatives infructueuses, il s’était finalement terré dans une minuscule chambre d’une cité universitaire comme toutes les autres, où chaque pièce, semblable à elle-même, n’était que le reflet de la misère dans laquelle il vivait. Il avait pensé d’abord à une chance, une opportunité, son premier logement, son premier goût de liberté. Il allait enfin pouvoir faire ce qu’il voulait, quand il voulait, avec ceux qu’il appréciait. En réalité, tout le contraire était arrivé. Chaque mois, après l’obtention de ses misérables aides financières, seuls quelques euros lui restait pour manger. Or, il sacrifiait souvent cet argent à des fins moins essentielles, bien moins essentielles.
Tandis que dans le bâtiment-clapier, comme il l’appelait, résonnait une ambiance particulière, celle de la maladie impalpable de l’étudiantite aigüe, les étudiants sillonnaient les couloirs, sac à dos à la main en rentrant chez eux. Après avoir gravi les soixante dix huit marches qui le séparaient de la porte de sa minuscule mansarde, il entra finalement, et referma la porte, à double tour, comme tous les jours.
Il franchit mollement les quelques mètres qui le séparaient de son réfrigérateur, pris une bouteille de bière, alluma sa chaîne hifi, avant de s’écrouler dans le vieux fauteuil en skaï qu’il avait hérité de son oncle. Antoine affectionnait particulièrement la musique, et en particulier le Jazz, cela le détendait. Il mit alors un disque de Coltrane, et descendit sa bière d’un seul trait, avant d’en reprendre une autre instantanément, machinalement.
Il n’avait même plus goût aux études qu’il faisait. La psychologie s’était transformée pour lui, peu à peu, en un vague souvenir, l’image brumeuse d’un rêve qu’il avait caressé, fraichement diplômé d’un bac littéraire avec mention Bien. Il avait apprécié les bancs de la fac, les cours de ses professeurs, ses après-midi à la bibliothèque. Mais aujourd’hui quand il était amené à évoquer ses études, il en parlait vaguement et seulement quand il voyait ses parents, ses amis, vantant les travaux d’Abraham Maslow ou surtout de Freud qu’il avait admiré et considéré presque comme un père spirituel. Mais tout cela était bien loin pour lui. La solitude l’avait peu à peu submergé. Il s’était enfermé dans une routine telle, que les journées qui passaient ressemblaient à un long et lent chemin de croix. D’ailleurs, des journées, il n’en voyait plus vraiment la lumière, préférant malgré lui les nuits qu’il passait à écouter du Jazz, à ne rien faire, et à boire, beaucoup boire.
A mesure que les bouteilles vides s’accumulaient sur sa petite table en préfabriqué suédois, aux rythme d’Alabama et d’Ev’ry timeWe say Goodbye qui passaient en boucle, Antoine commençait à chercher un but à sa nuit, qui s’annonçait longue, comme toutes les autres. Aux alentours de minuit, il décida d’allumer son ordinateur, pour jouer au poker en ligne, la seule activité qui lui donnait encore un soupçon de motivation. Il prit une douzième bière dans le pack qu’il avait posé sur la table basse, et se connecta machinalement à une partie. Le poker, en dehors de la misérable bourse et de l’aide au logement qu’il recevait, était sa seule source de revenus. Il n’était pas vraiment doué, pas vraiment mauvais, mais il réussissait malgré tout à gagner quelques euros avec ses jeux, ce qui lui permettait tant bien que mal de subsister, se restreignant sur la nourriture dont il n’avait plus vraiment le goût, ni l’envie. Il regrettait, nostalgique, les soirées qu’il avait pu passer aux côté de ses amis, en licence. Il y pensait constamment, à ses fêtes étudiantes, à ses apéros « happy hour », à ses copines d’une nuit, à ses réveils incongrus, dans les bras d’un inconnu à l’autre bout de la ville. Il se remémorait les belles heures d’été, passées allongé dans l’herbe du parc du campus, à rêvasser en regardant les nuages et en pensant à l’avenir. Il savait que depuis ce temps il avait pris gout à l’alcool. Il y avait même développé une certaine dépendance. Il en était conscient, et en psychologue de formation, avait tenté d’analyser sa consommation et d’en chercher des causes, sans réel succès. Il en avait un peu parlé à ses amis, qui n’y voyaient pas de réel problème. Il avait consulté un alcoologue, une fois, sans trop y croire, et voyait régulièrement son médecin traitant qu’il lui prescrivait du valium en grande quantité sans même savoir si cela lui était bénéfique.
Au bout de deux heures de jeux et de la vingt-cinquième répétition d’Alabama de Coltrane, il décida d’abandonner le poker pour un temps et de fermer l’écran de son ordinateur. En se frottant les yeux d’un revers de main, il prit une autre bière, pour avaler un comprimé d’anxiolytique. Il se leva pour aller chercher une petite boite en métal négligemment cachée sous une pile de manuels de psychologie poussiéreux. Il se rassit et, mécaniquement, roula un joint d’herbe. Coltrane passait en boucle, l’ordinateur allumé marmonnait un ronronnement monotone, et les bouteilles continuaient de s’accumuler sur sa table basse, offrant un spectacle digne d’une œuvre d’art contemporain.
Antoine commençait à ressentir les effets du mélange de médicaments, d’alcool et de cannabis, et, comme chaque nuit vers cette heure ci, son esprit semblait partir dans des divagations psychédéliques. Il repensait à ses parents qu’il n’avait vus depuis plus de six mois, à ses amis dont il ne daignait plus répondre aux appels, à son directeur de thèse qui ne semblait plus vraiment s’inquiéter de ses travaux ni même de lui. Il repensait surtout à une fille, à cette fille, qu’il avait aimée, et avec qui il avait passé les plus belles années de sa vie, à cette étudiante en musique qu’il avait rencontrée par hasard chez un disquaire. Elle le hantait, comme un fantôme. Son image, il la voyait chaque nuit, en filigrane de son ivresse. Catherine, son nom résonnait désormais sans cesse dans ses songes. Quand il s’écroulait de sommeil, souvent sur le clavier de son ordinateur, elle continuait de le suivre dans ses rêves et ses cauchemars. Ce soir là, bizarrement, son nom résonnait avec la voix de Freud, qui lui répétait, sans relâche : « Catherine, Catherine, Catherine... », et Coltrane continuait de jouer de la trompette, sans s’essouffler.
Tandis qu’il fumait un deuxième pétard, il lui sembla entendre une musique qui venait de dehors. Il se leva soudain, et, titubant un peu, il ouvrit la petite fenêtre de sa chambre qui donnait sur une vaste cour en bitume, dénuée de toute végétation, sans âme. Stupéfait, il crut d’abord apercevoir ce qui lui sembla être une ombre au milieu de cette cours. Mais peu à peu, cette ombre se précisa. C’était Freud, Coltrane et sa trompette et Catherine, qui dansaient sur un As de Cœur dans un entrain tel qu’il ne put s’empêcher de sourire. Il les regarda, de longues minutes, tirant quelques longues bouffées sur son joint et buvant quelques gorgées de bières. Il se mit même à rire, à rire aux éclats. Il ne pouvait se retenir tant la valse des trois personnages de la cour était à la fois ridicule, surprenante et magnétisante.
Freud ne cessait pas de prononcer d’une voix gutturale le nom de : « Catherine, Catherine, Catherine... ». Cette voix ricochait sur les parois de la cité universitaire. Antoine sentait les vibrations de cette voix à travers les murs, que la trompette de Coltrane accompagnait dans un flot de notes si intense qu’il était presque impossible pour lui de les discerner. Et Catherine, elle, dansait, tournant sur elle-même, vêtue d’une longue robe noire dont la base se soulevait à chaque rotation. La dernière fois qu’il l’avait vue, elle portait cette même robe, noire. Il se souvenait que c’était lors du mariage de son meilleur ami, deux ans auparavant. Il avait beaucoup bu ce soir là, beaucoup trop bu, comme à chaque fois, et s’était tellement ridiculisé dans le cliché de tomber sur la pièce montée, que Catherine avait décidé de le quitter, et de ne plus le revoir. Il avait pourtant essayé de la joindre, à de maintes reprises, l’appelant, lui écrivant, la suppliant de le reprendre, mais jamais elle n’avait daigné décrocher le téléphone, ni même ouvrir ses lettres. Il était resté figé sur l’échec de cette relation.
Il était presque paralysé par le rire et cette euphorie qu’il ne contrôlait plus. Catherine devait être là pour une raison. Elle venait le sauver, le sauver de cette chambre, de ce poker en ligne, de toutes ces bières qu’il avait bues, de sa non-existence. Il en était convaincu, elle était là pour lui, pour le remettre sur pieds. Il se dit qu’il avait retrouvé un sens à sa vie, que tout serait désormais différent, qu’il reprendrait sa thèse, arrêterait le poker, les anxiolytiques, qu’il deviendrait docteur en psychologie. Il imaginait déjà, rêveur, leurs enfants courant sur le gazon d’un pavillon de banlieue, leur chien endormi paisiblement à côté du monospace, et lui, taillant les rosiers, elle étendue le long de la piscine. Oui, tout cela il le voyait, il en était persuadé, c’était la fin de son calvaire. Il devait la rejoindre. Il fallait qu’il la rejoigne.
Il posa alors sa bouteille vide et écrasa méticuleusement son joint dans le cendrier. Il mit son écharpe, sa veste en cuir, fit les lacets de ses converses et enjamba le rebord de la fenêtre qui donnait sur un faux balcon. De là il pouvait distinguer clairement la valse de l’amour de sa vie et de ses deux modèles. Il prit son souffle et cria comme s’il n’avait jamais crié : « Catherine, je suis là, et plus rien ne sera jamais comme avant ».
Il se mit alors à marcher vers elle, mais il ne pu faire qu’un pas. Du haut de son quatrième étage, Antoine s’écroula sur le bitume.
Il sentit alors comme une déchirure, mais pas de douleur. Il regarda le ciel. Les étoiles étaient à peine visibles, dissimulées par la lumière jaune des réverbères. Mais il voyait encore Catherine, Sigmund et John qui dansaient, dansaient, dansaient... La musique peu à peu s’estompait, devenant presque un murmure, et la voix de Freud semblable à un écho, ralentissait son rythme. Il ferma les yeux, et entendit une dernière fois, mais de la voix de sa bien aimée, le tendre nom de : « Catherine ».
A son arrivée à Paris, il avait gouté pour la première fois aux affres du métro, des retards, de l’angoisse d’attraper la rame à la sirène avant que les portes ne se referment. Il avait gouté aux galères de la recherche d’un logement, et après vingt-six tentatives infructueuses, il s’était finalement terré dans une minuscule chambre d’une cité universitaire comme toutes les autres, où chaque pièce, semblable à elle-même, n’était que le reflet de la misère dans laquelle il vivait. Il avait pensé d’abord à une chance, une opportunité, son premier logement, son premier goût de liberté. Il allait enfin pouvoir faire ce qu’il voulait, quand il voulait, avec ceux qu’il appréciait. En réalité, tout le contraire était arrivé. Chaque mois, après l’obtention de ses misérables aides financières, seuls quelques euros lui restait pour manger. Or, il sacrifiait souvent cet argent à des fins moins essentielles, bien moins essentielles.
Tandis que dans le bâtiment-clapier, comme il l’appelait, résonnait une ambiance particulière, celle de la maladie impalpable de l’étudiantite aigüe, les étudiants sillonnaient les couloirs, sac à dos à la main en rentrant chez eux. Après avoir gravi les soixante dix huit marches qui le séparaient de la porte de sa minuscule mansarde, il entra finalement, et referma la porte, à double tour, comme tous les jours.
Il franchit mollement les quelques mètres qui le séparaient de son réfrigérateur, pris une bouteille de bière, alluma sa chaîne hifi, avant de s’écrouler dans le vieux fauteuil en skaï qu’il avait hérité de son oncle. Antoine affectionnait particulièrement la musique, et en particulier le Jazz, cela le détendait. Il mit alors un disque de Coltrane, et descendit sa bière d’un seul trait, avant d’en reprendre une autre instantanément, machinalement.
Il n’avait même plus goût aux études qu’il faisait. La psychologie s’était transformée pour lui, peu à peu, en un vague souvenir, l’image brumeuse d’un rêve qu’il avait caressé, fraichement diplômé d’un bac littéraire avec mention Bien. Il avait apprécié les bancs de la fac, les cours de ses professeurs, ses après-midi à la bibliothèque. Mais aujourd’hui quand il était amené à évoquer ses études, il en parlait vaguement et seulement quand il voyait ses parents, ses amis, vantant les travaux d’Abraham Maslow ou surtout de Freud qu’il avait admiré et considéré presque comme un père spirituel. Mais tout cela était bien loin pour lui. La solitude l’avait peu à peu submergé. Il s’était enfermé dans une routine telle, que les journées qui passaient ressemblaient à un long et lent chemin de croix. D’ailleurs, des journées, il n’en voyait plus vraiment la lumière, préférant malgré lui les nuits qu’il passait à écouter du Jazz, à ne rien faire, et à boire, beaucoup boire.
A mesure que les bouteilles vides s’accumulaient sur sa petite table en préfabriqué suédois, aux rythme d’Alabama et d’Ev’ry timeWe say Goodbye qui passaient en boucle, Antoine commençait à chercher un but à sa nuit, qui s’annonçait longue, comme toutes les autres. Aux alentours de minuit, il décida d’allumer son ordinateur, pour jouer au poker en ligne, la seule activité qui lui donnait encore un soupçon de motivation. Il prit une douzième bière dans le pack qu’il avait posé sur la table basse, et se connecta machinalement à une partie. Le poker, en dehors de la misérable bourse et de l’aide au logement qu’il recevait, était sa seule source de revenus. Il n’était pas vraiment doué, pas vraiment mauvais, mais il réussissait malgré tout à gagner quelques euros avec ses jeux, ce qui lui permettait tant bien que mal de subsister, se restreignant sur la nourriture dont il n’avait plus vraiment le goût, ni l’envie. Il regrettait, nostalgique, les soirées qu’il avait pu passer aux côté de ses amis, en licence. Il y pensait constamment, à ses fêtes étudiantes, à ses apéros « happy hour », à ses copines d’une nuit, à ses réveils incongrus, dans les bras d’un inconnu à l’autre bout de la ville. Il se remémorait les belles heures d’été, passées allongé dans l’herbe du parc du campus, à rêvasser en regardant les nuages et en pensant à l’avenir. Il savait que depuis ce temps il avait pris gout à l’alcool. Il y avait même développé une certaine dépendance. Il en était conscient, et en psychologue de formation, avait tenté d’analyser sa consommation et d’en chercher des causes, sans réel succès. Il en avait un peu parlé à ses amis, qui n’y voyaient pas de réel problème. Il avait consulté un alcoologue, une fois, sans trop y croire, et voyait régulièrement son médecin traitant qu’il lui prescrivait du valium en grande quantité sans même savoir si cela lui était bénéfique.
Au bout de deux heures de jeux et de la vingt-cinquième répétition d’Alabama de Coltrane, il décida d’abandonner le poker pour un temps et de fermer l’écran de son ordinateur. En se frottant les yeux d’un revers de main, il prit une autre bière, pour avaler un comprimé d’anxiolytique. Il se leva pour aller chercher une petite boite en métal négligemment cachée sous une pile de manuels de psychologie poussiéreux. Il se rassit et, mécaniquement, roula un joint d’herbe. Coltrane passait en boucle, l’ordinateur allumé marmonnait un ronronnement monotone, et les bouteilles continuaient de s’accumuler sur sa table basse, offrant un spectacle digne d’une œuvre d’art contemporain.
Antoine commençait à ressentir les effets du mélange de médicaments, d’alcool et de cannabis, et, comme chaque nuit vers cette heure ci, son esprit semblait partir dans des divagations psychédéliques. Il repensait à ses parents qu’il n’avait vus depuis plus de six mois, à ses amis dont il ne daignait plus répondre aux appels, à son directeur de thèse qui ne semblait plus vraiment s’inquiéter de ses travaux ni même de lui. Il repensait surtout à une fille, à cette fille, qu’il avait aimée, et avec qui il avait passé les plus belles années de sa vie, à cette étudiante en musique qu’il avait rencontrée par hasard chez un disquaire. Elle le hantait, comme un fantôme. Son image, il la voyait chaque nuit, en filigrane de son ivresse. Catherine, son nom résonnait désormais sans cesse dans ses songes. Quand il s’écroulait de sommeil, souvent sur le clavier de son ordinateur, elle continuait de le suivre dans ses rêves et ses cauchemars. Ce soir là, bizarrement, son nom résonnait avec la voix de Freud, qui lui répétait, sans relâche : « Catherine, Catherine, Catherine... », et Coltrane continuait de jouer de la trompette, sans s’essouffler.
Tandis qu’il fumait un deuxième pétard, il lui sembla entendre une musique qui venait de dehors. Il se leva soudain, et, titubant un peu, il ouvrit la petite fenêtre de sa chambre qui donnait sur une vaste cour en bitume, dénuée de toute végétation, sans âme. Stupéfait, il crut d’abord apercevoir ce qui lui sembla être une ombre au milieu de cette cours. Mais peu à peu, cette ombre se précisa. C’était Freud, Coltrane et sa trompette et Catherine, qui dansaient sur un As de Cœur dans un entrain tel qu’il ne put s’empêcher de sourire. Il les regarda, de longues minutes, tirant quelques longues bouffées sur son joint et buvant quelques gorgées de bières. Il se mit même à rire, à rire aux éclats. Il ne pouvait se retenir tant la valse des trois personnages de la cour était à la fois ridicule, surprenante et magnétisante.
Freud ne cessait pas de prononcer d’une voix gutturale le nom de : « Catherine, Catherine, Catherine... ». Cette voix ricochait sur les parois de la cité universitaire. Antoine sentait les vibrations de cette voix à travers les murs, que la trompette de Coltrane accompagnait dans un flot de notes si intense qu’il était presque impossible pour lui de les discerner. Et Catherine, elle, dansait, tournant sur elle-même, vêtue d’une longue robe noire dont la base se soulevait à chaque rotation. La dernière fois qu’il l’avait vue, elle portait cette même robe, noire. Il se souvenait que c’était lors du mariage de son meilleur ami, deux ans auparavant. Il avait beaucoup bu ce soir là, beaucoup trop bu, comme à chaque fois, et s’était tellement ridiculisé dans le cliché de tomber sur la pièce montée, que Catherine avait décidé de le quitter, et de ne plus le revoir. Il avait pourtant essayé de la joindre, à de maintes reprises, l’appelant, lui écrivant, la suppliant de le reprendre, mais jamais elle n’avait daigné décrocher le téléphone, ni même ouvrir ses lettres. Il était resté figé sur l’échec de cette relation.
Il était presque paralysé par le rire et cette euphorie qu’il ne contrôlait plus. Catherine devait être là pour une raison. Elle venait le sauver, le sauver de cette chambre, de ce poker en ligne, de toutes ces bières qu’il avait bues, de sa non-existence. Il en était convaincu, elle était là pour lui, pour le remettre sur pieds. Il se dit qu’il avait retrouvé un sens à sa vie, que tout serait désormais différent, qu’il reprendrait sa thèse, arrêterait le poker, les anxiolytiques, qu’il deviendrait docteur en psychologie. Il imaginait déjà, rêveur, leurs enfants courant sur le gazon d’un pavillon de banlieue, leur chien endormi paisiblement à côté du monospace, et lui, taillant les rosiers, elle étendue le long de la piscine. Oui, tout cela il le voyait, il en était persuadé, c’était la fin de son calvaire. Il devait la rejoindre. Il fallait qu’il la rejoigne.
Il posa alors sa bouteille vide et écrasa méticuleusement son joint dans le cendrier. Il mit son écharpe, sa veste en cuir, fit les lacets de ses converses et enjamba le rebord de la fenêtre qui donnait sur un faux balcon. De là il pouvait distinguer clairement la valse de l’amour de sa vie et de ses deux modèles. Il prit son souffle et cria comme s’il n’avait jamais crié : « Catherine, je suis là, et plus rien ne sera jamais comme avant ».
Il se mit alors à marcher vers elle, mais il ne pu faire qu’un pas. Du haut de son quatrième étage, Antoine s’écroula sur le bitume.
Il sentit alors comme une déchirure, mais pas de douleur. Il regarda le ciel. Les étoiles étaient à peine visibles, dissimulées par la lumière jaune des réverbères. Mais il voyait encore Catherine, Sigmund et John qui dansaient, dansaient, dansaient... La musique peu à peu s’estompait, devenant presque un murmure, et la voix de Freud semblable à un écho, ralentissait son rythme. Il ferma les yeux, et entendit une dernière fois, mais de la voix de sa bien aimée, le tendre nom de : « Catherine ».
Merci beaucoup de m'avoir lu.