Esther et les saumons

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J'ai un lointain souvenir d'Esther, d'une silhouette fine, d'une jupe droite serrée sur ses hanches. De talons posés avec précaution sur les pavés, tôt le matin en marchant vers la gare.
C'était il y a longtemps, j'habitais Nantes, ville où je n'avais aucune attache, la vie m'y avait conduit, posé, j'apprenais à y vivre par intermittence entre deux trains, deux gares, celle de Nantes et celle du Mans, ville où mes bureaux étaient installés.
Chaque matin, je prenais le second TGV en partance pour Paris, destination Le Mans, mes bureaux étaient situés tout près de la gare. Il partait à 6h03 précisément, longtemps je me suis rappelé l'heure et la minute exacte, comme si cet horaire matinal m'avait imprégné à vie.
Grâce à la ligne LGV Atlantique qui la reliait à Paris, Le Mans prenait des allures de cité résidentielle pour Parisiens en mal de mètres carrés abordables. Le Mans tentait d'inverser la tendance, essayait de montrer qu'elle était une ville d'actions, d'économie, d'affaires. Mes bureaux étaient entre Nantes et Paris, pratiques et peu chers. Du Mans, je connaissais peu de choses, juste le Vieux Mans, le quartier d'affaires autour de sa gare TGV, et les aperçus de ses toits et de quelques terrasses, lorsque le train filait et que mon front s'appuyait contre les vitres encore claires du TGV gris bleu.
Esther aussi prenait le train. Je l'avais assez vite remarqué, tôt le matin, nous montions dans le même TGV qui n'était pas direct et s'arrêtait à Angers.
Nous appartenions à la catégorie des saumons, ceux qui remontent les rames, un peu mécaniquement. Ceux qui savent toujours où la voiture bar est située. Ceux qui savent anticiper d'un regard les messages cryptés en langage cheminot de changement de voies, de voitures sans voyageur. Ceux qui chaque matin se font bercer du bruit des rails, des voies ferrées et ne se lassent jamais de deviner qui va monter à la gare d'après.
Chaque matin, Esther marchait devant moi, à pas retenus. Chaque matin, elle sortait d'une petite longère, tout près de chez moi, comme il y en avait tant à Nantes, aux pierres grises et aux toits d'ardoises bleutées. Son compagnon se tenait toujours sur le pas de la porte pour la regarder s'éloigner.
Durant deux années, je n'ai jamais vu Esther se retourner. Elle filait pressée, comme si elle n'avait pas envie de dire au revoir, comme si elle ne résolvait pas à lui sourire, à lui dire « Vivement ce soir ». Esther ne faisait jamais de signe de la main, de geste léger d'envoi d'un baiser, Esther partait.
Elle montait dans le même wagon que le mien, celui qui s'arrêterait pile en face de l'escalier mécanique au Mans, celui qui me permettrait de gagner cinq minutes chaque jour, et d'avaler un café vite fait au buffet de la gare avant d'aller travailler.
À Angers montaient trois de ses connaissances, je compris rapidement qu'Esther travaillait avec elles. Il y avait deux hommes et une femme blonde plutôt grande, très apprêtée, pulpeuse, avec un rire profond sans retenue. Lorsqu'ils arrivaient dans le wagon et aux places qu'Esther leur avait réservées, Esther souriait.
Esther quittait alors sa parure matinale, son regard brun et sombre disparaissait. Elle discutait gaiement, parlait de ses clients, du chiffre d'affaires du mois dernier, partageait des anecdotes. Sa jupe se détendait, elle laissait entrevoir ses bas dont la couture remontait le long de ses jambes. La jeune femme blonde s'asseyait toujours à ses côtés.
Je n'ai pas vu tout de suite que leurs mains se frôlaient, que leurs escarpins se détachaient légèrement de leurs pieds et que ceux-ci s'apprivoisaient. Je n'ai pas remarqué non plus leurs complicités, leurs regards échangés, appuyés. Esther s'animait, le rire épais de la jeune femme blonde éclatait. Les deux hommes conversaient avec elles. Ils semblaient ne rien remarquer. Peut-être étaient-ils fiers de ce secret partagé dont ils avaient la garde et la sagesse de ne pas dévoiler.
Je leur souriais de loin, d'un signe de reconnaissance, comme un saumon mais un saumon discret, j'avais une pudeur de grand voyageur solitaire, j'étais assez habile pour me plonger dans mes dossiers sans que mon attitude trahisse ma curiosité.

Le soir, je ne prenais pas le même train qu'Esther, je rentrais plus tard qu'elle. Je ne savais pas qui était Esther le soir. Pour moi, elle était une créature matinale, issue de la bruine nantaise, une fille en négatif d'elle-même, en partance, qui se révélait lors de l'arrêt en gare d'Angers.
Il m'arrivait, lorsque j'étais en avance, de boire un verre au buffet de la gare, avant de monter dans le train du retour, un verre de vin de Loire, rouge de préférence, dont le goût léger ne m'a jamais quitté depuis toutes ces années.

C'est l'un de ces soirs de robe carmin et de saveur fruitée que je compris qu'Esther avait deux vies. Celle du train et celle des matins nantais.
J'attendais mon TGV à une table un peu en retrait de la salle principale. Juste en face de la baie vitrée, je voyais entrer et sortir les clients de l'hôtel du quartier d'affaires du Mans, dont l'immense auvent s'étendait jusqu'à l'entrée de la gare.
Esther et la jeune femme blonde en sortirent. Leurs mains ne se frôlaient pas, elles se tenaient serrées. Elles portaient toutes les deux un imper beige, très cintré, la jupe noire d'Esther était légèrement froissée, ses cheveux dénoués. Elle était radieuse.
Elles me saluèrent d'un sourire, à travers la baie vitrée. Le 18h49 entra en gare, elles montèrent dans la voiture bar. Je m'y installai aussi. Le TGV s'ébranla lentement, il ne roulait pas à sa vitesse habituelle, elles s'en amusèrent, puis il fit halte en gare d'Angers.
La jeune femme blonde se pencha vers Esther. Elle la regarda. Sans doute intensément. Esther se leva, puis descendit la première, la jeune femme blonde la rejoignit sur le quai.
Je n'ai jamais revu Esther. Je me souviens juste de son doigt posé sur ses lèvres et du bref clin d'œil de silence qu'elle eut le temps de m'adresser.

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