Entre ma fille et sa mère, la vie a fait son choix

Toute histoire commence un jour, quelque part, aussi douloureuse ou heureuse soit-elle. Parfois le malheur ne vous laisse vraiment pas le choix. Il vous frappe de pleins fouets souvent à l’improviste, et ôte de facto en vous, toute capacité de réaction avant de vous enfoncer dans les abysses.
Une journée paisible peut se transformer d’une minute à l’autre à un véritable cauchemar. Le jour du mardi 5 février 2015, restera à jamais gravé dans ma mémoire. Sous mes yeux, une âme s’en est allée et une autre fit son apparition dans le monde des vivants. Nicholes Tchabaria, elle s’appelait. C’était ma dulcinée, ma moitié et ma raison de vivre. Pour avoir partagé les trois dernières années de sa vie, je la portais dans mon cœur tel un kangourou porte son bébé.
En ce jour ensoleillé où les roucoulements des oiseaux se mélangeaient aux bruits des motocyclistes et les klaxons des voitures, je décidai de faire un tour dans la ville. Il fallait rompre avec la monotonie qu’impose ce deuil qui me fait terrer dans ma chambre. Après quelques semaines d’isolement, un petit périple dans les artères de la capitale me ferait du bien.
Assis au bord de la plage aux sables fins et dorés de la capitale, je ne puis m’éviter de ressasser tous ces agréables instants passés ensemble avec Nicholes, jusqu’au au moment crucial ou « l’esprit de mort » décida de la soustraire à mon affection.
La fraicheur des vagues de la mer me plongea dans un sommeil profond. Je vis défiler alors, comme une bande passante, les images de cette journée noire. Moi qui voulais chasser un temps soit peu de mon esprit, ses pages sombres de ma vie, je me retrouve subitement replonger dans ce film dramatique.
Il était presque cinq heures du matin. Le muezzin de la mosquée de Koblani, le quartier le plus populaire de la capitale, venait de mettre fin à son habituel appel à la prière. Comme à l’accoutumée je me suis réveillé et fis quelques minutes de prières.
Je ne suis pas musulman, certes. Mais j’avais la ferme conviction qu’une prière adressée à Dieu en ce moment précis aura sans nul doute ses effets. A mon entendement, il n’est pas question de laisser les fidèles d’Allah, profiter seuls de ce moment de communion intense avec l’être suprême.
Ce fut avec l’espoir que mes requêtes du jour trouveront satisfaction, que je m’étais rendormi. Mais à peine je refermai les yeux que mon téléphone commença par crépiter. A l’autre bout du fil, ma belle mère.
-Allô Bonjour mon beau (comme elle a l’habitude de m’appeler),
-Allô ma belle-mère, répondis-je
- Ta chérie ne va pas bien. Durant toute la nuit, elle ne se tordait que de douleurs .
-Ah bon ?
-Oui oui. Il serait préférable que nous allions à l’hôpital vu que sa grossesse est presqu’à terme.
- Compris belle-mère. Je viens dans quelques instants.
Jusque-là je ne pouvais guère imaginer que ce coup de fil allait changer le cours de ma vie de manière tragique. Aussitôt le téléphone raccroché je rentrai illico presto dans la douche. Je m’enfilai un t-shirt et un pantalon après avoir pris mon bain, à la hussarde. Je me rendis à la maison de ma belle famille située à quelques kilomètres de la mienne. Ma femme y vivait depuis le cinquième mois de sa grossesse. L’idée est de permettre à sa maman, forte de son expérience de mère de trois enfants, de bien l’entretenir durant le restant du temps de la grossesse.
Nicholes venait d’effectuer sa dernière consultation prénatale la veille. Je l’y avais personnellement accompagné. Et la sage-femme avait précisé qu’elle était dans ses derniers jours de grossesse. Cependant j’avoue que j’étais pris de cours. Je n’imaginais pas que juste au lendemain, l’accouchement pourrait être déclenché.
C’était donc avec la peur au ventre , l’esprit un peu confus et dans la peau d’un jeune futur papa que j’accompagna Nicholes et sa maman à l’hôpital .
Drapée d’une longue robe qui faisait sortir son ventre « balonné », elle attirait déjà l’attention par son teint rouge éclatant, dès l’entrée de l’hôpital. Nous fîmes accueillis par une infirmière qui de par sa courtoisie rassurait visiblement la futur maman.
-Tout va bien se passer, glosa Rosine (le prénom flanqué sur sa robe d’infirmière) à l’endroit de ma chérie qui retourna son regard vers moi.
-C’est vrai chérie tout se passera comme sur des roulettes, ajoutai-je. Et à sa maman de marteler.
-Ce petit Boutchou sortira sans problème ma fille. Dieu est au contrôle.
Toutes ces interventions qui étaient de nature à mettre en confiance Nicholes, sont visiblement loin d’atteindre leur but. Elles n’arrivaient pas à faire dissiper les bribes de craintes qui se lisaient dans ses yeux. Et elle avait raison. Après tout c’est elle qui a vécu les réalités de la grossesse et tout ce qui va avec : les sautes d’humeurs, les nausées, les fatigues, le manque d’appétit et tutti quanti. De surcroit c’est elle qui sera face aux douleurs de l’enfantement. Son jeune âge et son manque d’expérience en étaient aussi pour quelque chose et je partageais sa crainte. C’est pourquoi d’ailleurs, en l’escortant vers la salle d’accouchement, je ne pus m’empêcher de tapoter ces épaules et de la rassurer pour une dernière fois.
-Prend courage ma chérie. Sois sans crainte, tout va bien se passer.
Je l’encourageai enfin avec ces phrases tirées de la Bible notamment dans l’évangile de Jean au chapitre 16 le verset 21 : « La femme, sur le point d’accoucher, s’attriste parce que son heure est venue ; mais lorsqu’elle a donné le jour à l’enfant, elle ne se souvient plus des douleurs, dans la joie qu’un homme soit venu au monde. »
Elle acquiesça de la tête et rentra dans la salle d’accouchement. Difficile de faire dissiper le doute et la peur. On était tous deux loin d’imaginer que c’étaient les derniers instants que nous passions ensemble dans ce monde des vivants.
Quatre heures de temps s’étaient déjà écoulées depuis l’entrée de ma femme dans la salle d’accouchement. Mais pas de nouvelles émanant des infirmières. De temps à autre, de légers frissons parcouraient mon dos. Vautré dans ma constante peur du pire, je trouvais un peu de réconfort dans le chapelet que j’égrenais.
Subitement on entend à travers les fenêtres de la salle.
-Où sont les parents de Nicholes Tchabaria ?
Nous sursautâmes ma belle-mère et moi. Comme si elle s’y attendait en ce moment précis, elle répondit automatiquement. C’est alors qu’il nous a été demandé d’apporter les effets de ma femme. Aussitôt rentrée, ma belle-mère en ressortit avec le bébé, qui était pratiquement étouffé. Sur instruction de l’infirmière, on l’amena illico presto dans la salle de réanimation. Après quelques gouttes d’oxygène, le bébé de sexe féminin reprit ses souffles. Un ouf de soulagement pour ma belle-mère et moi, ainsi que les quelques membres de la famille à qui on avait fait appel.
Mais notre joie sera de courte durée lorsque le Docteur demanda à s’entretenir avec nous. Soudain un mauvais pressentiment s’empara de moi. Une seule question turlupinait ma pensée. Qu’est-il arrivé à la mère de mon bébé pour que le Docteur veuille s’entretenir avec nous ? Nous avions pris néanmoins notre courage à deux mains pour nous introduire dans le bureau de ce dernier.
-Est-vous la famille de Nicholes ?
- Oui Docteur ! Avions-nous répondu en chœur.
Entre deux soupirs le Docteur indiqua :
-Je vais vous demander de faire preuve de courage. On a essayé de faire de notre mieux, mais nous avons perdu la maman. On a pu sauver que le bébé.
A peine le Docteur avait-il terminé sa phrase que ma belle mère s’effondra. Je ne savais d’où m’était venu la force, mais je pus contenir mes sanglots le temps de la calmer et de la ramener hors du bureau du docteur.
Le jour-là, un nuage épais venait obscurcir le champ de mon espoir de fonder une famille et entamer une nouvelle étape de ma vie. L’évidence est là, je dois vivre ce deuil et accepter la réalité telle qu’elle se présente. Exercice difficile et qui se complique chaque fois que je regarde Light, ma fille qui sans doute venait de très loin. Comme ses milliers d’enfants qui viennent au monde sans voir le sourire de leurs mamans, elle est privée de cette expression de l’amour maternel.
Les pleurs, les lamentations devenaient notre lot quotidien. Pendant ce temps, les membres des deux familles tentaient de donner une explication spirituelle au drame. Les uns étaient convaincus que, la maman avait fait un ultime sacrifice pour laisser son enfant venir au monde. Pour d’autres, c’est tout simplement la vie qui a fait son choix entre la mère et son bébé. Pour me donner du temps à autre un réconfort, j’ai du me résoudre à cette deuxième assertion. Néanmoins, deux interrogations revenaient constamment à mon esprit.
Comment vais-je pouvoir expliquer à ma fille que sa mère est morte en lui donnant naissance ? Que lui répondre quand elle me demandera où est sa maman? C’étaient sur ces questions auxquelles je peinais à trouver des réponses que je fus légèrement secoué par une vague qui vient s’échouer sur la plage. Je sursautai et poussa un grand un soupir.
-Ainsi va la vie, me disais-je in petto.

A tous ses enfants qui sont venus au monde sans leurs mamans et ont été privés de ce premier sourire maternel.