Enfin !

Chaque mot porte sa propre énergie...

Toute histoire commence un jour, quelque part. Je venais d'avoir quarante-cinq ans, et il était temps que la mienne commence enfin. Quitte à ce que ce soit dans le quartier le plus miteux de la ville, en plein air, dans la crasse et la poussière. 

J'avais d'ailleurs mis une heure pour trouver le lieu, bravé quelques ruelles sinistres, nauséabondes et mal éclairées.
Alléluia! Du bruit, de la lumière. J’y étais.

C'était une espèce de vieux stade, à proximité d'une usine désaffectée. Ils étaient près d’une centaine assis, les autres, debout de part et d'autre. Tous regardaient vers un podium de fortune monté pour l'occasion.
Nous étions à quelques heures du nouvel an. Ici c'était le fief des sans-abris, et il s'y déroulait un concert en leur faveur. De jeunes gens en T-shirt bleus circulaient pour partager des boîtes de nourriture. Le lieu et ses habitants reflétaient une misère profonde. Mais il y régnait une joie indicible. Émouvant contraste.

J’avais chaud malgré la brise. Je surchauffait d'excitation à l'intérieur. Je sentais littéralement des décharges d'adrénaline se reprendre en moi quand je le vis sur la scène, assis devant son piano.
Il était tout simplement majestueux.

J'étais restée debout, fascinée, ne sentant même pas le poids de mes épaules lasses, et les ampoules bien juteuses qui commençaient à bouillir dans mes escarpins...


YVES
Je ne connais pas beaucoup de gens avec une vie d'une telle platitude. En fait, je ne connais pas beaucoup de gens tout court.
Mon père m’a appelée Jasmine, sa petite fleur, sa petite princesse.
Excellent musicien, il était le directeur technique de la plus grande chorale du pays. Il m'a très vite initiée à la flûte et au piano. Il me faisait écouter les plus grands compositeurs. J'ai su écrire ma première partition à douze ans. Éducation assez stricte, je devais être la meilleure dans tous les domaines. 

Je ne connaissais que trois endroits: la maison, l'école et l'église.
C'est justement dans la chorale de l'église que j'ai rencontré mon époux. Il m'a très pieusement conté fleurette, nos familles se sont plu, et à mes vingt-quatre ans, seulement un an après notre rencontre, je devenais sa femme. 
Yves avait tout pour plaire: extrêmement intelligent, galant et attentionné, un charme fou et une superbe voix de baryton. À trente-et-un ans, il avait déjà monté sa propre entreprise de transport.

Quant à moi, peu avant mon mariage, je passai l'examen du barreau. Simple formalité après mes brillantes études en droit privé.
Toujours aussi conservatrice et introvertie qu'à mon enfance, je ne côtoyais que très peu de monde en dehors des contextes professionnel et religieux. Mes connaissances étaient les amis d'Yvan, mes sorties étaient celles pendant lesquelles je l'accompagnais... Ce qui n'était pas pour me gêner particulièrement. Mais tout de moi commençait progressivement à porter sa marque. J'étais devenue sa propriété.
Yves avait une puissante emprise sur moi. Je n'avais connu d'homme avant lui, il n'y a eu que lui.
Il me contrôlait. Je l'avais dans la peau. Et j'ai assez vite commencé à étouffer

Il ne me battait pas. Qu'en auraient pensé les gens? Mais durant ma brève carrière d'avocate, j'ai connu des femmes battues infiniment moins meurtries. Leurs bandages n'avaient pas le quart de la taille des trous béants qu’il laissait dans mon cœur juste avec ses mots et ses indélicatesses. Il ravageait mon amour-propre à coup de manipulations sournoises. Il empoisonnait mon être à petite dose, mon estime de moi mourait de milles façons différentes tous les jours. Yves avait la langue la plus agile que j'aie vu à l'œuvre. C'était un flatteur comme la terre n'en enfante que peu.
Et il avait l'art de tout tourner à son avantage, il s'en sortait toujours bien, quelque soit le cas. C’en était surréaliste. Et le pire c'est que je revenais irrépressiblement à lui. Je cédais à tous ses chantages émotionnels. Il était mon centre de gravité. Je l'aimais tant et si bien que ma douleur et ma frustration ne trouvaient personne à blâmer à part moi-même. C’était de ma faute. Je n'étais pas comme il fallait. J’étais toujours soit trop, soit pas assez.

Après seulement trois années d'exercice, j'ai dû suspendre ma carrière pour endosser je rôle de mère au foyer. Je venais de donner des triplés à Yves. Je découvrais les affres de l'enfantement. Mais ça n'en demeurerait pas moins magique.

J'étais à présent quelque peu défraîchie par le poids de la maternité. Du coup, mon époux ne manquait pas de m’enfoncer. Mes enfants allaient déjà au primaire, mais je ne pouvais me résoudre à reprendre le boulot. Ils étaient devenus ma raison de vivre. J'étais un bonne mère, je le faisais bien ce job.

La trentaine presque consommée, ma vie d'avocate commençait à entrer dans le dossier des archives; et un quatrième enfant est arrivé dans la foulée. 
Je me sentais comme une épave, tant au dedans qu'au dehors. Cet enfant, un autre petit Yves, je le haïssais. Il m'arrivait vraiment de vouloir le noyer pendant que je lui donner son bain, ou envoyer balader sa poussette dans un ravin pendant ses promenades.
Si quelqu'un pouvait lire mes pensées, il me taxerait de sorcière.
Je me détestais davantage.
Combien de fois j'ai pensé à m'ouvrir les veines?

Je devais faire quelque chose. Pour mes enfants.
J'ai profité d'une retraite spirituelle de notre église pour voyager. Voyage que j'ai prolongé de deux mois durant lesquels j'ai renoué profondément avec ma fidèle amie, ma confidente de toujours, mon radeau quand je sombrait dans des océans de désarroi, ma drogue quand je n'avais plus de ressource. La musique.

J'étais étonnée comme ce fut facile de retrouver mes réflexes au piano.
J'écrivais, je composait, je chantais... Je revivais!

Je suis donc rentrée auprès de mon époux et mes enfants, des projets plein la tête. Le seul qui ait survécu aux assauts de mon cher Yves était l'ouverture de ma propre classe de piano. Bien qu'il s'évertuait à tout démolir en moi et à vicier tout l'air frais que je m'étais attelée à emmagasiner, j'étais déterminée à mener à bien ce projet.

J'avais loué et aménagé une salle un peu à la périphérie de la ville.
C'était mon île, mon royaume.
Des gens de tous âges, passionnés de musique, venaient à moi, je leur apprenais, comme autrefois mon père m'avait appris.

J'y vivais des moments tout particuliers. J'y faisais le plein de bonheur, juste assez pour supporter l'enfer que m'imposait la cohabitation avec Yves. Mais mes enfants valaient tous les sacrifices du monde. Je donnerais ma vie pour eux.


SYLVESTRE
La salle venait de se vider. Je la rangeais, mais pas en chantant comme d'habitude. Le cœur trop lourd, la tête trop pleine : Yves revenait de voyage et la vision de nous deux brassant le même air dans le foyer conjugal me donnait le tournis.
J'entendis une musique sinistre, comme résonnant au loin. C'était digne d'un film d'horreur. Remarque, ça épousait parfaitement mon état d'esprit à ce moment-là.
La musique était si omniprésente dans ma vie que chacune de mes pensées était accompagnée d'un air soigneusement sélectionné par mon subconscient. Mais cette musique ne jouait pas dans ma tête. Je tendis l'oreille pour localiser le son. Apparemment, un de mes élèves avait oublié son casque MP3 allumé sur le banc. Je le mis machinalement aux oreilles pour être sûre que c'était bien ce que j'avais cru entendre: Ô Fortuna !

Qui donc écoute du Carl Orff en 2018 ? 
Je laissais jouer, ça me faisait du bien. 
Apparemment il avait tout le Carmina Burana, et dans l'ordre!
Zut! Batterie faible. Ça a coupé en plein milieu du onzième mouvement de la cantate: Estuans Interius, en français ‘’rongé intérieurement‘’. Tu parles d'une coïncidence...

C'était le casque de Sylvestre. Le plus jeune et le plus svelte de la classe. Et quel sourire! Chaque fois le même effet: j'étais d'abord éblouie par ses dents, blanches et parfaitement rangées, qui contrastaient avec sa peau couleur ébène; puis je me noyais inéluctablement dans le lac de ses fossettes.
Et ça pouvait durer plusieurs minutes; de toute évidence, il a dû s'en rendre compte. 
J'avais minutieusement épluché son formulaire d'inscription. Tout juste vingt-six ans, jeune chanteur et animateur radio. Dans la section "motivation", il indiquait vouloir acquérir la maîtrise d'un instrument de musique car ce serait un plus dans sa carrière artistique.

Après cinq mois et demi dans mon atelier, il continuait d'avoir le doigté le plus maladroit que j'aie vu. Mais il s'appliquait comme personne. Devant son piano, il était imperturbable. C'était drôle comment ses phalanges et ses poignées et ses coudes et ses épaules... son corps (oui, il jouait avec tout son corps) passaient d’une rigidité épileptique à une souplesse mêlée de sensualité. Il avait vraiment une technique bien à lui. Un jeu quelque peu bancal, mais si joliment bancal, pure, et sincère.
Soit c'était un génie, soit j'étais suffisamment aveuglée par l'effet qu'il produisait en moi pour magnifier la moindre des notes qu'il jouait, ces décompositions frénétiques, ces accords qui frôlaient l'improbable, ces silences à couper le souffle... Sylvestre m'envoûtait profondément.

Ce casque oublié était au moins la troisième perche que le destin me tendait pour m'aider à me rapprocher de lui.
Une fois, il avait oublié une partition sur mon bureau. Maintenant que j'y repense, il se pourrait qu'il faisait exprès d'oublier des choses pour qu'on se retrouve seuls. Et moi je me contentait de jouer la reine des glaces.

Une autre fois, je rangeais la salle, et chantais un de mes airs d'opéra préférés : 
Sous le dôme épais où le blanc jasmin
À la rose s'assemble,
Sur la rive en fleurs, riant au matin,
Viens, descendons ensemble.
Doucement glissons; De son flot charmant
Suivons le courant fuyant;
Dans l'onde frémissante,
D'une main nonchalante,
Viens, gagnons le bord
Où la source dort.
Et l'oiseau, l'oiseau chante.
Sous le dôme épais, Sous le blanc jasmin,
Ah ! descendons ensemble !

J'étais si profondément immergée dans le moment que je ne m'étais pas rendu compte que je ne chantais plus seule. Une voix s'était mêlée à la mienne avec la plus grande délicatesse, avec la plus impressionnante justesse, tant dans les notes que dans l'émotion. L'harmonie était parfaite. Nous ne faisions qu'un. Le Duo des Fleurs.
J'étais spectatrice de ce moment magique, je ne sais même pas à quel moment mes yeux se sont fermés. J'étais devenue Mallika, dans mon mezzo-soprano naturel; et lui chantait la partition de Lakmé, un octave en dessous.
Doux Jésus! Que c'était beau, que c'était bon!
Un véritable orgasme musical.
En apercevant l'auteur de cet extase au pas de la porte, je me suis sentie si honteuse. La reine des glaces avait fondu, je n'étais à présent qu'une flaque d'eau à ses pieds. J'étais toute nue devant Sylvestre.
Je suis partie en courant.

Mais cette fois j’étais déterminée à connaître ce jeune homme si particulier qui me faisait rougir alors que j'étais assez vieille pour être sa mère.

La séance suivant celle où il avait oublié son casque, il était absent. Il n'avait jamais manqué. Et moi je m'était tellement préparée à enfin lui faire face. Donc, à la fin de la journée, je composais son numéro histoire de jouer au service des objets perdus. Mon cœur battait la chamade.
Il s'était excusé pour son absence et m'avait alors expliqué qu'il bossait sur un projet très important. Il semblait touché par l'attention que je lui portais avec cet appel. Et moi je souriais jusqu'au oreilles...

Par la suite, nous nous sommes assez rapprochés. On travaillait en dehors des heures normales de l'atelier, je l'aidais un peu pour ses compositions. On se découvrait, sans romance. Nous étions juste deux esprits en accord, sur à peu près tout.

Il préparait un concert depuis des mois avec un groupe d'amis aussi passionnés et altruistes que lui: célébrer le réveillon du nouvel an avec des sans-abris, apporter un peu de joie et de couleur dans leurs vies à ce moment particulier de l’année. Sylvestre était tout simplement un ange, mon ange.


JASMINE
Je m'efforçais de maintenir notre relation platonique. Mais tous mes sens vibraient en chœur pour le réclamer, de toutes les façons possibles. J'en avais honte, mais c'était plus fort que moi.

Voilà que Madame devenait coquette. Avec l'aide de mon amie Carole, j'entrepris de faire peau neuve. Trop de temps à écouter Yves, l'image que j'avais de moi-même était désastreuse. Et mon apparence n'en était que le reflet.
Je devais me rappeler de mes atouts : j'avais des jambes plutôt bien conservées pour une dame de quarante-cinq ans. Ce qui l'était un peu moins c'était mon pare-choc avant, amorti par l’allaitement. Mais avec des soutiens-gorges appropriés, il arrivait encore à avoir fière allure. Le pare-choc arrière, rien à redire! Je n'avais pas une taille de guêpe, mais l'ensemble était assez harmonieux : une superbe guitare couleur caramel! Mon look est resté assez sobre mais infiniment plus élégant. Faut dire que Carole s'y connaissait en relooking. Je reprenais des couleurs, j'avais mué.

Yves s'en était rendu compte. Et ne manquait pas d'essayer de me descendre psychologiquement. Mais avec son activité sans cesse florissante, il était de plus en plus absent. Et puis de toutes les façons, je commençais à ne plus le voir, ni l'entendre. Je n'avais d'yeux que pour Sylvestre. 

Comme tous les trente-et-uns décembre, nous organisions un grand dîner familial en y conviant les amis de Yves et leurs épouses.
Mais Sylvestre donnait aussi son concert pour les sans-abris. J’ai dû décliner son invitation.

Pourtant, pendant le dîner, il y a eu comme un déclic: je sentais que je n'étais pas où je devais être. Je n'arrivais même plus à feindre de sourire devant ses amis. Et si autre fois je voulais préserver notre union pour nos enfants, aujourd'hui je n'en avais plus la force. Et nos enfants grandissaient, ils n'étaient pas aveugles. 

Il était presque vingt-trois heures. Sans mot dire, comme un robot téléguidé, je me suis levé de table. J’ai bondi hors de la maison à toute vitesse. Il me semble qu'il criait mon nom. Je ne me suis pas retournée, et j'ai sauté dans le premier taxi.


Le concert venait de s’achever. On était en 2019 depuis plus d’une heure et demi. La lieu se vidait et Sylvestre n’était presque plus entouré; je m’apprêtais à le rejoindre quand une superbe sirène se jeta dans ses bras. Ça aurait pu être sa sœur, mais elle posa ses lèvres sur les siennes.
Je me suis désintégré sur place.

J’ai rebroussé chemin et j’ai couru à l’aveugle, jusqu’à être à bout de souffle.
Je me suis adossée au coin d’une ruelle vide, dans la pénombre du réverbère. Fesses à même le sol, mes ampoules au pieds avaient éclaté déjà. Recroquevillée comme un fœtus, j’ai crié, j’ai pleuré encore et encore, toutes les larmes de mon corps.
Puis, sans comprendre pourquoi, j’ai ri. Si fort et si longtemps que mes côtes ont dû se déplacer.
Je venais tout bêtement de comprendre...

Toute histoire commence un jour, quelque part. Je venais d’avoir quarante-cinq ans, et la mienne allait pouvoir commencer, ENFIN!