Elsa

Moi, Lucas, devenu moine-soldat et alchimiste lors de mon périple en Terre Sainte, j'ai été surpris à mon retour par le climat devenu si rude pour les femmes au caractère affirmé. La suspicion rôdait comme une louve affamée dans le village jusqu'au cœur des familles, en apparence, les plus unies.

Je me souviens d'Elsa. Sitôt les yeux fermés, je revois son petit minois de renarde. Ses grands yeux mordorés et ses cheveux flamboyants. J'entends sa voix fluette d'enfant me poser mille questions sur les contenus de mes paniers d'osier, les herbes dans mes vases.
Je perçois encore son regard perçant sur mes gestes, devenus beaucoup plus lents avec le temps. J'aimais sentir ses yeux rivés sur les plantes coupées, sur mes mains mélangeant la tisane.
En sa présence, je ressentais des vibrations étranges et bienfaisantes. Elsa faisait partie de cette lignée de femmes désignées pour soigner, guérir, aider à mettre au monde et jouer avec les sortilèges.

Très tôt, j'ai eu la ferme intuition qu'elle était différente. Si cette différence était sans aucun doute une richesse, elle n'en était pas moins un terrible danger. Le bûcher pouvait à tout moment menacer son avenir.

En elle, je reconnaissais sa grand-mère, femme envoûtante dont mon départ précipité pour la dernière croisade m'avait à grands regrets séparé.

Il m'incombait, en vertu des liens du sang cachés qui nous unissaient de doublement protéger Elsa. J'ai ressenti comme une évidence que ma mission était de lui enseigner les secrets des plantes et de la nature mais aussi l'art de se maintenir en excellente forme physique, pour échapper aux mauvaises rencontres.

Elsa, bien que très jeune, a été profondément blessée par la mort de sa mère et les circonstances de celle-ci. Elle ne pouvait oublier les hommes en armes venus l'arracher aux bras sécurisants d'une mère. Dans sa mémoire étaient gravés les coups et les insultes, les tortures en place publique et la sentence. Elle avait été amputée d'une présence maternelle dans la fureur des flammes, triste écho de l'ignorance. Elle pleurait toutes les larmes que son petit corps pouvait créer. Ses nuits étaient entrecoupées de cauchemars. Il m'a été impossible de laisser cette enfant dépérir.

L'expression de son chagrin me semblait salvateur mais il était aussi de mon devoir de la ramener sur le chemin de la vie.

J'ai pris sa petite main dans ma poigne et guidé ses pas dans de longues balades en forêt, sous prétexte de lui montrer les plantes et minéraux, détecter une source, prélever quelques résidus animaux pour mes différentes préparations. Dans ses yeux, à la place des larmes, j'ai revu les merveilleuses paillettes de bonheur. De sa gorge naissait de nouveau un rire cristallin. La marche au cœur de la nature lui avait redonné une vitalité irradiante et lui sculptait un corps d'une sensualité à envoûter le plus glacé d'entre nous.

Sur mes traces, elle cheminait à la merci des morsures du froid, au cœur de l'hostilité des étendues de neige si traitresses en montagne. Je lui imposais la confrontation aux milieux les plus hostiles et inconnus. La découverte de nouveaux ingrédients dans ces terres sauvages éveillait en elle son puissant pouvoir créateur de nouveaux remèdes adaptés à des soins plus ambitieux. Elle s'accomplissait dans la réussite de ces défis.

Je lui ai transmis l'art de la guerre, de l'esquive, de la frappe à l'aide d'un simple bâton et de ses sens aiguisés à l'observation de son environnement. L'utilisation de la force de son ennemi en effet rebond lui a permis, à de nombreuses reprises, d'échapper aux différentes bandes de malandrins toujours à l'affût de quelques mauvais coups et d'une jolie femme.

A l'aube de ses vingt ans, elle rayonnait. Sa vocation était de soigner et d'améliorer le quotidien des femmes du village dans un combat contre la suprématie arbitraire des maris brutaux.

Lorsque les soldats du roi parlaient violence, elle n'hésitait pas à prêter main forte aux villageois, à se dresser devant l'ennemi pour protéger les mères et les enfants. Après la bataille, elle soignait les blessures du corps et de l'âme.

En parfaite harmonie avec la nature et le tumulte de ses humeurs, sa liberté de femme se conjuguait avec sa liberté de mœurs. Elle vivait sa nature sauvage. Aucun homme n'avait le pouvoir de la posséder, son engagement suivait une autre voie.

Econduit, l'un de ses plus fidèle compagnon la dénonça diabolique lors d'une soirée trop débauchée. Être femme sans être mère ni épouse éveillait les soupçons. Être libertine sans être gourgandine parfumait de soufre une réputation. Sa connaissance des plantes vouée à l'apaisement des douleurs humaines termina l'esquisse à l'encre politique d'un portrait de sorcière. Il n'en fallut pas davantage pour voir la danse macabre des flammes.