Du jour au lendemain...

Toute histoire commence un jour, quelque part. En regardant sa photo sur mon smartphone dans la salle d’attente de la clinique, je pense au tout début de notre histoire à Moussa et moi. Pour moi elle commença le jour où je mis pour la première fois les pieds au Sénégal, à mon atterrissage à l’aéroport international de Dakar, laissant derrière moi telle une fugitive, toute ma vie à Montréal. Dès la sortie, je le vis. Il m’attendait avec une pancarte portant mon nom. Un signe de la main et il s’approcha. Je découvris alors un jeune homme élancé, svelte, et très séduisant.
- « Bonjour et bienvenue Emilia ! Le vol s’est-il bien passé ?
- Bonjour Moussa, oui super, je vous remercie.
- Le taxi nous attend sur le parking, laissez-moi prendre vos valises.
- Merci, c’est vraiment gentil. Mais je pense qu’on peut d’ores et déjà se tutoyer, nous allons travailler ensemble pour au moins un an, non ? »
Il me sourit et je sentis l’effet d’une électrocution, chose que je ne pensais plus ressentir après André.
- « Naturellement ! On doit se tutoyer. »
Nous avons très vite sympathisé, on aurait dit de vieux amis.
Après une nuit à l’hôtel payé par l’ONG pour laquelle j’allais travailler, nous prîmes la route pour la destination finale, la ville de Saint-Louis, située à environ trois cent kilomètres de la capitale.
Je découvris en y arrivant, une ville charmante avec beaucoup de points d’eau. Et cette petite ambiance un peu bled me plut davantage. J’avais l’esprit interrogateur tant j’appréhendais l’avenir, incertain pour moi qui avait vécu tant de choses. Hé oui, durant le trajet je repensais aux événements marquants de ma vie, surtout les mots de ma sœur Cynthia juste avant mon départ : « Pour moi tu étais la meilleure sœur au monde, je n’aurai jamais pensé que tu puisses faire preuve d’autant de lâcheté ; tu m’as déçue. » Ils résonnent encore dans ma tête comme une mélodie en mode répétition. Ma petite sœur chérie, mon bébé, ma princesse, qui jadis m’idolâtrait me voit désormais comme une lâche. Elle était le seul membre de ma famille avec qui j’avais une relation normale.
En effet, j’ai toujours eu l’impression d’être une étrangère au sein de ma propre famille tant j’étais différente de mes parents et de mes frères en tout point de vue.
Quatrième enfant du clan Mbaka, avec en tête un diamantaire multimilliardaire comme et l’héritière d’un empire pétrolier, tous deux originaires de la République Démocratique du Congo, j’ai grandi en les entendant nous répéter constamment à mes frères et moi : « On ne doit fréquenter que les gens de son milieu, du même niveau social... ». Cela donne une idée des principes qui nous furent inculqués depuis touts petits, principes que je n’ai jamais pu ni voulu assimiler. Ce qui me valut d’être considérée comme la brebis galeuse de la famille, la fille rebelle, la marginale et j’en passe. J’étais la seule à avoir choisi de ne pas être conditionnée par nos parents. Mes frère et sœurs leur ont toujours voué une obéissance aveugle, contrairement à moi, d’où nos rapports tendus. Moi, je choisis d’être moi-même au lieu de me transformer en ce qu’ils voulaient que je devienne. Par exemple, lorsque après l’obtention de mon baccalauréat, je choisis d’étudier la géologie et non la gestion et les finances pour travailler dans le consortium familial et ‘’reprendre le flambeau’’ comme disait papa. Ensuite, il y eut ma décision de poursuivre mes études à l’université publique, qui faillit lui faire avoir un infarctus. Mais le comble fut pour eux mon mariage avec mon copain André, rencontré justement à l’université publique. En l’annonçant à mes parents, s’en suivirent mon reniement et ma privation d’héritage. Pour eux, André n’était qu’un simple roturier indigne de moi. Suite à cela, ni mes parents ni mes frères ne m’ont parlé durant des mois, sauf Cynthia avec qui j’avais gardé contact en secret. Elle me donna régulièrement de leurs nouvelles car je n’en aimais pas moins ma famille. Je n’ai cependant regretté aucune de mes décisions car elles m’ont apporté énormément de satisfaction et de bonheur. Etudier la géologie me permit de comprendre et d’en savoir davantage sur ma passion de toujours, la nature, ainsi que tout ce qui a trait à notre planète et à l’environnement. Etre inscrite à l’université publique m’offrit pas mal d’opportunités et m’ouvrit d’autres horizons contrairement à ce que pensaient mes parents. Je pus rencontrer et fréquenter des jeunes de mon âge autres que ceux appartenant à notre cercle social très fermé de gosses de riches comme à l’époque du lycée où je n’avais alors pas le choix. Au-delà de ma formation professionnelle, je pus me faire des amis que j’aurais moi-même choisis et surtout apprendre un paquet de choses sur la vie et le monde en général. Mais surtout, je pus rencontrer mon amour, mon âme-sœur, André Mobio. Ce jeune ivoirien arrivé au Canada grâce à une bourse d’étude et qui accomplit énormément dans sa vie avec sa volonté, son intelligence hors du commun, son engagement et son travail quotidien acharné. En lui, j’avais trouvé ma moitié car absolument tout nous rapprochais. Et c’est après quelques mois d’idylle intense qu’il me demanda ma main. J’acceptais sans hésiter, car aucun homme ne m’avais jamais traitée comme lui : il me mit sur un piédestal et fit de moi le centre de son monde. Nous fîmes un mariage simple avec juste quelques amis car l’essentiel de sa famille était à Abidjan. Ça n’eut rien de comparable au mariage de mon frère ainé Grégory avec la fille d’un puissant diplomate, ni celui de mes sœurs Maeva et Sarah avec deux héritiers de puissantes familles nigérianes de renom international. Mais j’étais pourtant tellement heureuse, je planais sur un nuage. Je n’aurais jamais imaginé que mon mariage serait de courte durée. Ce furent les six mois les plus beaux de ma vie et je ne comprends toujours pas pourquoi cette tragédie. Du jour au lendemain, ma vie bascula. A seulement vingt-cinq ans, je me retrouvais veuve car mon mari fut victime d’un crime raciste lors d’un voyage de bénévolat au Mexique. La dépression qui s’en suivit fut terrible et ma famille fut bien qu’inattendu mon plus grand soutien dans cette épreuve ; épreuve qui nous rapprocha de nouveau et me poussa à essayer de voir la vie sous le même angle que mes parents... pendant environ deux ans. Comme dit le dicton, « chassez le naturel et il revient au galop ». Je ne pouvais plus faire semblant d’être une autre personne. C’est alors que j’ai postulé à l’appel à candidature de cette ONG internationale qui lutte activement contre le réchauffement climatique et je fus retenue pour une expérience de volontariat d’un an au Sénégal. J’y vis le signe d’un nouveau départ et sans prévenir personne je préparai mon voyage. Seule ma sœur Cynthia était au courant et n’approuva pas ma décision de partir en douce, surtout vu l’état de notre mère qui souffrait alors de problèmes cardiaques. Elle me supplia d’y renoncer mais rien n’y fait. Je dû aussi perdre la seule personne qui m’ait toujours soutenue. Voilà comment je me suis retrouvée à Saint-Louis du Sénégal.
Subitement, notre véhicule s’arrêta et je dû sortir de mes pensées. Nous étions devant un bâtiment rouge bordeaux avec des toits en tuiles et une architecture peu commune de nos jours.
- « Et voilà, ton nouveau chez toi.
- C’est ça mon studio ? Il n’est pas un peu grand pour une personne ? »
Moussa éclata de rires.
- « En fait, il se trouve à l’intérieur.»
Je me sentis un peu stupide.
Le chauffeur et lui sortir mes valises et les firent entrer dans la cour pendant que je les suivais. A l’intérieur, je découvris une décoration incroyable, très avant-gardiste. Moussa remit un pourboire au chauffeur et le remercia.
- « C’est magnifique ! Un vrai musée ma parole !
- N’est-ce pas ? Les œuvres d’art que tu vois sont entièrement faites de déchets plastiques recyclés. »
Je sentais que ce nouveau départ était finalement bien parti.
- « Demain, au bureau tu feras connaissance avec le reste de l’équipe et le weekend prochain je te ferai visiter la ville et te dirai tout ce que tu auras besoin de savoir. »
Chose dite, chose faite. Lundi matin, je découvris les locaux de l’ONG et rencontrai enfin les autres volontaires : Daniel, venu du Tchad, Sonia, une jeune burkinabé et Fatma originaire d’Ethiopie venue de Genève ; avec Moussa, qui était le coordonnateur, l’équipe des volontaires était complète. J’ai très rapidement sympathisé avec tous et au fil du temps nous sommes devînmes une véritable famille. Surtout en raison du fait que nous partagions des principes et valeurs similaires, mais par-dessus tout nous étions de fervents amoureux de la nature ayant fait de la lutte contre le réchauffement climatique le combat de nos vies. En effet, nous prenions très à cœur le fait que l’activité humaine sans cesse croissante et le fonctionnement des usines à travers le monde ait pour dommage collatéral la destruction à petits feux de notre chère planète. C’est comme si le destin nous avait réunis pour qu’ensemble nous puissions mener ce combat.
Ce fut un travail de longue haleine mais les accomplissements furent titanesques. En moins d’un an, nous avions eu d’importants résultats : une forte conscientisation des populations sur la réalité du réchauffement climatique, un changement des habitudes par l’inculcation d’une culture environnementale, aussi bien chez les adultes que les enfants. Et tout ceci fut possible par la dispense de cours d’éducation environnementale, l’apprentissage de techniques de recyclage, l’organisation de journées dédiées au ramassage d’ordures, au reboisement de certains sites, en creusant des puits dans certains villages, et surtout par la tenue d’un nombre important de conférences et ateliers sur le sujet. Nous étions tous bien intégrés et notre travail très apprécié. Ce n’était donc pas une légende, le Sénégal était bien une terre d’hospitalité !
L’aspect professionnel à part, je vécus aussi des changements positifs dans ma vie privée. En apprenant à connaitre mes nouveaux amis, je découvris que lorsque l’on se croit être la personne la plus malheureuse au monde, relativiser est nécessaire car ailleurs, d’autres souffrent certainement plus que nous. J’appris alors les drames du passé de chacun.
Daniel était un rescapé d’une tentative d’immigration clandestine. Désespéré des grèves à répétition des universités publiques, il voulut tenter sa chance en occident. Au cours de cette aventure, il perdit deux amis d’enfance. Sonia issue d’une famille démunie du Burkina dut arrêter ses études en terminale pour travailler et aider à sa famille. Malheureusement, le taux important de chômage la fit tomber dans la délinquance juvénile et elle prit deux ans de prison à seulement vingt ans pour avoir dévalisé en simulant un cambriolage, la bijouterie où elle travaillait. Elle y attrapa en cellule une tuberculose sévère qui la laissa plusieurs semaines dans le coma. Elle prit un nouveau départ en épousant un occidental beaucoup plus âgé qui lui permit de reprendre et finir ses études. Quant à Sonia, ayant grandi avec sa grand-mère, elle fut victime enfant d’abus et sévices sexuels dans sa propre maison de la part de son oncle paternel pendant des années. Ceci lui laissa un traumatisme qui fut un obstacle dans ses relations amoureuses une fois adulte. Elle suivit une longue thérapie psychologique pour en venir à bout. Entendre tout ceci me permit véritablement de relativiser mon sort. Moussa par contre, avait une histoire plutôt différente, moins de drames et plus d’escapades et de ce qu’on pourrait appeler ‘’les frasques de la jeunesse’’.
C’est seulement après que nous ayons démarré notre relation que je pus en connaitre tous les détails sordides. Il fut contraint à vingt-deux ans d’épouser sa cousine pour l’avoir mise enceinte. Ce mariage qui dura six ans fut pour lui le châtiment de ce qu’il appelait ‘’les conséquences d’une nuit de débauche’’. « L'homme est de feu, la femme d’étoupe, le diable arrive et souffle... », disait-il pour se justifier. Et des nuits du genre, il en avait connu plusieurs pour avoir mené des années, même après son mariage une vraie vie de Casanova. Il divorça finalement après que sa femme manqua de l’ébouillanter pensant qu’il lui avait trouvé une coépouse. Il lui laissa malgré tout la garde de leurs deux enfants.
Notre histoire devient vite sérieuse et nous faisions déjà plein de projets. Les gens furent surpris que je veuille faire ma vie avec Moussa, vu son passé tumultueux. « Tu trimbales une véritable épée de Damoclès ! », me disait Sonia, car pour elle les hommes comme Moussa ne changent pas. Mais ce qui comptait pour moi était sa sincérité. Moussa ne m’a jamais rien caché et mes sentiments pour lui étaient bien réels. Il était ma chance d’être à nouveau heureuse. Nous ne passions qu’une seule nuit ensemble suite à une soirée arrosée, et je lui imposais ensuite d’attendre le mariage pour être à nouveau ensemble. Je tentais sans cesse de reprendre contact avec Cynthia pour lui faire part de mon mariage, mais en vain. Nous devions nous marier au plus tôt car la date d’expiration de mon visa approchait. Tout fut prêt rapidement et les collègues nous aidèrent dans l’organisation. Je comptais les jours qui me séparaient de mon futur mari, plus que deux !
Ce soir-là, on sonna tardivement. A ma grande surprise, c’était Cynthia. Énorme fut ma joie. Une fois entrée, elle m’expliqua la raison de sa venue. Ce n’était pas pour le mariage, mais plutôt pour empêcher ce dernier, ou du moins le suspendre. Après avoir lu tous les mails sans réponse où je lui parlais en détail de Moussa, elle fit enquêter sur lui et les découvertes furent horribles : une de ses ex était morte du sida il y a plusieurs années et une autre serait actuellement séropositive. Elle m’en montra toutes les preuves. Je me rappelle, Moussa disait souvent que pour lui le sida était une fable, qu’en supposant que ça existais, il n’y en avait certainement pas au Sénégal.
- « Il faut que vous fassiez le test. Je n’y crois pas, non seulement tu as été avec lui sans protection et tu allais te marier sans y penser ? »
Je demeurai silencieuse. Comment aurai-je pu penser à ces choses-là ? Moussa a l’air tellement bien portant...c’est impossible ! Ma vie bascula à nouveau du jour au lendemain. Voilà comment j’en suis arrivée ici.
La salle d’attente semble glaciale. Je me repose encore les mêmes questions : que va-t-il se passer ? Pour Moussa et moi, son ex-femme, ses enfants innocents, et toutes celles qui ont partagé son intimité à un moment donné...Une ancienne vie de coureur pourrait-elle ruiner plusieurs autres ? Le sida est bien une réalité. Et n’en avoir jamais vu aucun cas ne signifie pas qu’il faille le prendre à la légère.
- « Au suivant s'il vous plait ! »
Je sens la main de ma sœur sur la mienne.
- « Vas-y ; je suis là quoi qu’il arrive.
- Je sais. Finissons-en. »
Après hésitation, j’entre alors d’un pas décidé et le cœur palpitant dans le labo, à la rencontre de mon destin...