Du début à la fin

Toute histoire commence un jour, quelque part, dans une forêt sombre ou tout endroit semblable. Généralement, on y trouve des choses extraordinaires qui lui donnent un attrait particulier malgré son allure austère. Une jeune fille s’y promène, car les histoires aiment laisser des adolescentes téméraires errer seules dans les bois. Accompagnée de son éternelle insouciance, elle explore les lieux de manière aléatoire, jusqu’à apercevoir une maison qui se découpe entre deux arbres.

Parfois, cette maison est en pain d’épice. Parfois, elle apparaît d’une taille anormale. En brique, en paille. Ici, la bâtisse est creusée dans du bois de couleur rose pâle. La jeune fille n’est pas surprise par cette couleur spéciale, avance vers l’entrée et toque.

— Bonjour, dit-elle à l’homme qui ouvre la porte. Je m’appelle Aya. Je me suis perdue dans la forêt. Est-ce que vous pouvez m’indiquer le chemin jusqu’à la route ?

L’individu debout sur le seuil est un homme aux cheveux roux et à l’aspect de bûcheron. Il est un peu bourru et très peu loquace, car ce n’est que l’habitant sans importance d’une maison en bois rose dans laquelle l’héroïne est seulement de passage. Il ne parle même pas. Il se contente de faire un pas en avant et d’indiquer une direction du doigt.

— Merci.

Aya est une jeune fille aux longs cheveux clairs qui vagabonde avec un entrain injustifié. Elle suit la direction donnée par l’homme auquel elle accorde une confiance tout aussi inexplicable et s’enfonce encore plus dans la forêt. Elle ne sait pas où elle est, où elle va ni ce qu’elle cherche. Tout ce qu’elle sait, c’est qu’elle marche entre les arbres en ligne droite. Mais le bois est rempli de mystères aptes à attiser ses goûts d’aventurière.

Alors que tout est silencieux autour d’elle, des pleurs d’enfant lui parviennent. Un écho distant, qui se rapproche au fil de ses pas. Elle suit ces complaintes assourdies, finit par en découvrir la source. Un petit garçon, presque un bébé, les joues rouges et mouillées de larmes, qui pleure dans l’herbe. Aya s’accroupit près de lui mais n’ose pas le toucher. Il doit avoir cinq ans tout au plus.

— Est-ce que... Est-ce que ça va ?

L’enfant lève ses yeux inondés, la dévisage un moment sans parler, ses pupilles noires dans lesquelles papillonnent des lueurs agitées vissées dans les siennes. Seuls des hoquets s’échappent de sa bouche déformée par le chagrin. Elle remarque comme des bleus sur son visage. À ses pieds, une chenille grignote une feuille d’ortie.

— Tu es perdu, toi aussi ?

Cette grimace humide sur ces traits poupins lui fendent le cœur. Mais parce qu’il est une apparition mystérieuse, l’enfant se lève et s’enfuit en courant sans rien expliquer, comme si Aya était un monstre qui avait menacé de le dévorer. Elle n’est pas parvenue à le retenir, même en l’appelant. L’enfant a déjà disparu dans l’épaisseur de la forêt.

— C’est bizarre, murmure-t-elle.

Elle reprend sa route, car une histoire ne peut pas se terminer sur ces questions. L’héroïne commence enfin à songer à l’étrangeté de la situation. Mais l’appel de l’aventure demeure plus fort que de futiles angoisses.
L’écorce des arbres est jusqu’à présent régulière, seulement plus la jeune fille avance, plus elle note de surprenantes particularités dans le décor. Les troncs ondulent au loin, au creux des ombres, une sorte de mouvement indistinct. Elle n’est pas certaine de ce qu’elle voit, ça pouvait être une illusion d’optique due à l’abondante obscurité.

La forêt n’a pas de nom. Elle s’appelle juste « la forêt », car elle ressemble à n’importe quelle forêt. C’est ce à quoi songe Aya en marchant, même si les fleurs semblent avoir des visages, parfois, un sourire, pas le genre de sourire joyeux que l’on dessine sur les petits bonhommes quand on est enfant, et que les fourmis dansent autour d’elles.

Une agréable odeur lui chatouille les narines. Une odeur sucrée, comme de la confiture de fruits rouges. Une odeur forte. Elle s’attelle à en suivre le parfum, comme une abeille attirée par les effluves du pollen.

Elle atterrit devant une nappe de pique-nique disposée au sol. Reposent sur son damier rouge et blanc plusieurs corbeilles de fruits, des pots de confiture à la fraise, du chocolat, des parts de gâteau entamées et, au milieu, un gros pudding. Toute cette nourriture accapare son regard au point qu’elle ne remarque que par la suite la présence d’un jeune homme assis au bord de la nappe. Il porte une tasse fumante à ses lèvres avant de la regarder. Elle se sent comme une intruse à ses yeux.
— Hum... Salut. Vous...
Elle se tait. Elle croit reconnaître dans les traits du garçon ceux de l’enfant qu’elle a croisé plus tôt. Mais celui-ci est plus vieux, un adolescent peut-être. Impossible qu’il ait vieilli aussi vite en aussi peu de temps. Il ne peut pas s’agir de la même personne. Il porte une chemise bleue débraillée qui fait ressortir le blond de ses cheveux. C’est objectivement un bel homme. Peut-être le vrai héros de l’histoire.

— Est-ce que vous avez vu un enfant passer tout à l’heure, par hasard ?

Le jeune homme ne lui répond pas et se contente de manger, comme si elle n’était pas là. Ne voulant pas l’importuner davantage, Aya s’éloigne, reprend sa route. Elle se demande enfin pourquoi personne n’accepte de lui parler dans cette forêt. Tous ceux qu’elle rencontre semblent vouloir la fuir. Sans doute parce qu’elle est une étrangère.

Aya commence à sentir la fatigue dans ses jambes à force d’errer sur le terrain accidenté du bois, elle aimerait retrouver la route principale. D’autant que les branches se mettent à faire des bruits au-dessus de sa tête, mais quand elle lève le menton, elle ne voit rien. Rien que le plafond de feuillage.

Un hurlement lui échappe. Un coup de feu vient de retentir. Un coup de tonnerre. Un tir de fusil sordide qui la fait tressaillir. Quelqu’un dans cette forêt se promène avec une arme. Quelqu’un tout proche d’elle. Quelqu’un de possiblement dangereux. Un chasseur ?

Aya se met à courir. Elle veut définitivement quitter cet endroit et le plus vite possible. Une peur vive s’insinue finalement dans la vision féerique qu’elle se faisait jusqu’alors, et toutes les étrangetés qui peuplent les environs et qu’elle refusait de voir lui apparaissent soudain très clairement. Des monstres dans les feuilles, des insectes géants qui sautent d’arbre en arbre, se camouflent dans l’écorce. Des créatures aux longues pattes griffues et aux mandibules qui claquent. Le bourdonnement qu’émettent leurs carapaces sonne comme une musique. Une mue de chrysalide tombe de sa branche devant elle et elle l’écrase sous son pied dans sa course.

Elle s’arrête précipitamment à l’instant où elle aperçoit une tache de sang dans l’herbe. Pas juste une tache. Une traînée rouge sombre qui se poursuit au-delà des racines les plus lointaines, dans le loin obscur. Aya sent ses os se glacer. Elle ne prend plus la mesure de ce qu’elle voit ni de ce qui l’entoure. Elle suit les traces de sang avec un regard absent. Et tout le monde sait ce qui se trouve au bout d’une traînée de sang, sauf elle, en cet instant. Elle a oublié. Elle ne sait plus. Elle avance.

Comme promis, à la fin du rouge, un cadavre. Une personne qui gît, là, devant elle. Aya lève les yeux sur l’individu debout près du corps inerte. Il tient un fusil dans ses mains, dont le canon fume encore. L’homme paraît vieux d’une quarantaine d’années, ses cheveux blonds assombris par sa posture, le regard baissé. La jeune fille est paralysée face à lui. Elle n’ose pas lui parler. Elle ne peut simplement pas détacher les yeux de son visage ténébreux et inexpressif. Les odeurs de fruits ont disparu pour ne laisser que celle de la mort, de la chair ouverte. L’homme demeure immobile tel un bourreau, et ce jusqu’à ce qu’elle s’en aille.

Il était évident depuis les premières lignes que l’histoire se finirait mal.
Les ennemis de la forêt ont disparu. Plus de créatures cauchemardesques. Plus de monstres dans les branches. Aya marche en traînant les pieds. Son esprit est vide. Car l’esprit se dessèche irrémédiablement face à la mort. Quand la jeunesse et la naïveté se brisent.

Elle n’est toujours pas arrivée hors de la forêt. Il lui faut en sortir. Quand elle gagne l’orée, là où les arbres s’espacent suffisamment pour laisser la lumière percer, elle s’arrête et inspire.

Un papillon passe devant elle de son vol balbutiant et elle suit son tracé pour voir où il va, parce qu’elle comprend en même temps que, comme la chenille et la chrysalide avant lui, le papillon la guide, tel un phare dans la nuit. Elle le suit jusqu’à arriver en-dehors du bois, sur une corniche, un roc qui se déploie au-dessus du vide. Au bord du précipice, l’homme blond, qui a maintenant les cheveux gris, se tient dos à elle. Le papillon volette autour de lui puis s’en va.

L’homme se retourne enfin. Il est ridé, barbu et éteint, ses yeux ne reflètent rien. Aya le dévisage longuement sans parler, sans bouger. Derrière lui se dessine un ciel majestueux, infini, dont le bleu scintille sous les rayons du soleil. Le silence s’intensifie. L’homme se laisse tomber en arrière.

Toute histoire se termine un jour quelque part, au pied du ciel. Un ciel dégagé plein de promesses.