Double vie

Toute histoire commence un jour, quelque part. La mienne s’est figé il y a un certain temps déjà, je ne me souviens pas de la date exacte. J’ai oublié beaucoup de choses. Impossible de savoir où je me trouve. Je suppose que je l’ai su à une époque, mais ça me paraît si lointain. Aujourd’hui... c’est le « pan de mur », que je regarde encore et toujours, et je passe en revue toutes les choses que j’ai encore en mémoire. Peu de choses. Enfin je crois : c’est un peu l’ironie – quoique peut-être une bénédiction – quand on perd la mémoire : on sait que l’on oublie, mais on en vient à oublier combien l’on oublie.
Je sais que j’étais un artisan et que je travaillais le verre. Je sais que j’adorais ça, même si c’était dur. Je sais que ma mère aimait rire, mais qu’un jour c’est comme si elle avait oublié, elle aussi. J’ai oublié mon père. Je sais que j’en ai eu un, je crois que son prénom était Albert, mais j’ai oublié qui il était, ce qu’il aimait, comment il sentait. Je n’ai plus que ça, Albert, et je m’attends à l’oublier lui aussi. Bientôt, je suppose.
Etrangement, j’ai la certitude que j’aimais les pommes, les rouge et verte, croquantes et juteuses au début de l’automne. Je possédais peu de choses, et je voulais une maison, pour moi seul d’abord, puis pour ma famille peut-être un jour. Je me souviens de l’atelier où je travaillais, de la couleur et de l’odeur du verre en fusion, je me souviens du rythme particulier de ma respiration quand je travaillais le verre. Je me souviens de la chaleur. Tout ça, je m’en souviens, et je m’y accroche jusqu’au jour où cela aussi s’évaporera. Il est cependant une chose que je n’oublierai jamais : c’est cette journée où je me suis retrouvé figé, coincé, piégé pour ce qui semble être une éternité bien morne. Mais il faut que je vous l’explique depuis le début.
J’ai rencontré Aristide Garant pour la première fois un mardi matin. Il s’est présenté à l’atelier et a demandé à parler au patron. Ce dernier est arrivé et a fait entrer le personnage dans une pièce à l’écart. En le voyant, nous nous sommes tous dit qu’une nouvelle commande allait venir s’ajouter à notre travail, mais nous faisions erreur.
L’homme se présenta – Aristide Garant – c’était un artiste. Il peignait, un peu, mais surtout il sculptait. Suite à la demande de l’un de ses mécènes, il désirait sculpter un artisan en train de travailler. La demande ne plût pas beaucoup à l’homme impatient qu’était notre patron, mais le mécène en question était aussi l’un de ses propres clients, alors il n’osa pas refuser. L’homme revint le lendemain, il s’installa dans un coin pour nous observer. Nous étions quatre à travailler dans l’atelier. Allez savoir ce qui le fit porter son choix sur moi – si je l’avais su à l’époque ! Toujours est-il que le jour suivant, il vint me parler.
- Pardon de vous déranger, mon nom est Aristide Garant, et comme vous le savez sans doute, je suis sculpteur. Je vous ai bien observés vous et vos collègues, et j’aimerais vous prendre comme modèle. Qu’en pensez-vous ?
Je le détaillai réellement pour la première fois : richement vêtu quoique sans ostentation, j’en déduis que son art devait être apprécié. Il avait un visage anguleux, affable, une attitude tranquille. Ses yeux me frappèrent immédiatement, ils étaient d’un vert clair comme je n’en avais encore jamais contemplé. J’aime à croire que je perçus l’espace d’une seconde quelque chose d’étrange en lui, mais aujourd’hui je n’en suis plus si sûr. Jamais je n’aurais imaginé ce qui se passa par la suite.
Sur le moment, je me souviens avoir pensé surtout que je n’avais pas le choix, mais je n’osai pas montrer ma réticence. À contrecœur, je lui répondis :
- Eh bien je suppose que je peux accepter. Mais je ne peux pas me permettre de ralentir mon travail pour vous par contre, ça mon patron ne le permettra pas.
- Bien entendu, je comprends tout à fait. Soyez sans inquiétude, vous ne apercevrez même pas de ma présence.
- Très bien, dans ce cas.
Il avait dit vrai. J’ai repris mon travail, et l’artiste s’est installé dans un coin de l’atelier et en quelques minutes, toute mon attention était revenue sur le verre brûlant au bout de ma canne. Cela a duré environ deux semaines. Garant arrivait au milieu de la matinée, s’installait dans un coin, et esquissait ses croquis. J’oubliai pratiquement jusqu’à son existence.
Un soir, alors que je terminais de ranger mes outils avant de rentrer chez moi, il s’avança vers moi. Son histoire me revint alors à l’esprit, et je dois bien admettre que j’étais curieux de voir le résultat de son travail. Il me proposa de venir le voir à son atelier le lendemain, qui était mon jour de repos. J’acceptai, pour mon plus grand malheur. Mais bien évidemment, je ne le savais pas encore.
Je me présentai à l’adresse qu’il m’avait donnée. C’était une belle bâtisse située un peu à l’écart de la ville. Je suis parti de chez moi à l’aube, pour être sûr de ne pas rentrer trop tard. J’ai frappé à la porte, et je l’entendis m’appeler depuis l’arrière.
- Par ici ! Mon atelier est derrière la maison.
Je contournai la maison et je l’aperçus à l’entrée d’une petite cabane solidement bâtie où il avait visiblement installé son atelier. Il se tenait devant la porte, et me regardait en souriant.
- Comme je suis content que vous soyez venu ! Mon œuvre n’est jamais terminée que lorsque mon modèle a prononcé son verdict. Pour le meilleur et pour le pire, me dit-il en riant doucement.
- Je m’en voudrais de vous décevoir, répondis-je. Je ne doute pas un instant de la qualité de votre œuvre.
Il me sourit, et une lueur étrange passa dans son regard. Je la remarquai mais n’y prêtai pas vraiment attention. Une voix dans un coin de ma tête m’enjoignit de méfier, mais je l’ignorai.
Combien de fois n’ai-je pas souhaité l’avoir écoutée cette voix, vous savez, celle qui s’aperçoit généralement des choses autour de nous qui ne vont pas comme elles devraient, et que tout un chacun met généralement un point d’honneur à ignorer complètement. Combien sommes-nous sur cette terre à l’avoir regretté jusqu’à la fin de nos jours ?
Aristide Garrant m’invita à entrer dans son atelier. J’entraperçus dans la pénombre des cadres de bois vides, mais aussi de l’argile, des outils pour tailler la pierre, et un four à l’autre bout de la pièce. Un seul endroit était éclairé par une fenêtre d’où on voyait la maison et la route. Il y a avait un établi, et sur l’établi... Eh bien je ne sais pas vraiment, parce qu’à ce moment je me suis sentis violemment poussé, ou peut-être tiré – mais c’était impossible, il n’y avait rien devant moi – vers l’établi, sans comprendre ce qui se passait, en n’apercevant qu’une petite silhouette, et puis soudain...
Voilà. Après, je ne sais plus. J’ai oublié, mais je ne suis pas certain de l’avoir su un jour. De toutes les choses que ma mémoire a laissées se perdre dans l’abîme, c’est cet « après » qui me manque le plus. Il me reste encore juste assez de souvenirs pour éprouver cette frustration que l’on ressent devant sa propre impuissance. Que s’est-il passé ? Qu’est-ce qui a bien pu me valoir cette éternité de grisaille, condamné à fixer un pan de mur jusqu’à l’oubli ?
Mais je ne suis pas seul. Il y en a d’autres comme moi qui sont tout près. Je peux sentir leur présence depuis le début du pan de mur. On parvenait à communiquer au tout début, à échanger si pas des pensées, des impressions. Mais je ne les ai jamais vus. J’en comptais quatre jusqu’à il y a quelques jours. D’autres ont disparu, allez savoir depuis quand. Il y a cette femme – enfin je suppose que c’est une femme, je ne la vois pas. Je ne connais d’elle que les impressions qui me restent des quelques contacts que nous avons pu avoir. Je l’appelle la madone. Elle est toujours en colère. Je peux le sentir d’ici, cela transpire dans toute la pièce.
Je l’ai remarquée dès le premier jour. Impossible d’expliquer pourquoi, mais je l’ai su tout de suite : elle était comme moi – prisonnière, figée, piégée, coincée. Et enragée ! Il me reste des sensations, des impressions étranges... Je pense qu’elle avait été belle autrefois. Et maintenant elle était là, encore et toujours, et Dieu qu’elle en voulait au monde, piégée comme elle l’était !
Puis il y a l’homme déchu, un homme qui semblait plein de vie, et qui n’est plus que désespoir depuis qu’il s’est retrouvé piégé. Il y a l’Enfant aussi. Il ne me reste pas grand-chose de ces deux-là. Leurs émotions ont toujours été moins prégnantes que celles de la madone.
Il y en avait un autre, derrière moi à droite, je le sentais toujours au petit matin, juste avant que les rayons ne déversent leur lumière devant l’entrée de la salle. Cette lumière semblait toujours le faire vibrer, comme l’apparition d’un souvenir chéri. J’ignore qui il ou elle était, comment il s’est retrouvé ici, à quoi il ou elle ressemblait. Peu importe cependant, il n’y a plus rien maintenant. Au moins cela veut dire que tout ceci se termine un jour. Non pas que je veuille être fataliste, ou résigné. Mais il semble bel et bien y avoir une fin à cette éternité de silence et de regards vides, et cela reste malgré tout une consolation.
Il y a également autre chose et c’est mon espoir. J’ignore ce que ça peut être – après tout, l’éternité n’est pas censée avoir de fin – mais de temps en temps, l’air semble s’épaissir, et les chaînes qui nous retiennent se relâchent. Soudain, c’est comme si pouvions nous lever et partir. C’est arrivé quatre fois depuis le début du pan de mur. À chaque fois, je suis parvenu à me détacher de tout ce qui me liait ici, et à sortir. Je pouvais sentir les autres à mes côtés, libres eux aussi. À chaque fois, c’est comme si nous nous envolions tous ensembles dans la même direction, comme des papillons de nuit vers la flamme. C’est grisant, et parfois trop, parce que je me suis aperçu qu’après ces épisodes certains de ceux qui m’entouraient avaient disparus. Je m’en suis toujours sorti jusqu’à présent, et en même temps, je ne suis jamais arrivé au bout... Mais peut-être que cette fois, cette fois, j’y parviendrai. Parce qu’à nouveau, je crois sentir l’air s’épaissir autour de moi, de nous, et l’attente qui monte dans la salle !
En quelques secondes tout change, et d’un coup... oui ! ça recommence ! Enfin ! Cette fois, je dois y arriver, mettre une fin à tout ceci ! Nous nous sommes tous élancés vers l’avant, d’un seul mouvement sans nous concerter... je les sens, je les vois autour de moi, aussi déterminés et désespérés de se libérer enfin. Cette ivresse de pouvoir se mouvoir sans entrave, cette liberté retrouvée dans la fuite en avant...
Nous y sommes presque, mais un a déjà renoncé, je ne vois plus l’Enfant. La madone est bien là, l’espoir se mêlant à sa colère. Je vois la fin ! C’est une porte, on s’en rapproche et pourtant elle semble s’éloigner en même temps... c’est ce qui m’a perdu la dernière fois, mais pas aujourd’hui, aujourd’hui tout ça va se terminer.
J’y suis presque !... Je vais traverser, je passe, je... mais...?!


Sofia – Galerie Nationale des Arts.


- T’as mis les derniers dehors ?
- Oui, ils trainaient aux expos temporaires.
- Ok alors, je fais ma ronde puis Alexandra me remplacera.
- Ouais je sais, c’est tous les jours comme ça et je ne suis pas idiot.
Vasil soupira. Thedor pouvait être incroyablement désagréable. Vasil était responsable de la sécurité de la galerie durant la journée, et Theodor était à l’entrée. À la fermeture, Vasil poussait les derniers traînards dehors, faisait une dernière ronde puis était enfin libre de rentrer chez lui. Aujourd’hui avait été un jour désespérément morne et calme. Les touristes accablés par la chaleur préféraient profiter des terrasses à l’ombre, plutôt que venir s’enfermer dans des salles étouffantes et éclairées par une lumière artificielle. Et je les comprends... qu’est-ce que je ne donnerais pas pour une bière fraîche. Allez, on expédie ce tour et puis je pourrai encore profiter de ma soirée. Il commença par la salle des expositions permanentes. Celle-là ne bougeait jamais, on n’en venait à oublier les trésors qu’elle recelait. Mais pas Vasil. Quand la chaleur ne l’assommait pas comme aujourd’hui, il pouvait rester des heures à rêvasser dans ses salles. Jeune mariée – Amsterdam, 1756 – AG. Elle a le regard bien tendre, mais je suis sûre que si elle pouvait parler, ce serait une insupportable râleuse, se dit Vasil en passant devant l’un des tableaux exposés. Il ne pouvait parfois s’empêcher de se demander qui étaient ces gens, et ce qu’ils avaient pensé en voyant leur portrait comme ça. Et que diraient-ils en se constatant qu’ils avaient atterris ici, à Sofia ? Dans la salle suivante trônaient des sculptures. Ce sont celles qu’il préférait, bien qu’elles soient moins imposantes que les autres œuvres. Celui-là serait certainement du genre gros dur ombrageux, mais peut-être avec un bon sourire, en regardant la statue présentée au milieu de la salle. Souffleur de verre – Belgique – AG. Il s’aperçut soudain qu’il était resté immobile au milieu de la salle pendant plusieurs minutes. C’est drôle, l’air est moins lourd ici. Je devrais peut-être vérifier la climatisation ? La seule idée d’avoir à descendre au sous-sol le déprimait. Il passa à l’exposition, constata que tout était en ordre et décida que son successeur de la soirée s’occuperait de la climatisation. Il alla se changer avant de rentrer chez lui, salua son collègue qui venait d’arriver pour prendre la suite, et sortit profiter de la fin de cette journée. À moi la liberté ! se dit-il en franchissant la porte.