Dors, monotonie

Maître ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres mais je ne vous appellerai pas maître. Je suis la désinvolture incarnée. Je suis un félin meurtri mais invaincu. Je suis une Ombre qui cherche, depuis des lustres, la lumière qu'elle fut le temps d'une enfance rose et heureuse. Au nom de mes bonheurs volés, je me suis promis de ne plus défaillir face à mes ennemis. Des détracteurs, j'en ai à profusion. Et il ne s'agit pas d'opposants vagues ou imaginaires comme il est devenu coutume de s'en coller depuis l'essor des réseaux sociaux. Des protagonistes dont on a fini par penser que l'existence donnait un sens à la réussite — ici : bien se vêtir, se photographier devant un miroir en affichant une belle pomme croquée, plagier des citations de presque-penseurs malheureux, et... Les miens, contrairement aux leurs, ne me combattent ni pour ma petite-amie — laquelle ? ni pour mes fringues, ni pour mon rang social. Ils en veulent plutôt à la flamme blessée qui brûle en moi. Leurs armes ? De la dérision, de l'exclusion, des embûches semées le long de mon chemin, ils auront usé de tous les moyens à leur disposition. Pourtant ils ont toujours eu plus de chance que moi, tout ce que j'aurais voulu posséder plus tôt. Ils jouissaient d'un meilleur statut, d'un âge, d'un lien dont ils se servaient pour légitimer leur injustice. Eux et leurs refrains ! Les aînés : « Nous, à notre époque » , « Si tu veux ça, tu travailles » , « À ton âge tu crois que tu peux réclamer quoi que ce soit ? » Mes « semblables » , eux, n'étaient pas non plus en reste, qui me radotaient à l'école : « Tu n'iras nulle part avec l'intelligence » , « Le français n'achète pas la bière » , « Les premiers seront les derniers. » Et la goutte d'eau, la meilleure : « Tu es trop noir. » Moi, trop noir... dans ma propre Afrique Noire. Lol ! Mais ça, je ne vous le dirai jamais. Ce qui importe, c'est que je leur aie résisté, à tous, sans exception, au risque de passer pour un rebelle, un volcan. Je n'offrirai point aux vole-bonheurs le plaisir de me voir souffrir. La vie est courte, la mort écourte, et chaque âme sur cette terre mérite de voguer vers ce qui compte vraiment pour elle. Et pour moi, ce qui compte... Ah ! j'oubliais !

Les soirs comme celui-ci, j'aime à m'isoler dehors, près d'une poutre décolorée par le temps. À elle, je m'adosse pour méditer, monologuer, soliloquer et aduler les seules étoiles qui daignent m'apparaître quand je lève les yeux. En ce moment, le ciel est ennuagé à souhait. Alors, je questionne plutôt les nuages, épars ou groupés, puisque mes amies de longue date se dissimulent. Parmi eux, certains murmurent qu'elles me gardent des histoires au chaud. Par contre, d'autres soutiennent qu'il vaudrait mieux ne pas voir la multitude de constellations qui se meurt là-haut. Ah ! Maïsha ! Quelque part, je suis comme ces « petits » points lumineux : je voudrais aussi leur parler ; mais la seule idée qu'elles me trouvent dans un tel état m'effraie. Comment justifier mes cernes, mes gerçures, la déchéance de mon corps ? Comment leur expliquer la sécheresse de ma pensée, la profondeur de mes silences, l'oscillation entre apathie et résilience ? Oserais-je les regarder en face sans verser un atome de larme ?

À l'emplacement d'une maison en construction, à quelques mètres de moi, existait naguère un néant qui me connectait à l'horizon. Au loin, je pouvais observer quelques habitations en bord de lac, tout le long d'une colline que l'urbanisation a transformée en amas de parcelles morcelées. C'est de derrière elle que la lune s'élevait naguère — ma chère lune. J'écris à l'imparfait parce que je ne sais plus ce qu'elle devient. Peut-être a-t-elle déménagé à jamais comme le monsieur qui a vendu ce terrain-là... Non, elle ne pourrait pas : elle m'aime trop pour s'y résoudre. Elle sait qu'aucune prison, aussi hermétique soit-elle, ne suffirait pour briser le lien qui nous unit. Cela fait longtemps que je ne l'observe plus dans sa forme sphérique avec ses nuances de couleurs. La veille ou l'avant veille, d'un autre endroit de l'avenue et dans une autre zone du firmament, j'ai plutôt surpris un croissant qui fuyait très lentement. Le cadre géographique m'empêche désormais de l'admirer après le crépuscule, de là où nous conversions si souvent. L'érection de nouvelles maisons en étages a, petit à petit et à mon insu, voilé presque toutes les manifestations de l'astre de la nuit. Où que je tourne les yeux, il n'y a plus que des murs, des toits, quelques arbres seulets, une lumière quasi absente le jour, une obscurité omniprésente la nuit. Je me retrouve comme enclavé au milieu d'une architecture qui conte les défaillances de Bukavu. Cette architecture qui coûte à la ville assez d'argent et de vies chaque année. Cette architecture qui me vole mes lubies... Assez ! je dois faire quelque chose. Mais quoi ? Et si je convenais d'effacer l'image mouvante de tout ce ramassis de briques ? Et si tout cela cessait soudain d'exister ? Et si ce disque argenté devenait à nouveau visible et rayonnant de splendeur ? Là, dans mon cœur de pierre et de verre... Ce genre de soirée !

À peine avais-je fini ma douche que le jour s'était déjà levé. J'ai dû m'efforcer de recopier un devoir de mathématiques que m'a envoyé Claudia la nuit, enfin un travail pratique — fini le secondaire. Je déteste travailler le jour J vu que j'ai toujours autre chose à faire. Chercher du blé pour quitter la maison, et pourquoi pas la ville ; rêvasser, écrire des poèmes à Aurore, comparer à son regard chaque particule de lumière qui germe dans le ciel, imaginer une scène où nous nous séparons sur une étreinte... j'aime les câlins. Chaque fois qu'on m'en refuse un, je sens comme un vide qui se crée. J'ai connu cela avec Meine Mädchen, lors de notre dernière rencontre. Cela dit, je la comprenais, je l'ai toujours comprise, en fait. Quand je pense que c'était vraiment la dernière... avant longtemps... Meine Mädchen... je voudrais tant la revoir. Et dire que parce qu'ils m'ont volé une part de moi-même, je ne peux même pas être là pour elle. Enfin ! tout ira mieux quand je me paierai un nouveau smartphone. Mon cher Note, qui a péri avec mes projets, mes souvenirs, n'aura pas existé en vain. Toutes les dimensions que j'y ai écrites se survivront à travers les nouvelles, car je les vengerai jusqu'à mon dernier souffle. Et s'il faut que je perde mille fois, je reprendrai mille fois, même si plus rien n'est comme avant. C'est une promesse que je fais et que je jure de tenir...

À force de grisaille, j'ai cessé de compter les jours — où en étais-je ? Et puis un soir de mai, cette étourdie de Véronique m'a écrit un message. Elle voulait que je lui paie un forfait internet qu'elle allait rembourser le lendemain. Il était vingt heures passées ! Comme je refuse difficilement un service à une demoiselle, j'ai quitté la maison en douce pour errer dans la rue-poussière. Puis, dès les premières marches de l'escalier, j'ai sorti par réflexe ma tablette « de dépannage ». Je me suis souvenu que j'avais ouvert ma boîte mail sans la consulter. En gras, s'est affiché un courriel étrange. J'ai cliqué dessus et les seuls mots qui ont retenu mon attention étaient : « Tu as gagné. » Moi ? Gagné ? Gagné ! Rêvais-je ? Sur la route, deux voix ont conversé en moi : la première, celle du résidu que je suis ; la seconde, celle de l'enfant que j'aurais dû rester. Toutes ces années, j'ai vécu avec les deux. J'ai lutté contre la mort et haï mon petit monde qui me retenait prisonnier. J'ai rêvé d'un exil dont il s'est evertué à me priver. Et voilà que...

– Est-ce vraiment la fin du supplice ?
– Oui.
– Tu crois ?
– Oui.
– Ils ne nous marcheront plus dessus ?
– Plus jamais.
– Alors nous partons ? Où allons-nous ?
– Près du soleil d'hier.
– Promis ?
– Oui. Dors, j'ai honoré ta mémoire.

Adieu l'enfer du vide ! C'était fini ! Oui, fini !