Deux œufs et un café

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Nouvelles :
  • Policier & thriller

Le carillon de la porte d'entrée tinta. Trish se retourna, la cafetière à la main. Du revers de son autre main, elle s'épongea le front et offrit un sourire tout en dents à l'homme qui entrait.
— Bienvenue au Sunrise diner, m'sieur.
Le type jeta un coup d'œil autour de lui. Trish regarda elle aussi les tables quasiment vides. Joe, à l'autre extrémité du comptoir, sirotait son café. À la table une, Darleen avait installé une famille. Le gosse lançait son ballon dans tous les coins du restaurant. La quatre était occupée par un couple. Le type gardait les mains sur ses genoux et tripotait son alliance. La fille, très jeune, dévorait des frites en les trempant dans du ketchup.
Le nouveau venu s'installa au comptoir. Il posa à ses pieds un sac de sport noir.
— Le rush est passé, hein, il dit.
Trish ne l'avait jamais vu. Brun, la trentaine. Sans doute l'un de ces types en transition, se rendant à Los Angeles pour affaires. C'était ça, le Sunrise diner : un lieu de transition. On y faisait halte pour manger un morceau ou parce que les gosses avaient besoin de faire pipi. Seuls les gens comme Trish, Darleen ou Lou, le cuisinier, étaient coincés ici.
Darleen essuyait une assiette, les yeux dans le vague. Elle n'était pas d'humeur à faire la conversation aux clients. Elle avait dix-neuf ans et parlait tout le temps à Trish de mettre les voiles à Hollywood, pour devenir actrice. Darleen vivait dans un mobile home, pas très loin de celui de Trish, avec sa mère, son beau-père, ses quatre frères et sœurs et sa fille de trois ans. Elle était la seule de sa famille à avoir un emploi.
— Y a pas vraiment eu de rush, répondit Trish. Depuis ce matin, la clim' est détraquée. Ça fait fuir les clients.
— C'est une étuve votre patelin, dit le type en ouvrant les premiers boutons de sa chemise. Jamais vu une chaleur pareille.
Trish haussa les épaules.
— J'me rends pas compte. J'vis ici depuis que j'suis née. Je vous sers quelque chose, m'sieur ?
— Mettez-moi deux œufs au plat et un café.
— Lou, cria Trish, deux œufs steuplait.
Le visage de Lou apparut dans l'ouverture de la cuisine. Il leva le pouce. Trish sortit une tasse, y versa le café.
— Vous savez combien il fait dehors ? continua le type.
— On a un thermomètre ici. Il indique... trente-neuf.
Du coin de l'œil, Trish vit que Joe lui faisait signe.
— Trente-neuf, fit le type, pouah ! J'ai l'impression que mes vêtements me collent à la peau. Dites, y a de quoi se rafraîchir par ici ?
— Le bâtiment à côté... On a des douches publiques, pour les automobilistes.
— C'est bon à savoir, dit le type avec un petit sourire.
Trish se demanda s'il allait lui faire une proposition sexuelle. Le type se contenta de boire son café. Joe se leva, jeta une pièce sur le comptoir. Il passa devant Trish.
— À plus, Joe, dit Trish.
La sonnette de service retentit. Darleen ne bougea pas. Trish se rendit en cuisine. Lou lui tendit une assiette. Ses cheveux noirs, retenus par un filet, dégoulinaient de sueur. Trish voulut prendre l'assiette, mais il la retira.
— Ce soir, ma belle, cinéma.
Trish soupira. Tout le monde pensait que Lou était un bon parti. Il avait un emploi stable, pas d'addiction, pas de casier judiciaire et n'avait été mêlé qu'à deux ou trois bagarres, toujours inévitables de l'avis général.
— Si tu veux, dit Trish.
Il lui donna l'assiette. Elle retourna en salle et plaça l'assiette devant le type.
— Vous savez ce qu'on dit ? demanda le type. Lorsqu'il fait quarante degrés, les gens deviennent fous. C'est prouvé hein, c'est de la psychologie. Ils se mettent à faire n'importe quoi. Des trucs qu'ils auraient jamais faits. Comme buter quelqu'un.
— Ah, dit Trish en regardant le parking à travers les vitres du restaurant.
Elle retira son tablier, le pendit à la patère.
— Je prends ma pause, elle murmura à Darleen.
Puis, en passant devant le type :
— Au plaisir m'sieur.

Trish ouvrit la porte. Une bouffée d'air chaud s'enroula autour d'elle, pareille à un serpent autour de sa proie. De la sueur coulait entre ses seins. Elle traversa le parking. Le bitume collait à ses sandales, rendant ses pas lourds. Le camion de Joe était là. Elle monta, débarrassa le siège passager de ses emballages de fast-food et s'assit.
— J'ai mis la clim à fond, dit Joe.
Il quitta le parking, roula quelques mètres jusqu'à un endroit isolé. Là, il déboutonna son pantalon et baissa son caleçon.

Ensuite, il tendit à Trish un billet de vingt dollars. Elle le fit disparaître entre ses seins. Joe ouvrit la fenêtre puis alluma une cigarette.
— Où tu vas cette fois ? demanda Trish.
— Dans le Nebraska.
Pour Trish, c'était un mot. Il sonnait à ses oreilles comme une langue inconnue.
— C'est comment ?
— Bof. Ah si, y a un endroit... ça s'appelle Verdigre Creek. J'ai pêché à la mouche, là-bas. Après, on a mangé dans un petit restau. Ils servaient une tarte au citron, un délice. On était en terrasse. Y avait un petit vent frais pendant qu'on bouffait. C'est pas comme ici, ce putain d'air irrespirable. Ça sentait l'herbe mouillée. Tu devrais voir ça, ça te plairait.
Les yeux fermés, Trish essaya d'imaginer Verdigre Creek. Tout ce qu'elle voyait, c'était le parking du Sunrise diner, le parc à mobile home, les trois ou quatre magasins de la rue principale. Elle rit.
— J'ai même pas de quoi me payer une voiture.
Elle baissa le rétroviseur et arrangea ses cheveux. Joe jeta la cigarette et ramena Trish.
— On se voit la semaine prochaine, Joe.
Elle descendit du camion, retraversa le parking. Il faisait encore plus chaud que tout à l'heure. Le type qui avait commandé les œufs avait raison, les vêtements collaient à la peau.

Quelqu'un avait accroché le panneau « Fermé ».
Trish ouvrit la porte. En premier, elle vit le ballon. C'était un ballon en plastique blanc, assez petit pour tenir dans une main. Il avait roulé contre l'un des tabourets du comptoir. Elle distinguait quelque chose dessus, une saleté rouge. Trish n'arrivait pas à réfléchir. Elle regarda le thermomètre. Il était passé au-dessus des quarante. En même temps, elle vit tout le reste : les taches de sang sur le mur derrière le comptoir, à la table une, la fille, la tête dans son assiette de frites, et le type à l'alliance, allongé sur la banquette, tout tordu. Elle chercha la famille de la quatre, les trouva derrière la table neuf où ils s'étaient réfugiés. Ils formaient un tas comme s'ils avaient voulu se fondre les uns dans les autres. Trish courut derrière le comptoir et découvrit Darleen, par terre. Ses yeux étaient grands ouverts, elle avait une expression de surprise sur le visage. Une assiette était brisée à côté d'elle. Dans la cuisine, Lou gisait sur le ventre. L'huile grésillait encore dans la friteuse.
Trish se rendit au vestiaire, fouilla les poches de la veste de Darleen et prit les clefs de son vieux pick-up. Elle sortit du diner. Les yeux lui piquaient à cause de la chaleur. Elle déverrouilla le pick-up, voulut ouvrir la portière.
Elle arrêta son geste.
Quelque part, un bruit d'eau.
Trish fit demi-tour, contourna le restaurant et entra dans le petit bâtiment qui abritait les douches. Quelqu'un sifflotait sous la douche. Des vêtements d'homme étaient posés sur le lavabo ainsi qu'un portefeuille en cuir marron. Trish s'approcha.
Par terre, elle reconnut le sac de sport noir. Elle se baissa, fit glisser la fermeture éclair.
Dans le sac, des billets. La recette de la semaine sans doute. À vue d'œil, pas plus de cinq cents dollars. Trish repensa au ballon blanc, coincé dans les pieds du tabouret. Cinq cents dollars... Elle attrapa le sac, retraversa le parking. La poignée du sac glissait entre ses doigts moites, mais elle la tenait fermement. Elle avait l'impression de voir agir une autre personne. Elle entra dans la voiture, jeta le sac sur le siège passager, mit le contact, quitta le parking.
Elle ouvrit les fenêtres pour faire un appel d'air.
Elle avait cinq cents dollars.
Quelque part, devant elle, la brise de Verdigre Creek, la tarte au citron, l'odeur d'herbe mouillée.

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