Deux éternités

Toute histoire commence un jour, quelque part, à un point imperceptible du mouvement perpétuel avant de se précipiter fatalement dans la circonvolution abyssale de la nécessité et de la finitude. L'instant d'après, au bout du tunnel, elle n'est plus que le souvenir évanescent d'un battement d'ailes, une sorcellerie visuelle semblable au sabbat hallucinatoire d'une rémanence opiniâtre. Et quelque effort que la postérité fournisse pour la garder aussi fraîche et aussi colorée qu'au temps de sa floraison, une histoire- véritable ou fictive- n'en demeure pas moins une parodie de l'infini pour lequel le vieil Anaximandre¹ s'est consacré sa vie durant. C'est pour ce motif que je me suis toujours tenu éloigné de l'étreinte flatteuse des historiographes et des mémorialistes, race aux allures d’eunuque qui s’avère en réalité être la plus perfide et la plus nocive de toutes car capable- il faut bien le dire- de ravir à un grand homme son éternité véritable, sa couronne dans l’au-delà pour la remplacer par une contrefaçon puérile : la postérité. C’est aussi la raison pour laquelle je ne me résoudrais jamais à livrer un tableau fidèle de ma vie et même de ma doctrine dans le moindre codex- sans mentionner le prix exorbitant du papyrus et de la peau de chèvre ! Tout ce que je concède à livrer à la « succession », ce seront ces morceaux de tessons archaïques sur lesquels je triture ces lignes laconiques et narquoises : toute ma philosophie de l’histoire et du récit y est condensée de la meilleure façon qui soit.
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De moi, le lecteur improbable qui mettra la main sur ces éclats de poterie ne saura que ceci : je bombe fièrement mon torse au fait d’être un heureux contemporain du poète Prudence². Quant à ma demeure, le lieu où l’on retrouvera ces quelques vestiges le révèlera déjà assez : quelque part, dans un obscur taudis qui n’intéresse personne (et c’est mieux ainsi).
A un moment, la fortune voulut que ma petite réputation de disciple tardif des Ioniens et du Crucifié m’entraîna par le pan de la tunique entre les murs d’une villa en pleine efflorescence, dotée d’un sympathique jardin appelé sans nul doute à égaler l’opulence et le faste des viridarium³ impériaux : fûts démesurés, fresques bachiques, fontaine translucide, Cupidon sculpté, plantes rares et odoriférantes. Le propriétaire, un riche administrateur passionné des jardins grecs d’antan, était un peu confus quand on lui demandait l’inspiration première de son opulente havre : il citait avec empressement le Jardin d’Epicure (d’après ce qu’on dit fort modeste) sans pouvoir reconnaître la surenchère ostentatoire qu’il étalait sous nos yeux blasés.
Quoi qu’il en fût, cet endroit réunissait régulièrement une bruyante société de savants et d’artistes qui déambulaient pédantement entre les arbres et les rangées éclatantes de fleurs parfumées. C’était généralement dans une posture allongée et nonchalante, comme à l’heure du repas, que les véritables saturnales de l’esprit s’ouvraient à l’ombre des fûts. Pour ma part, j’avais pris l’habitude de m’installer systématiquement de la sorte à chaque venue, dans un coin ombragé et humide, de manière à ne pas m’exposer à des joutes stériles et circulaires qui risquaient sérieusement d’éperonner ma retenue habituelle. C’était sans compter sur l’effarante pétulance d’un écrivain aux traits simiesques qui ne trouva rien de mieux, un après-midi visqueux, que d’engager à brule-pourpoint la conversation : « J’ai entendu dire- susurra-t-il en s’adossant de l’autre côté de mon arbre- que vous vous retranchiez dans cet angle mort du jardin pour éviter de peupler le souvenir des convives. Vous êtes l’anti-mémorialiste, l’anti-écrivain par excellence, est-ce bien cela ? Eh bien désolé pour vous, car je suis d’un avis diamétralement opposé : pour moi, multiplier les histoires- réelles ou fictives- est l’unique forme de participation pratique à l’éternité que l’Homme puisse jamais espérer. Platon ? Aristote ? Tout ce que je vois, ce sont des histoires. » Cet après-midi-là, je me souviens avoir employé mon temps à fixer la matière hyaline et craquelée d’une aile de libellule. Cette intrusion soudaine m’exaspérait : le moment était mal choisi. Le nom de mon importun commensal n’est d’aucun intérêt : pour les convenances, baptisons-le juste Esopus (la variante latine d’Esope).
Après m’être rasséréné (un bon petit moment), je m’entendis aussitôt répondre d’une voix à peine audible : « Comprenez, mon cher, que je vous veuille, à vous ainsi qu’à tous nos commensaux, le plus grand bien, mais que ma philosophie de la mémoire m’astreigne à ce genre d’ascèse, ce qui-je l’avoue- est loin de me déplaire. Mais maintenant que je rencontre enfin ma némésis, un peu de curiosité m’empêche tout de même de noyer sur le champ le souvenir de cette conversation. Depuis un bon moment, je fréquente assidûment ces banquets dans l’unique dessein de pouvoir enfin m’en passer, après une ultime rencontre. Alors, parlez, je vous prie : peut-être l’heure de ma libération s’apprête-elle à sonner ».
« -Peut-être, en effet, se réjouit le bougre sur un ton triomphal qui me parvenait en marmottements rauques depuis mon dos. Alors voici ce que je vous propose. Je ne suis pas plus friand que vous de ces joutes verbales plates et bouillantes qui font suer inutilement la plupart de nos amis. Ce que je propose, c’est un duel, ou plutôt le duel ultime, digne des plus grandes histoires de tous les temps. Ecoutez bien : je vous donne rendez-vous dans exactement sept ans. Jusque-là, je vous promets non seulement de parcourir tous les genres narratifs possibles, mais aussi de coucher sur le codex une histoire qui n’en est plus vraiment une : celle de mon éternité, celle de ma ou de mes vies d’avant celle-ci. De la sorte, je vous prouverai que l’éternité se situe en arrière, comme le pensaient les Grecs ; et qu’elle est l’essence du souvenir. De votre côté, agissez suivant vos propres principes, mais apportez-moi juste, comme je pense pouvoir le faire dans exactement sept ans, une preuve tangible, palpitante de votre lien à l’éternel. »
Formidable ! Plus de doute : je tenais enfin mon frère dans l’adversité qui allait sanctifier toute mon œuvre (celle que je n’écrirai jamais). Malgré mon excitation, je me contentai de déclamer : « Un arbre ne saurait offrir de l’ombre et du repos à deux éternités. Dans sept ans, l’avenir nous dira laquelle dort dans le Jardin de Dieu. » Sur ce, je me levai, lui fit un léger signe de la main et quittai, le cœur en effervescence, ce lieu de babillage et de paresse que je ne reverrais probablement plus, comme un visage ingénu d’autrefois.
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Pendant plusieurs années, j’employai des mois entiers à une véritable chasse à la mémoire : un disciple m’épaula pour subtiliser à peu près tous les textes élogieux dans lesquels mon nom était « honoré ». Je dis bien les textes élogieux, non les calomnies, les réfutations ou toute autre trace écrite de nature administrative ou quotidienne, impropres à retenir mon nom pour la postérité. Il n’y avait en vérité pas beaucoup d’ouvrages. Si l’entreprise avait duré aussi longtemps, c’est parce que je pris le soin de perpétrer ces délicieux attentats entre des intervalles particulièrement longs, de quelques mois à des années entières de manière à ne pas éveiller le moindre soupçon. Un codex fraîchement achevé qui contenait une flagornerie insipide à mon endroit avait été rédigé par un érudit qui se rendait en Carthage ? Eh bien, avec mon fidèle Santi (encore un faux nom), nous pistions le malheureux pendant des semaines, sabotant les préparatifs de son voyage. A son réveil, ses affaires changeaient de position près de sa couchette, une nuée de corbeaux hargneux (que nous avons eu beaucoup de mal à capturer) s’engouffrait scandaleusement dans son atrium 4, son précieux manuscrit présentait des taches indélébiles à plusieurs endroits. C’est ainsi que nous sommes parvenus à dissuader le pauvre de lever le voile pour Carthage et d’y faire copier son codex. Après cet épisode bouffon, je ne pouvais qu’imaginer notre homme serrer les dents dans le vestibule d’un oracle chauve pour essayer de déchiffrer tous les « présages » que nous avions fabriqués de toutes pièces.
Mais- par miséricorde (j’aime mon prochain) - je m’en prends rarement aux originaux. Si pour ma part, je me suis engagé à vaporiser tout souvenir propre à cette vie pour gagner l’autre, je suis pleinement conscient du vice qu’il y a à priver mon semblable du sien (quoi que cela en soit aussi un de monopoliser l’éternité). Je l’avoue : Santi m’a une fois troublé avec ses sermons. Il m’a fait comprendre que personne n’avait le droit de singer les présages et de jouer aux dieux, sous peine d’encourir la juste furie de la fortune. Sans partager son credo, j’ai tout de même dû reconnaître l’immoralité avérée de certains de mes actes. Le cynisme, le sarcasme, l’exquise causticité : pourquoi pas ? Mais la spoliation, le vol, « l’assassinat » me souffla une fois Santi, en un mot le vice : eh bien je craignais d’une certaine manière d’y être tombé sans m’en être réellement rendu compte.
Quoi qu’il en fût, les années suivantes furent moins piquantes, mais au moins plus sécurisantes pour ma conscience que je ne soupçonnais pas d’une sensibilité de jeune fille... Décidément, il ne me reste plus que l’auto-ironie. Je disais donc que les dernières années du défi furent très paisibles, car je finis par emménager à la campagne, dans une demeure venteuse et grinçante de pêcheur. Je résolus de récupérer le plus de copies possibles d’ouvrages mentionnant mon nom dans une veine apologétique, comme je l’ai déjà écrit. Santi se chargea de se les procurer en misant sur une identité protéiforme d’obscur collectionneur, assurant par la même occasion mon unique passerelle avec les cités. Après sa dernière collecte, il me ramena en sus quelques curiosités : mon bienheureux rival avait publié bien des codex depuis notre rencontre. J’en feuilletai le plus volumineux : il était composé de récits de tous les genres, avec de surcroît des formes nouvelles. Les contes y faisaient suite à des mémoires de guerre, après quoi le lecteur intrigué tombait sur des genres inédits contant l’aventure éphémère d’un papillon ou d’une tache de sang, les tribulations d’un empire de verre gouverné par un démiurge maladroit, l’histoire inattendue d’une fleur contenue dans son parfum, etc. Pour l’essentiel du temps qui nous restait à tous deux, je n’avais rien de mieux à faire que de feuilleter ces paroxysmes nouveaux, avec en tête les germes des attaques imminentes. De quoi me frotter d’ores et déjà les mains, un petit sourire en coin...
***
L’heure de la fameuse confrontation fut fixée un soir coloré d’automne, entre les bordures de la villa champêtre d’Esopus dont je foulais le sol jonché de feuilles mortes et de fantasmagories aux ailes brisées pour la première fois. Nous convînmes préalablement de la nature foncièrement privée et solennelle du duel, qu’aucune tierce présence ne devait importuner. Ainsi, Esopus m’avait assuré de l’absence de la totalité de sa famille et de ses domestiques pour la soirée. L’air vespéral était délicieux et parfumé quand je fis grincer le portail (déjà entrouvert à mon arrivée). La cour était déserte, un silence de mort y régnait. Un détail attira immédiatement mon regard : on avait jonché le sol de codex ouverts qui dessinaient un petit sentier sinueux contournant la bâtisse centrale. Je suivis nonchalamment la piste sans prendre le temps de jeter un œil sur les pages. Elle serpentait au beau milieu d’un champ de lavandes dodelinant mélancoliquement sous le chorus des grillons. J’ignore combien de temps je marchai ainsi, la tête dans les nuages, quand le sentier bifurqua soudain vers la droite, débouchant sur une espèce de clairière herbeuse au milieu de laquelle trônait un bel arbre enguirlandé de codex ballants et de feuilles de parchemins. Tout autour fleurissait un parterre d’ouvrages disposés de toutes les manières possibles : ouverts, retournés, disposés en pile, etc. Alors que je m’étais perdu dans une contemplation de ce décor enchanté, la voix d’Esopus fusa d’entre les fourrés : « Charmant, n’est-ce pas ? Il faut bien concocter son petit paradis à soi. » Il s’avança à découvert, me fit la révérence et maintint une certaine distance entre nous. La première chose qui me frappa fut son allure générale et sa mine : il me ressemblait étrangement, jusque dans sa manière de parler. Sans attendre la moindre réaction de ma part, il enchaîna alors impitoyablement :
-Tout est terminé maintenant. Si nous allions visiter les champs en récitant des vers ?
Je fus interloqué :
-Terminé ? Que me racontez-vous donc là. ? Auriez-vous l’intention d’éluder le duel ?
Il sembla pris d’un agacement soudain, tandis que je réalisais avec effarement comment l’ironie avait cette fois changé de camp.
-Nous voulions nous leurrer l’un l’autre quand nous parlions d’échanger des preuves matérielles de l’éternité, n’est-ce pas ? Il est évident qu’il est impossible d’en élaborer ! Maintenant, il me reste une chose à faire et ce sera à votre tour de jouer votre rôle.
Tout d’un coup, il me tendit un vieux codex ouvert dans lequel mon nom était mentionné dans une rubrique laudative. « Une pièce qui vous a échappé. » Effectivement, je compris où nous en étions et je quittais aussitôt mon air mi- hébété, mi- songeur. J’acceptai sans mot dire son présent avant de lui offrir à son tour un morceau de poterie sur lequel je n’ai pu m’empêcher de coucher un condensé de ma doctrine. Je lui appris en outre l’existence d’un journal d’idées en tesson (que voici) que je lèguerai à Santi. Un silence de mort suivit cet échange insolite. Le vent fouetta nos manteaux. Puis, je décidai de redorer mon blason en fendant l’air mordoré du soir :
-Depuis quand avez-vous compris ?
-Après avoir écrit l’histoire d’un grain de poussière, répondit-il nonchalamment. Je me suis alors dit que je finirais par devenir fou si je cherchais à enchâsser tout et n’importe quoi dans un récit. De plus, je ne suis pas parvenu à reculer au-delà des souvenirs de mes trois ans. Depuis, j’ai arrêté et je me suis métamorphosé en vous.
- Quant à moi, je l’ai compris après les péripéties que Santi et moi avions vécues : je voulais absolument les coucher sur le papyrus. Ensuite, il m’est arrivé de perdre des pans entiers de ma propre doctrine, effet pervers dont je n’avais pas initialement prévu les ravages. Aussi, ai-je fini par découvrir que ce qui manquait à ma philosophie, c’était mon pire ennemi : le souvenir. Depuis, même mon ironie m’a quitté, je vois qu’elle vous est échue.
Esopus sourit :
-Eh bien, que diriez-vous du même défi pour les sept ans à venir ? Nous pourrions alors retrouver nos convictions originelles. Non, je plaisantais. N’avez-vous pas hâte de découvrir les ouvrages les plus rares de ma collection ?

1Philosophe grec (VIIème-VIème avant J.C)
2Poète latin (348-415)
3Jardin d’agréments
4Pièce centrale à toit ouvert