Des cendres

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Juriste le jour et auteure la nuit, j'écris sous le pseudonyme Alice Dumontier Loiseau. Instagram : @alicedumontierloiseau

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« Tout ce qui nous fume est dans tout ce que nous fûmes »
(Radio Elvis – « Ce qui nous fume »)


Ils étaient là, assis face-à-face, le nez dans leur assiette, leur mutisme mis en exergue par le bruit trop prégnant de leurs couverts frappant doucement la porcelaine, comme le bec minuscule de piverts bornés : tic tic tic. À contretemps, l'horloge comtoise rythmait les heures qui s'étaient écoulées depuis le jour de leur mariage. Le pendule s'était balancé au gré des aléas que cette union avait connus. Tic tac tic tac. Vingt-neuf millions sept cent trente-quatre mille cinq cent soixante-deux minutes depuis ce jour d'automne dans les années soixante. En ce temps-là, ils étaient jeunes et peut-être amoureux. Ils étaient jeunes mais déjà peu bavards. Peut-être devinaient-ils que ces tic tac seraient l'unique et récurrente mélodie d'une vie dépourvue tout autant d'éclat que de heurt.

Ils étaient las, se tenant côte à côte devant l'évier de la cuisine. Elle lavait, il essuyait. Le bruit de l'eau se mariait à leurs respirations, sonores et asynchrones désormais. L'air peinait à cheminer jusqu'à ces poumons qui n'inspiraient plus jamais l'air du dehors. Ils étaient vieux, désormais. Ils étaient vieux et en avaient une cruelle conscience. Pourtant, elle lavait, il essuyait et ils remettraient le couvert quelque cinq heures plus tard, reproduisant le cycle de cette pantomime insensée.

Lui n'avait jamais beaucoup parlé. Dernier-né d'une famille prolixe, c'était comme si on lui avait coupé la parole dès qu'il avait eu sorti la tête, dans la chambre moite où sa mère l'avait mis au monde. Bébé silencieux, minot muet, adolescent timide et adulte effacé, il avait appris sur le tard que son attitude étrange était un signe de ce que l'on nomme aujourd'hui un « haut potentiel ». Il se demandait parfois à quoi cela rimait d'avoir été un enfant précoce si c'était pour devenir prématurément un petit vieux. Il avait sans doute gagné du temps sur les apprentissages ; temps qu'il avait perdu ensuite à ne jamais savoir qu'en faire.
C'est en 1972 que les premiers signes étaient apparus chez lui. Sa peau se dépigmentait par endroits. On avait diagnostiqué un vitiligo. Pourtant, les dermatologues restaient sceptiques, ils n'avaient jamais eu affaire à cette forme de leucodermie dont les manifestations s'apparentaient plus ici à des séquelles de brûlures qu'à de simples taches. Quelques années plus tard, ces manifestations cutanées étaient apparues chez elle, prenant petit à petit l'assaut de ses doigts fins. La maladie n'étant pas contagieuse, les médecins s'étaient interrogés et avaient conclu que leur affection commune était due au hasard. Eux, bien entendu, n'avaient jamais échangé à ce sujet.

Elle avait été une enfant discrète. Fille unique inespérément arrivée sur le tard, ses parents l'avaient couvée jusqu'à l'étouffement, lui témoignant un amour aussi ouaté que taiseux. Lorsque, lors d'un repas auquel ils étaient tous deux conviés, elle avait posé sur lui ses yeux de biche effrayée, il en était resté coi bien qu'il eut été incapable de dire pourquoi. Le mariage avait été orchestré par le quatuor de parents et leur vie commune avait ainsi été réglée comme du papier à musique sur lequel on aurait composé une ode sans fausse note, puisque dépourvue de mélodie. Une symphonie silencieuse. Elle avait mis au monde deux bébés sans un cri ou aucune autre manifestation de douleur. Elle les avait élevés sans leur montrer le moindre signe d'affection.

Les corps des deux époux avaient, avec le temps, conservé les stigmates de ces atteintes multiples. Leurs peaux étaient si ravagées qu'ils avaient l'air de deux grands brûlés se soutenant l'un l'autre.

Vingt-neuf millions sept cent trente-quatre mille huit cent trente-six minutes.

C'était la fille qui, la première, avait pénétré dans l'appartement. Les voisins avaient été alertés par l'odeur de brûlé, bien qu'aucun système de détection des incendies ne se fut déclenché. Sans bruit, elle avait glissé la clé dans la serrure, comme pour ne pas déranger. Lorsque le fils s'était présenté à son tour, la porte était entrouverte. Il s'était posté près de sa sœur, ne lui accordant ni un regard ni un mot. Ils avaient observé de concert les petits tas de cendres qui gisaient sur les chaises respectives de leurs parents, étrangement restées intactes. Le fils s'était chargé de rassembler leurs parents dans la boîte à bijoux, près de l'horloge comtoise, dont le cadran s'était figé sur deux heures vingt-huit, heure à laquelle les deux poids en fonte s'étaient échoués dans un ploc sourd sur le parquet ciré, le lourd fardeau des non-dits atteignant simultanément son ultime destination : le néant.

Les enfants avaient quitté le domicile parental, reprenant chacun son chemin, sans mot dire, si ce n'est cette toute petite phrase du fils, chuchotée à l'attention de sa sœur : « Tu peux la prendre ».

Elle avait regagné le domicile conjugal, la boîte entre les mains. À son arrivée, son conjoint avait bien pensé lui demander ce qui s'était passé, mais s'était ravisé de peur de la contrarier. Il n'aurait su gérer d'éventuelles larmes et avait préféré, une fois n'est pas coutume, garder le silence. Il avait répondu à sa mine déconfite par une moue contrite, puis lui avait frôlé le bras en guise de caresse, avant de se replonger dans une analyse freudienne de son quotidien froissé.

Lorsque, debout devant le lavabo de la salle de bain, elle avait passé une serviette sur son visage humide, un lambeau de peau s'était détaché de sa joue. Son regard s'était alors tourné vers la boîte, posée sur la tablette au-dessous du miroir, avant de remonter vers son reflet décomposé.

Après quelques secondes en points de suspension, elle hurla comme jamais. Elle jeta la serviette et balaya d'un revers de bras tout cet ordre tranquille qui régnait autour d'elle. Les pots et les flacons, toujours si bien ordonnés, se fracassèrent. La boîte chuta dans le lavabo, et les cendres s'y répandirent. Elle courut vers son mari que son cri puis tout ce vacarme avaient pétrifié. Elle lui arracha le journal des mains, le tira de toutes ses forces pour l'extirper de son fauteuil et le conduit jusqu'à la porte. Attentive, elle lui plaça un pull sur les épaules, huma l'air frais du dehors, se tourna vers lui et lui dit en souriant :
« Il faut qu'on parle ».

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