Dernière danse

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Image de Portez haut les couleurs ! - 2020

— Tu es prête ?

Dans le noir, je sentis sa main prendre la mienne et la serrer. Des chuchotements fourmillaient derrière le rideau. En coulisses, ça courait sur la pointe des pieds. Les petites étaient assises par terre en tailleur. Elles pouffaient, le visage luisant de maquillage. Elles étaient déjà passées, maintenant c'était à nous, aux grands. J'entendais des « chut » et des bruits de chaises. Les trois coups de bâton sur le sol. Puis plus rien. Les jambes qui tremblent, les mains moites, mon cœur qui s'accélère. Sa bouche sur ma tempe, juste un instant. Il ne fait pas de bruit mais ça résonne dans mon corps. Et le rideau se lève. La foule applaudit. Une voix dans un micro annonce : « Le spectacle de fin d'année des élèves d'Hélène Gardeaux, ancienne danseuse de l'École Nationale de Danse de Marseille. » Mon cœur s'accélère. Il serre ma main. Tout va bien. C'est la dernière.

La veille, on s'était rejoint dans notre petit studio près du centre de plongée, pour une dernière répétition. À chaque fois que j'y allais, je m'arrêtais pour sentir le vent qui venait avec les vagues, regarder le ciel se mêler à la mer. C'était rapide, je lui promettais de revenir vite.

— On se fait une barre pour s'échauffer ?
J'ai pris place à la barre, face à lui. J'aimais suivre ces mouvements, reproduire des gestes que j'avais faits des centaines de fois. Pas besoin de réfléchir, mon corps connaissait l'enchainement par cœur. La main sur la barre, compter jusqu'à huit, faire les ronds de jambe, port de bras, puis l'autre côté. Le menton haut, les épaules dégagées, le dos droit, les jambes tendues et le bassin dans l'axe. Après, on passait au milieu. Il n'y avait plus rien à quoi se raccrocher. Le corps devait se tenir droit, tout seul.
Il disait que j'avais besoin de répéter encore un peu, pour que je sois détendue, le soir du spectacle. On répétait depuis des mois, plusieurs fois par semaine. J'étais épuisée mais je ne voulais pas être ailleurs qu'ici, au studio, avec lui.

Tu ne danses pas, tu bouges, il me disait. Et puis aussi, danse comme si tout en dépendait, comme s'il n'y avait plus rien d'autre. Il faut qu'on ressente la danse, tu comprends ?
Je n'étais pas très sûr de comprendre, mais je disais oui quand même. 
Ma mère m'attendait à la maison. Quelle heure pouvait-il bien être ? J'avais envie de danser mais je n'y arrivais pas. Mon justaucorps me serrait. Les bretelles me rentraient dans les épaules, mes membres étaient comme engourdis. Je faisais le solo dans ma tête. Il n'y avait pas que le solo dans ma tête. Il y avait le visage de ma mère et l'interrogatoire quand je rentrerais. Elle dirait, alors, c'était comment ? Et moi, je ne pourrais pas répondre. Je n'avais pas envie d'expliquer. Je répondrais, on répète. Je dirais aussi que mes pirouettes tremblaient un peu, que mes jetés manquaient de convictions. Elle me dirait qu'il faut travailler plus, que ce n'est pas l'Opéra de Paris tout de même, que ça ne devait pas être si compliqué que ça, elle l'avait bien fait, elle. Elle avait dansé jusqu'à s'en faire saigner les pieds. Jusqu'à la mort, elle disait. Je ne savais pas si c'était vrai. Je n'aimais pas l'écouter coller sa vie sur la mienne. Je voulais vivre rien que pour moi. Je voulais que la danse, ça ne soit qu'à moi. J'aurais voulu qu'elle comprenne ça. Qu'elle me laisse au moins ça. Mais même ça, elle ne me le laissait pas. Elle me le prenait. Et je n'avais plus rien. Alors je ne savais pas quoi lui donner à Lucas aujourd'hui. Je n'avais rien à donner.

— Anna ? Tu n'es pas concentrée. Regarde-moi.
Il posa ses mains sur mes épaules et appuya, par à-coups, pas très fort, mais suffisamment pour me faire relâcher la tension.
— Ce à quoi tu penses n'a pas sa place ici. Laisse-le partir. Sors-le d'ici, et laisse la danse prendre la place, le vide en toi. Ce que tu fais, ce n'est pas pour moi que tu le fais, c'est pour toi. Il n'y a rien d'autre. Laisse la danse danser en toi. Ferme les yeux. Relâche tout. Laisse-toi aller. Laisse couler. C'est comme l'eau. Tu es l'eau. Rien d'autre n'existe. Dehors, il n'y a rien. Dedans, il n'y a rien. Tu es de l'eau, tu coules. Ton corps est l'eau et il coule aussi. Relâche tout. Ferme les yeux. Respire. Et danse.

Je relâchais tout. Et je me mis à couler. Les pas venaient à moi comme des courants d'air. Je ne regardais plus rien. Je laissais mes gestes me guider sur le lino. Je ne regardais même plus le miroir. Les éclats du soleil de fin d'après-midi dansaient autour de moi. Lucas aussi dansait autour de moi, mais je ne le voyais pas. Je voyais son ombre, une forme floue me frôler, tourner autour de moi. Je ne faisais pas attention. Je ne pensais à rien. Je n'étais rien, nous ne sommes rien. De la poussière prise dans le vent.

— Je crois qu'on est prêt
— J'ai l'impression que... On n'en fait pas un peu trop ?
Lucas me regardait, nous étions assis par terre. Le souffle court, la sueur sur le front. J'avais peur de le décevoir. Mais il n'avait pas l'air en colère. Au contraire, il esquissa un sourire et s'allongea par terre en soufflant.
— Parce que l'Opéra pour nous, c'est fichu ? Tout ce qui nous reste c'est une place de prof pour enseigner les demi-pliés et les sauts de chat à des gamines qui rêvent de tutus ? C'est pour ça que tu dis ça ? C'est vrai, nous avons peut-être raté le coche toi et moi. Et alors ? Tu t'en fous des récompenses, tu t'en fous de qui viendra nous voir ou pas. Tu fais ça pour toi, Anna. Juste pour toi.
— Parfois, je n'y arrive pas...
— Laisse parler ton corps.
— Ça a l'air facile pour toi.
Il s'est retourné vers moi en souriant et a posé sa main sur mon bras.
— Si on danse, c'est pour se libérer de tous ces trucs qui nous étouffent. Facile, je ne sais pas... mais c'est pour ça qu'on est là. On se fait un salut ?
On faisait un salut classique avec genoux à terre. Puis on se prenait dans les bras.

Dehors, la nuit tombait, fine et grise. Ça sentait le sel et le poisson frit de la gargote au bout de la rue. Celle où on allait souvent après les cours de danse. Ce soir-là, on avait juste envie de regarder la mer. Et de se tenir par la main.

Les applaudissements à tout rompre étaient assourdissants, mes oreilles bourdonnaient. Ça tapait des pieds et des mains, en coulisses et dans la salle. J'étais trempée de sueur, Lucas aussi. On nous apportait des fleurs, on n'arrêtait pas de saluer. Et de sourire. Ma mâchoire me faisait mal à force. Ils ont fini par baisser le rideau. Lucas me regardait, il souriait. En coulisses, tout le monde nous touchait l'épaule, nous donnait l'accolade, les petites couraient sur la scène vide. Je n'avais pas été très bonne, pourtant. J'entendais déjà les reproches de ma mère. Je n'avais plus la force de sourire. Plus la force de danser.

La voix reprit le micro : « Nous remercions les dernières années d'Hélène Gardeaux, Hélène, si vous voulez bien nous rejoindre sur scène ? »

Je ne me sentais pas la force de faire le salut final. Je sortis, allumais une cigarette. Au-dessus de ma tête, les mouettes criaient. Je recrachais la fumée et un gout d'iode apporté par le vent. Je ne la voyais pas mais je la devinais tout autour de moi. La mer qui berce, toujours là. 
— Tu es là, je te cherchais. On fait le final, tu viens ? Lucas me couvait de ses beaux yeux clairs.
— J'arrive.
Je laissais le ciel bleu éblouissant derrière moi pour m'enfermer une dernière fois dans la moiteur et l'obscurité.
Demain, j'irais voir la mer.

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