Demain... demain sûrement

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Pas besoin de sous Pour être bien Pas besoin de vin Pour être saoul D.A

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Nouvelles :
  • Littérature générale
Cela fait déjà dix-sept ans que Béa revient. Tant d'années. Tant de jours, de semaines, de mois écoulés, goutte à goutte, inexorablement.
Le petit square, encore rutilant de jeux neufs à l'origine, a subi la même lente érosion que tout le reste, tout ce qui entourait jadis Béa.
La glissière du toboggan est entièrement décolorée au milieu, là où des centaines de petits derrières ont inlassablement poncé, raboté, effacé la moindre parcelle de peinture, la moindre aspérité. Les marches qui y mènent, outre la même décoloration, se sont aussi légèrement affaissées, comme ployées sous la charge de toutes ces petites chaussures impatientes, avides de sensations fortes. Les balançoires ont gardé leurs chaînes, dont la solidité défie les ans, mais leurs assises de plastique sont régulièrement changées et contrastent violemment avec la patine de la structure. Quant au bac à sable, il a purement et simplement disparu, victime des normes d'hygiène. Un sol souple, granuleux et verdâtre, l'a remplacé depuis longtemps, empiétant également sur l'espace autrefois occupé par le tourniquet, lui aussi sacrifié aux noms des principes de précaution et de sécurité.
Béa est assise, tout au bord d'un banc métallique perforé de multiples trous ovales. Elle ne pense pas, ne sourit pas, n'exprime rien. Elle attend, tout simplement. Parfois, un enfant passe devant elle en courant ou la bouscule un peu, sans jamais s'excuser. On ne s'excuse pas devant un élément de mobilier urbain. Béa est invisible, ou plutôt, elle fait partie de ce banc, de ce square, au même titre que les autres bancs ou que le gazon pelé.
Dix-sept ans, déjà.

Au début, les autres mamans la plaignaient, la réconfortaient ou l'évitaient. Dans le même temps, elles jetaient des regards angoissés à leur progéniture et parfois des regards suspicieux aux rares adultes non légitimes en ce lieu, c'est-à-dire non accompagnés de l'enfant qui aurait justifié leur présence. Puis ces gamins-là avaient grandi, remplacés par d'autres, entourés de nouveaux parents qui chuchotaient en désignant Béa du menton. Et ceux-là encore avaient grandi, disparu, avaient été remplacés de nouveau, encore et encore. Seule Béa occupait immuablement sa place au bord du banc métallique, indifférente aux changements.
Dix-sept ans.

Dans l'affolement des premiers jours, des premières semaines, où toutes les pistes étaient explorées, chaque minute du jour fatal, chaque geste repensé, tous les détails de l'affreux moment de la disparition décortiqués, Béa n'avait pas reparu au square. C'est bien après, lorsque les médias avaient abandonné l'affaire, après l'avoir exploitée sous tous les angles, pour une autre plus récente, plus sensationnelle, laissant la famille de Béa hagarde et épuisée, oui, bien après tout ce remue-ménage, que la jeune femme avait pris l'habitude de venir hanter les lieux.

La photo de l'enfant, placardée dans les commissariats et les bureaux de poste, fait à présent partie du décor. On passe devant avec un pincement au cœur, un furtif sentiment de révolte et puis on oublie. Parfois, il se forme une vague pensée pour la famille, mélange de pitié et de commisération, et puis les tracas du quotidien relèguent cette triste affaire à l'arrière-plan. D'autres indignations se font entendre à propos d'un scandale politique ou d'une nouvelle tragédie.

Était-ce un espoir absurde qui l'obligea, la première fois, à attendre toute une matinée sur ce banc ? Ou tout simplement le souvenir des jeux et des cris de joie de l'enfant avait-il déjà besoin d'être ravivé par ceux des autres, poursuivant égoïstement leurs petites vies, criant et jouant de nouveau après les jours de tourmente, de pleurs et d'interrogations ? S'attendait-elle, les semaines et les mois s'écoulant, à voir un jour l'enfant apparaître au détour du toboggan, courir vers elle et se précipiter dans ses bras comme il le faisait lorsqu'un gros chagrin l'assaillait ? Oui, en vérité, elle attendait ce moment.
Elle se préparait aux inévitables changements qui auraient eu lieu : il aurait grandi, ses cheveux auraient un peu foncé, leur couleur ressemblant désormais à celle de la chevelure de son père. Cette année-là, il aurait perdu ses dents de lait, remplacées par de fortes incisives au bord encore dentelé. Et puis ses rondeurs enfantines se seraient allongées, de brusques poussées de croissance l'auraient transformé en grand garçon, puis en adolescent longiligne, et maintenant en jeune adulte séduisant, forcément séduisant.
Son compagnon lui avait un jour annoncé brutalement qu'il était désormais résigné à ne jamais revoir l'enfant. Il fallait oublier, reprendre le cours de la vie et, pourquoi pas, avoir un nouveau bébé, tout recommencer. Le voulait-elle ?
Dans les jours qui suivirent, il avait déménagé de l'appartement et quitté la ville, sa vie, sa folie, disait-il.

Indifférente, Béa avait continué à se rendre au square chaque matin.
La jeune femme avait peu à peu cédé la place à une personne sans âge, fantôme translucide occupant la même place, jour après jour. L'atroce souffrance que lui avait procurée son imagination les premiers temps – Où est-il ? Que lui fait-on subir ? Est-il seulement encore en vie ? –, avait peu à peu été gommée par un conte dont elle enjolivait les détails au fur et à mesure que le temps passait. C'était un couple stérile qui avait adopté l'enfant : par conséquent, il était aimé, adoré même par sa nouvelle famille. D'ailleurs, ces gens ne savaient pas ce qui s'était passé et ignoraient sincèrement que leur fils avait été volé aux siens.
Dans la version la plus récente du conte, c'est un hasard extraordinaire qui fait comprendre la vérité au jeune homme : il retrouve la mémoire, se rend sur les lieux et se jette dans les bras de sa mère.
Une lueur traverse les yeux de Béa quand elle se raconte ce passage.

Les enfants ont tous quitté le square, à présent. La nuit commence à tomber, et Béa n'est plus qu'une ombre immobile qui se confond avec le banc. Elle attend encore un peu... Encore un peu.

Quand la date anniversaire approche, Béa devient plus nerveuse et les enfants en ont peur. Ils font de grands détours pour éviter de passer devant elle et les adultes la regardent avec un regain de méfiance.
Mais quand la date est passée, une nouvelle fois, ajoutant une année à celles qui se sont déjà accumulées, elle semble se retirer à l'intérieur d'elle-même, ne laissant plus voir qu'une enveloppe corporelle inerte, sans ressort. Il lui faut des semaines pour retomber dans ses rêveries, reprendre le conte au passage où elle l'avait laissé et imaginer les épisodes qui se sont rajoutés au cours de cette année supplémentaire. Cela fait dix-sept ans, trois mois et vingt-et-un jours, désormais.

Les heures s'écoulent, lentement. Parfois, il lui est arrivé de passer la nuit entière sans bouger. Mais des âmes charitables ont signalé le fait à la police et Béa ne veut pas être empêchée de revenir. Elle s'est donné des rituels : quand la croix de la pharmacie s'éteint, elle doit se lever. Mais si elle entend un chien aboyer, elle a le droit de rester encore un quart d'heure.
Ce soir, il n'y a pas eu de chien.

Pesamment, elle se lève. Un dernier regard circulaire pour vérifier qu'aucune silhouette ne se précipite vers elle. Ses épaules s'affaissent un peu plus. Béa repart.

Demain... Demain, peut-être, sûrement, il y aura un signe.

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