Moi, je ferai du chien de traîneaux. Pour visiter le Pôle Nord, il n'y a pas mieux. Je serai emmitouflé dans trente-six épaisseurs de peaux de bêtes et je dirigerai ma meute par des grands cris ... [+]
En émergeant de sa douche, Jean entendit gémir le chien. C'était Balou, le petit bâtard, au pelage noir et blanc, qui tenait compagnie à la vieille dame d'à-côté. Elle le sortait tous les matins à la même heure. Jean eut l'intuition instantanée que quelque chose d'anormal s'était produit chez sa voisine Mauricette. En robe de chambre, il traversa le palier et tambourina à la porte de son appartement. Après plusieurs essais infructueux, il comprit qu'il allait devoir entrer par la force. Il pensa que seuls les pompiers pouvaient s'en charger.
Au téléphone, il tenta de les convaincre qu'un malheur était arrivé ou allait arriver et qu'il fallait qu'ils se propulsent jusqu'à l'immeuble en urgence. Jean fut mal reçu par un pompier en colère qui n'apprécia pas d'être dérangé pour un travail de second ordre. Jean employa toutes ses capacités d'éloquence, fit appel au sens de la solidarité de son interlocuteur, évoqua le respect dû aux anciens pour qu'enfin, une demi-heure plus tard, deux pompiers à la carrure gigantesque débouchent de l'ascenseur sur le palier.
La porte de l'appartement fut ouverte rapidement et sans ménagement particulier. Le plus âgé des pompiers ne se gêna pas pour faire remarquer à Jean — d'un air rogue — qu'il avait autre chose à faire, qu'il était donc pressé et qu'il devrait se débrouiller pour la remise en état de sa porte.
Jean se rua dans la chambre de la vieille dame, suivi du chien qui s'était mis à hurler. Sa prémonition s'avéra exacte. Elle reposait dans son lit ; son visage parcheminé était serein, ses deux mains étaient à plat sur le drap. Elle avait revêtu sa meilleure nuisette rose, comme si elle avait prévu ce qui l'attendait.
Le gros pompier déclara qu'après avoir fait le boulot du serrurier, il n'allait pas faire celui du croque-mort. Il tourna le dos et partit. Il répéta à Jean qu'il n'avait qu'à se débrouiller avec « sa » morte.
Jean revint chez lui et fit part de l'évènement à sa femme. Louise s'agaça.
— Mon pauvre ami, de quoi t'es-tu encore mêlé ? Ta gentillesse, ça va bien un moment, mais figure-toi que moi, j'ai quatre réunions dans la journée. Alors, débrouille-toi avec la vieille !
Décidément, « débrouille-toi » était une expression qui rythmait la vie de Jean. Il ne l'ignorait pas : il ne pouvait s'empêcher de se préoccuper de son prochain. Il avait même l'habitude d'apporter des fleurs à la vieille dame en cachette de Louise, qui lui reprochait aigrement sa bonté avec sa voisine en particulier et ses contemporains en général.
Jean fouilla les affaires de Mauricette et découvrit les coordonnées de sa fille. Au téléphone, Jeanne soupira longuement. Elle fit savoir qu'elle avait un entretien très important avec son patron et qu'en conséquence, Jean pouvait très bien « se débrouiller » avec les formalités consécutives au décès.
C'est ce que fit Jean. Depuis son plus jeune âge, il prenait en charge tout ce qui rebutait les autres. Au lycée, c'était lui qui nettoyait la table commune de la cantine. C'était lui qui rangeait les instruments après le cours de dessin. C'était lui encore qui soutenait un camarade blessé pendant la récréation jusqu'au local de l'infirmière. Les autres élèves le méprisaient et le harcelaient de méchancetés.
C'était un fait acquis : Jean ne comprenait rien à la civilisation du « chacun pour soi ».
Son insertion dans la vie professionnelle le conforta dans cette espèce de pathologie qui consistait à prendre soin de ses contemporains. Lorsqu'il s'agit d'occuper un poste d'un niveau plus élevé dans son entreprise, il fut barré par Plantier un collègue beaucoup plus rusé que lui, et nettement moins compétent. Le pire, ce fut qu'il félicita longuement Plantier, en lui affirmant son soutien dans ses nouvelles fonctions. Lorsque Durin, un autre salarié fut atteint d'une maladie insidieuse, il fut le seul de sa société à lui rendre visite régulièrement. Il réclama même de prendre en charge ses dossiers.
Jean détestait toute forme de conflit et ne comprenait pas qu'on lui parle de se battre pour accéder à une vie matérielle meilleure. Pour lui, ce qui distinguait l'homme de l'animal, c'était justement la solidarité et la fraternité. En entendant ce genre de discours, les autres s'adressaient des sourires ironiques et complices. Souvent, ils discutaient entre eux de « ce pauvre Jean ».
Il émanait de la personne de Jean une sorte de bonté immanente. Personne n'avait reçu de sa bouche la moindre médisance. Il louait les qualités de ses collègues sans jamais faire valoir les siennes alors que les plus arrivistes de ses voisins de bureau aimaient parader pour attirer la bienveillance de la direction. Il pensait que chaque être humain avait des compétences à partager et qu'il fallait permettre à chacun d'exprimer son potentiel pour le bien de tous.
Louise qu'il avait séduite trente ans auparavant, par les attentions qu'il prodiguait autour de lui, lui serinait désormais que son comportement était complètement idiot et irresponsable. Allait-il distribuer des cadeaux encore longtemps ? N'avait-il pas compris que la vie, c'était « chacun pour sa pomme » ? Alors que ses copines sortaient, s'habillaient élégamment, s'offraient des relations plus ou moins légitimes, Louise avait l'impression de vivre chichement.
Ce qui devait arriver arriva. Louise demanda le divorce. Jean lui déclara qu'il la comprenait. Si sa compagnie ne lui permettait pas de s'épanouir, il devenait indispensable que Louise envisage un autre quotidien. Jean assuma tous les frais d'avocat et de notaire. Au moment du partage, il s'inquiéta : Louise aurait-elle suffisamment pour recommencer son existence ? Il lui affirma qu'elle pourrait compter sur lui dans le cas contraire.
Le couple avait une fille qui volait désormais de ses propres ailes. En apprenant la séparation de ses parents, Juliette prit un air de commisération et n'eut que ces trois mots « mon pauvre père ! ». Depuis longtemps, elle avait en pitié cette façon qu'avait son père de donner de lui-même aux autres, beaucoup plus que nécessaire.
Un mardi — en été — Jean mourut, ce qui contraria sa fille qui avait des projets pour le mois d'août en compagnie de son amoureux officiel. Louise se déclara indisposée pour ne pas assister à l'enterrement de Jean. En fait, elle se prélassait dans la villa du Midi qui lui venait de ses parents et n'avait aucune envie de remonter vers le nord à l'occasion des obsèques de son ex-mari.
Le jour des funérailles, Juliette se trouva seule à suivre le cercueil de son père. Comme souvent dans ce genre de circonstances, il pleuvait des cordes. Elle avait été obligée de se charger de toutes les démarches, ce qui la mettait en rage ; elle se promit de dire à sa mère ce que son je-m'en-foutisme lui inspirait. Elle n'eut pas une pensée pour la bonté de son père.
Comble de complications, le notaire de Jean remit à Juliette une lettre de celui-ci.
Jean exigeait d'être enterré aux côtés de son amie, la vieille dame et de son chien Balou.
Au téléphone, il tenta de les convaincre qu'un malheur était arrivé ou allait arriver et qu'il fallait qu'ils se propulsent jusqu'à l'immeuble en urgence. Jean fut mal reçu par un pompier en colère qui n'apprécia pas d'être dérangé pour un travail de second ordre. Jean employa toutes ses capacités d'éloquence, fit appel au sens de la solidarité de son interlocuteur, évoqua le respect dû aux anciens pour qu'enfin, une demi-heure plus tard, deux pompiers à la carrure gigantesque débouchent de l'ascenseur sur le palier.
La porte de l'appartement fut ouverte rapidement et sans ménagement particulier. Le plus âgé des pompiers ne se gêna pas pour faire remarquer à Jean — d'un air rogue — qu'il avait autre chose à faire, qu'il était donc pressé et qu'il devrait se débrouiller pour la remise en état de sa porte.
Jean se rua dans la chambre de la vieille dame, suivi du chien qui s'était mis à hurler. Sa prémonition s'avéra exacte. Elle reposait dans son lit ; son visage parcheminé était serein, ses deux mains étaient à plat sur le drap. Elle avait revêtu sa meilleure nuisette rose, comme si elle avait prévu ce qui l'attendait.
Le gros pompier déclara qu'après avoir fait le boulot du serrurier, il n'allait pas faire celui du croque-mort. Il tourna le dos et partit. Il répéta à Jean qu'il n'avait qu'à se débrouiller avec « sa » morte.
Jean revint chez lui et fit part de l'évènement à sa femme. Louise s'agaça.
— Mon pauvre ami, de quoi t'es-tu encore mêlé ? Ta gentillesse, ça va bien un moment, mais figure-toi que moi, j'ai quatre réunions dans la journée. Alors, débrouille-toi avec la vieille !
Décidément, « débrouille-toi » était une expression qui rythmait la vie de Jean. Il ne l'ignorait pas : il ne pouvait s'empêcher de se préoccuper de son prochain. Il avait même l'habitude d'apporter des fleurs à la vieille dame en cachette de Louise, qui lui reprochait aigrement sa bonté avec sa voisine en particulier et ses contemporains en général.
Jean fouilla les affaires de Mauricette et découvrit les coordonnées de sa fille. Au téléphone, Jeanne soupira longuement. Elle fit savoir qu'elle avait un entretien très important avec son patron et qu'en conséquence, Jean pouvait très bien « se débrouiller » avec les formalités consécutives au décès.
C'est ce que fit Jean. Depuis son plus jeune âge, il prenait en charge tout ce qui rebutait les autres. Au lycée, c'était lui qui nettoyait la table commune de la cantine. C'était lui qui rangeait les instruments après le cours de dessin. C'était lui encore qui soutenait un camarade blessé pendant la récréation jusqu'au local de l'infirmière. Les autres élèves le méprisaient et le harcelaient de méchancetés.
C'était un fait acquis : Jean ne comprenait rien à la civilisation du « chacun pour soi ».
Son insertion dans la vie professionnelle le conforta dans cette espèce de pathologie qui consistait à prendre soin de ses contemporains. Lorsqu'il s'agit d'occuper un poste d'un niveau plus élevé dans son entreprise, il fut barré par Plantier un collègue beaucoup plus rusé que lui, et nettement moins compétent. Le pire, ce fut qu'il félicita longuement Plantier, en lui affirmant son soutien dans ses nouvelles fonctions. Lorsque Durin, un autre salarié fut atteint d'une maladie insidieuse, il fut le seul de sa société à lui rendre visite régulièrement. Il réclama même de prendre en charge ses dossiers.
Jean détestait toute forme de conflit et ne comprenait pas qu'on lui parle de se battre pour accéder à une vie matérielle meilleure. Pour lui, ce qui distinguait l'homme de l'animal, c'était justement la solidarité et la fraternité. En entendant ce genre de discours, les autres s'adressaient des sourires ironiques et complices. Souvent, ils discutaient entre eux de « ce pauvre Jean ».
Il émanait de la personne de Jean une sorte de bonté immanente. Personne n'avait reçu de sa bouche la moindre médisance. Il louait les qualités de ses collègues sans jamais faire valoir les siennes alors que les plus arrivistes de ses voisins de bureau aimaient parader pour attirer la bienveillance de la direction. Il pensait que chaque être humain avait des compétences à partager et qu'il fallait permettre à chacun d'exprimer son potentiel pour le bien de tous.
Louise qu'il avait séduite trente ans auparavant, par les attentions qu'il prodiguait autour de lui, lui serinait désormais que son comportement était complètement idiot et irresponsable. Allait-il distribuer des cadeaux encore longtemps ? N'avait-il pas compris que la vie, c'était « chacun pour sa pomme » ? Alors que ses copines sortaient, s'habillaient élégamment, s'offraient des relations plus ou moins légitimes, Louise avait l'impression de vivre chichement.
Ce qui devait arriver arriva. Louise demanda le divorce. Jean lui déclara qu'il la comprenait. Si sa compagnie ne lui permettait pas de s'épanouir, il devenait indispensable que Louise envisage un autre quotidien. Jean assuma tous les frais d'avocat et de notaire. Au moment du partage, il s'inquiéta : Louise aurait-elle suffisamment pour recommencer son existence ? Il lui affirma qu'elle pourrait compter sur lui dans le cas contraire.
Le couple avait une fille qui volait désormais de ses propres ailes. En apprenant la séparation de ses parents, Juliette prit un air de commisération et n'eut que ces trois mots « mon pauvre père ! ». Depuis longtemps, elle avait en pitié cette façon qu'avait son père de donner de lui-même aux autres, beaucoup plus que nécessaire.
Un mardi — en été — Jean mourut, ce qui contraria sa fille qui avait des projets pour le mois d'août en compagnie de son amoureux officiel. Louise se déclara indisposée pour ne pas assister à l'enterrement de Jean. En fait, elle se prélassait dans la villa du Midi qui lui venait de ses parents et n'avait aucune envie de remonter vers le nord à l'occasion des obsèques de son ex-mari.
Le jour des funérailles, Juliette se trouva seule à suivre le cercueil de son père. Comme souvent dans ce genre de circonstances, il pleuvait des cordes. Elle avait été obligée de se charger de toutes les démarches, ce qui la mettait en rage ; elle se promit de dire à sa mère ce que son je-m'en-foutisme lui inspirait. Elle n'eut pas une pensée pour la bonté de son père.
Comble de complications, le notaire de Jean remit à Juliette une lettre de celui-ci.
Jean exigeait d'être enterré aux côtés de son amie, la vieille dame et de son chien Balou.