De l'éthique virtuelle

Toute histoire commence un jour, quelque part. De nos jours, les histoires commencent plus en ligne qu'en ville.

La connexion fut quasi instantanée.
Le casque de réalité virtuelle, né de l'avancée galopante des technologies, interrompait la circulation des pulsions électromagnétiques du cerveaux, et les déroutait afin d’emmener la conscience dans un monde artificiel, en ligne. Véritable monde parallèle, toutes les sensations, de la vue au toucher, y étaient reproduites, comme si le corps y avait été transféré. Depuis la robotisation de la majorité des emplois, réduisant au minimum le temps travaillé, et l'augmentation des heures consacrées aux loisirs, ces casques étaient devenus très populaires : jeux, films, livres, tout y était disponible de façon illimitée.
Ce n'était pas pour ces raisons qu'ils s'étaient connectés, cependant. Comme tout ce qui brille, le monde artificiel avait aussi sa part d'ombre, plus secrète. La diminution des heures de travail n'avait pas que bénéficié aux loisirs, la vie associative en était, elle aussi, ressortie renforcée.
C'était donc une association un peu particulière qui se retrouvait sur une des chat room de ce dark web. Elle n'était pas illégale, loin de là, mais certains de ses membres préféraient garder leur identité secrète.
Ils arrivèrent un à un, à visage découvert, sauf le Hacker, qui gardait le sien brouillé par l'un de ses codes informatiques. Hyperconnecté, passant ses journées devant son écran, il s'était fait connaître pour ses actions dépassant parfois le cadre du légal.
Ils aimaient à se considérer comme un groupe de réflexion, une sorte de conseil éthique, où ils discutaient des changements effrénés dans un monde en perpétuel changement. Ils se réunissaient presque tous les jours.
— Comment vas-tu, Sarah ?, demanda Pierre Perrot. Ta dernière œuvre avance ?
Sarah Humbert, artiste engagée mondialement connue pour son art consistant à détourner la technologie moderne, eut une expression enthousiaste.
— Doucement mais sûrement ! Bien que j'ai quelques petits soucis pour rassembler suffisamment de puces défaillantes.
— Si ce n'est que cela, je devrais pouvoir t'aider. (Travaillant auprès du gouvernement français au sein du service d'actualisation des algorithmes d'enseignement contenu dans les puces, il ne devrait pas avoir trop de mal à lui en trouver). Tu pourrais aussi demander à Anouck, indiqua-t-il en faisant signe à cette dernière.
Anouck Dressy, chirurgienne dans l'implantation des puces, se dirigea vers eux. Elle avait l'air éreintée.
— A quand remonte ton dernier somme, Anouck ?, s'enquit Sarah. Tu n'as pas l'air bien.
Anouck devait être la seule dans leur groupe à travailler toujours autant. L'âge moyen des membres étant d'environ cinquante ans, ils avaient tous connus le travail intense, les heures longues, puis la libération de la robotisation. Anouck, elle, était différente. Bien qu'aidée par des robots médecins, son emploi requérait sa présence physique, afin d'implanter les puces dans le cou de ses patients.
— Environ une semaine, je crois. Je ne suis pas sûre, les heures sont parfois plus longues qu'elles ne le sont réellement, quand on est sous sommeil artificiel.
Les puces avaient apporté beaucoup de changement, dans tous les domaines. L'enseignement, par le biais des puces, était désormais dispensé en continu. Les langues, toutes traduites automatiquement, ne posaient plus de problèmes de compréhension, la détection des maladies était facilitée, et, dans le cas d'Anouck, les puces permettaient de placer le cerveau dans un sommeil artificiel, lui permettant de se reposer tout en continuant à travailler.
Les puces constituaient l'un des sujets principaux de leur groupe de réflexion. La majorité des membres du groupes était en faveur de ces dernières, convaincue de leurs bienfaits, rendant l'accès à l'enseignement égal pour tous, sans prise en compte du milieu social d'origine, mais était inquiète des dérives éventuelles qu'elles pouvaient apporter. Les autres les condamnaient fermement, et n'étaient d'ailleurs pas pucés. C'était le cas de Sarah et du Hacker.
— C'est de la zombification, intervint ce dernier. Empêcher quelqu'un de dormir, c'est l'empêcher de vivre. Tout cela pour des puces qui formatent ta façon de penser, de voir le monde. Les enfants que tu puces seront incapables de penser par eux-mêmes, donnant naissance à une génération d'abrutis.
— On ne va pas recommencer, tempéra Pierre. Nous nous inquiétons tous déjà des possibles dérapages que peuvent causer les puces.
Leurs débats sur ce point étaient intenses. Pierre, en tant que fonctionnaire chargé de l'actualisation des programmes d'enseignement, était préoccupé par l'ombre d'une censure dans les programmes, à la façon de Big Brother dans le roman 1984 de George Orwell. L'enseignement étant dispensé uniquement via les puces, il s'inquiétait d'un choix arbitraire de soustraire un pan de l'Histoire à l'éducation généralisée. Heureusement, ce n'était pas encore arrivé, il y veillait.
Anouck dénonçait l'implantation abusive des puces, parfois sur des nouveaux nés. En principe facultative, ces puces étaient vues comme essentielles aujourd'hui, un outil sans lequel personne ne pouvait fonctionner ou être éduqué, un peu comme Internet à l'époque de leur jeunesse.
— Ce n'est pas pour cela que nous sommes là aujourd'hui, ajouta Sarah. Nous avions prévu de parler de l'invention de Léo.
Tous se tournèrent vers celle-ci. Léocadie MPindy n'avait pas encore pris la parole. Restée dans son coin, elle se tenait les mains dans une attitude inquiète.
— Merci à tous d'être là, fit-elle enfin. Comme vous le savez, j'ai enfin fini mon masque à lecture de pensée.
Léo avait longtemps travaillé en tant que greffière dans une cour d'assise. Elle y avait vu des innocents se faire condamner, et des criminels se faire libérer par manque de preuve. Outrée par cet état de fait, elle avait développé un appareil permettant de lire dans les pensées. Elle souhaitait voir son invention servir la justice, la rendre plus juste et plus équitable. Elle était cependant consciente des possibles détournements de son invention, et avait demandé une réunion en urgence de son groupe éthique avant de la remettre aux bons soins du gouvernement.
— Il fonctionne donc vraiment ? demanda Sarah
— Oui, je l'ai testé sur plusieurs de mes assistants de recherche. Il permet de s'introduire de force dans les souvenirs, et d'en extraire des images, en plus d'entendre les pensées. Comme vous pouvez le constater, ce n'est pas rien. J'ai pris soin de mettre en place plusieurs mesures de sécurité, afin d'éviter les piratages. Je voulais d'ailleurs ton avis sur ce point, Hacker.
— Je tenterai de hacker ton appareil une fois la discussion finie. J'ai déjà une attaque envers les GAFAM de prévue ce soir, je serai donc dans le bon état d'esprit. Ton invention pourrait d'ailleurs être utilisée pour récupérer encore plus de données personnelles par les GAFAM, qui en soutirent déjà beaucoup trop selon moi.
Le monde avait bien changé, depuis leurs vingt ans. L'ordre mondial, auparavant l'apanage des États et des organisations intergouvernementales, était désormais détenu par les GAFAM, les grandes entreprises du Web. Face à leur influence grandissante, les États avaient peu à peu cédé leur souveraineté à ces dernières, entraînant dans leur chute les grandes organisations intergouvernementales qu'étaient l'ONU ou l'OIF.
Les big data, banque de données personnelles de milliards d'individus, étaient contrôlées par les GAFAM, celles-ci détenant un monopole sur la matière.
— Merci, répondit Léo, soulagée. Les différents pare-feux et antivirus que j'ai installé sont normalement parmi les plus performants, mais on est jamais trop sûr. J'ai également envoyé les plans à Anouck, pour qu'elle les étudie.(Elle porta son attention sur celle-ci) J'aimerais que tu sois celle qui soit en charge de sa mise en œuvre, si cela ne dérange pas.
— Tu as raison, consentit Anouck. Il vaut mieux que l'un de nous s'en charge, pour mieux surveiller les utilisations de ton invention. Il ne faudrait pas qu'elle soit utilisée pour une nouvelle Inquisition.
— Ton invention est vraiment révolutionnaire, Léo, ajouta Pierre. Je suis sûr qu'elle apportera beaucoup de bien dans ce monde.
— Il faut surtout s'assurer qu'elle ne tombe pas dans de mauvaises mains, contredit Sarah. Même si l'idée d'un masque permettant une justice à cent pour cent sûre m'attire, il demeure que cette invention constitue peut-être la plus grande invasion de la vie privée connue à ce jour. Les GAFAM connaissent déjà tellement sur nous, nos pensées constituent notre dernier havre de paix.
— Je suis d'accord avec Sarah, fit le Hacker. Tant que je n'aurais pas testé les défenses de ton invention, ne la transmet pas au gouvernement, s'il te plaît, Léo.
— Je ne le ferai pas, lui assura-t-elle. Je suis désolée de te charger d'une telle mission, Anouck. Je sais que surveiller l'utilisation du masque ne fait pas vraiment partie de tes attributions de chirurgienne.
— Ne t'en fais pas. Si être membre de ce groupe m'a appris quelque chose, c'est qu'il faut être vocal quant à ses inquiétudes sur le monde moderne. Malgré nos rendez-vous parfois clandestins, par respect de l'anonymat du Hacker, ce que nous faisons reste parfaitement légal. La société civile a beaucoup d'impact, de nos jours. Bien plus qu'avant. Et puis, notre groupe est assez connu. Notre voix porte. Je ne pense pas que nos dirigeants risqueraient la mauvaises publicité qu'une mauvaise utilisation de ton invention engendrerait. J'aime à croire que la France, bien qu'affaiblie, reste le pays des droits de l'Homme.
— Au moins, tu as bien choisi la forme de ton invention, plaisanta Sarah. Un masque me donne beaucoup d'idée de détournement.
— C'est bien toi, ça, sourit Léo. Toujours à avoir l'art en tête.
La tension quitta peu à peu la chat room. Leur décision prise de surveiller l'utilisation de l'invention de Léo, ils passèrent à des sujets plus légers.
— Comment se porte ton potager, Sarah ?, se moqua gentiment Pierre. La récolte n'était pas trop maigre ? Il ne faudrait pas que tu meures de faim.
— Aha, très drôle, fit cette dernière. Tu sais bien que je ne mange que ce que je fais pousser. Rien de ce qui vient de la grande distribution.
Le groupe en fut amusé. Depuis l'aggravation du dérèglement climatique, les OGM étaient devenus les seules plantes capables de supporter les nouvelles conditions météorologiques. Des solutions avaient été trouvées pour lutter contre le changement climatique, mais elles peinaient à montrer leurs fruits, bien que porteuses de nombreux espoirs. De nombreuses personnes, comme Sarah, s'étaient donc tournées vers le jardinage et la constitution d'un potager, moyen écologique de passer ses journées libérées par la robotisation des emplois.
— Dans d'autres nouvelles, continua-t-elle, je viens de commencer mon apprentissage du japonais. Comme je n'ai pas de puce, il faut bien que j'apprenne à parler de moi-même la langue de mes amis ! Et puis, j'ai toujours aimé cela. Apprendre, je veux dire.
— Voilà une façon bien ancienne de voir les choses, lâcha amèrement le Hacker. Les enfants, de nos jours, n'ont plus de curiosité. L'apprentissage s'inscrit directement dans leur cervelle, sans qu'ils y pensent, et ne font plus aucun effort.
— Pouvoir parler au monde entier sans la barrière de la langue reste un cadeau inestimable dans la compréhension entre les peuples, rappela Anouck. Mais je suis d'accord avec toi sur le principe. L'absence d'âge légal pour l'implantation des puces me froisse toujours autant, surtout quand ce sont les membres de mon équipes qui doivent opérer des enfants. Cela semble presque forcé, parfois. Comme un mal nécessaire.
— Notre pétition pour l'instauration d'un âge minimum légal gagne en popularité, souligna Pierre. Un référendum populaire sur la question semblera bientôt possible.
— Du moment que les médias en parlent, ironisa Léo. Tout ce dont on parle en ce moment est de l'hybride éléphant-girafe né à Tokyo -comme si ce n'était pas du tout bizarre d'avoir croisé ces deux espèces- et du fait que le Groenland est devenu le nouveau spot tendance touristique.
— Du pain et du cirque, acquiesça le Hacker. La fusion des GAFAM, et leur rachat des données culturelles détenues par ce qui reste de l'OIF n'inquiète personne. C'est d'ailleurs sur cette fusion que portera mon attaque. Vous devriez en voir rapidement les résultats sur tous les médias encore quelque peu compétents.
— Tu ne devrais pas vraiment me dire cela, le rabroua Pierre. Même si je suis inquiet sur ce sujet, je reste fonctionnaire. Se retrouver sur le dark web porte déjà suffisamment atteinte au sérieux de notre groupe d'éthique selon moi, nous rendre complice de tes actions va trop loin.
— Vous n'êtes pas complice, mais témoins. Mon but est, et reste, d'alerter l'opinion publique sur ce qui semble dépasser les limites de la morale. N'est-ce pas là le but de tout comité éthique ?
Pierre et le Hacker échangèrent un regard entendu. Ou, du moins, Pierre supposait que c'était le cas, le visage brouillé du Hacker rendant la chose difficile. Ils avaient souvent ce désagrément, et avaient appris à passer outre.
Ils discutèrent encore un moment de leurs inquiétudes, du bien et du mal pouvant découler des avancées technologiques de l'ère moderne. Le bien le plus grand, comme l'invention de prothèses robotiques permettant aux handicapés de remarcher, ou de voir à nouveau, côtoyait ainsi les inquiétudes de surveillances massives dans leurs discussions.
La guerre avait disparue depuis un moment du monde, du moins sous sa forme physique. La compétition économique violente à laquelle se livraient les GAFAM, et les cyberattaques quotidiennes menaçaient le statu quo mondial. Ce point n'avait pas vraiment changé depuis leur jeunesse.
Ils discutèrent encore un moment. Pierre mentionna ses lectures, et Léo ses enfants.
— Je vais devoir y aller, regretta Anouck. Je commence tôt, demain.
— Je t'envoie les plans du masques dès que possible, fit Léo. Encore merci de ton aide.
Anouck eut un rapide sourire à leur intention, et se déconnecta.
— La séance est donc ajournée, annonça Pierre. Nous nous tenons au courant pour la prochaine. Peut-être dans la vraie vie, cette fois-ci.
— Bien essayé, rit le Hacker. Je vous dis à bientôt.
Ils se déconnectèrent un à un, retrouvant le confort de leur appartement respectif, étirant leurs membres après une longue session de casque virtuel.
Il n'y avait pas à dire, la robotisation permettait vraiment d'avoir du temps libre.