De l'autre côté de l'enfer

Toute histoire commence un jour, quelque part et se transforme inexorablement en une lutte insidieuse et acharnée. Ici, tout est une question de survie. De toute façon, mourir est un don universel, égalitaire. Et surtout gratuit. Sauf que je n’ai pas encore choisi mon heure. Avant de partir, la mort déposera les armes et se pliera à mes quatre volontés. Je ne partirai pas sans me battre. Jamais!

Ayi se réveilla en sursaut. Des perles de sueurs froides coulaient sur son front. Le sol était glacial, triste et de surcroit nu. Il faisait sombre, comme une suie interminable s’abattant sur la ville au coucher du dieu-soleil. Les mots de ce sommeil tumultueux continuèrent encore à se résonner dans sa tête, puis s’estompèrent lentement. Ayi essaya de se relever, mais trop épris dans ses pensées, il glissa. Quelques secondes plus tard, il se retrouva 6 marches plus loin du perron de la Grande Cathédrale. 6 marches plus loin, de sa place de sommeil. Cette place, parmi les 125 marches de la Cathédrale, il la doit aujourd’hui à Bwa Lanfè. Car, même si Ayi a toujours dormi devant les marches de cette Eglise éternellement vide la nuit, il doit, à chaque soirée, payer sa place. Chaque mètre carré de chaque marche crasseuse est un espace privé, un enchainement de besoins capitalistes et de soif de domination. Donc, sans argent, pas de sommeil. Ils sont 800 à se partager l’espace. 800 épaves sous un écueil de solitude. Tous demi-trépassés, suppliant la vie et la mort pour exister. Tous en compétition. De plus en plus éloignés de la civilisation. Ici, les étrangers ne sont jamais les bienvenus. A moins d’avoir envie de se faire dépouiller dans son sommeil. Et Ayi, il le sait. Ici, tous se connaissent, mais personne n’est digne de confiance. Sauf un : Bwa Lanfè. Il donnerait même sa vie, pour ce frère. Sa foi, s’il en avait, s’il était nécessaire d’en avoir, était vouée uniquement à cette amitié. Aucun dieu. Aucun maitre. Juste un frère. Sans Bwa Lanfè, il aurait déjà quitté les lieux. Aujourd’hui, il a même payé sa part. Certains sont partis faute de ne pas pouvoir payer leur tribut. Ce soir, il était rentré bredouille. Pris en embuscade. Chose courante.

Le regard livide, stoïque, Ayi, remonta lentement les marches, une à une. Il prenait le soin d’éviter de piétiner, ceux qui étaient toujours couchés. Ici, le sommeil était précieux. Et coûteux en plus. Ses pieds avaient du mal à suivre le rythme de ses pensées, les unes les plus burlesques que les autres. Il avait faim. Il avait soif. Il rêvait de famille. Sauf qu’il ne voulait pas y penser. A deux heures du matin, à la belle étoile, sans lit, sans couverture on ne rêve pas de plats succulents ni de sources d’eau intarissables. Les Happy Ends, les contes de fées, ici, n’existent pas. Et de toute façon, dans deux heures, il va falloir partir. La Chrétienté va venir prier. Tous devront se réveiller, pour les laisser passer et les voir rentrer : demi- obèses, fiers et imbus d’eux-mêmes, au regard suffisant et hautain. Sauf qu’ils sont heureux. Heureux et chanceux, plus qu’il ne l’a jamais été. Et personne, comme d’habitude ne remarquera sa présence.

Pour la énième fois de sa vie, Ayi se sentit inutile, invisible. Sa vie lui semblait insipide, désarticulé et hors de tout projet de société. Il n’était pas pris en compte. Il n’était personne. Après maintes gymnastiques et acrobaties, Ayi arriva au perron de l’Eglise. Parmi les 50 loques humaines couchées ici, recroquevillées devant la porte, il chercha Bwa Lanfè. Il le trouva, toujours endormi. La lune semblait planer ce soir dans le ciel. Aucune étoile. Le ciel était splendide. Pas une once de pluie à l’horizon. Ceci le rassura. Il pouvait dormir en paix ce soir.

Il se coucha à sa place, mais son esprit divagua. Il s’assit.
En moins d’une heure, sa vie défila devant ses yeux. Il pensa à son existence, plus qu’il ne l’a jamais fait. A sa mort également. Et il aurait aimé tant de choses. Connaitre son jour de naissance. Savoir qui était son père. Revoir le visage de sa mère, une dernière fois. Rencontrer Messi. Pas le Chrétien, mais le footballeur, celui qui lui a toujours fait sourire pendant un match. Avoir une petite copine, juste pour entendre je t’aime un jour. Elle serait noire comme la nuit et rayonnante de joie. Et savoureux comme le plat épicé de tchaka de Rosalie de la Grande Rue. Comme le souvenir de sa mère dans sa mémoire. Un je t’aime suffira. Juste un seul. Et après, elle pourra partir.

Mais par-dessus-tout, Ayi, à ce moment précis, pensa à un toit. Devenir propriétaire. Il voulait quitter les marches de cet enfer. Il était fatigué, lassé de se battre au quotidien même pour dormir. Alors, un toit, juste une petite pièce suffira pour lui remonter le moral. En tôle, troué, ou même en carton, cela lui conviendra parfaitement. Il en avait assez de se faire réveiller par les gouttes longues, froides et épaisses des pluies à l’improviste. Un toit, avec de la nourriture juste de temps en temps. Pas besoin d’en avoir tous les jours. Il s’est toujours débrouillé et ce sera toujours le cas.

Ayi voulut avoir une vie différente. Juste un petit peu. Une vie avec des livres à lire. Oh oui! Il en rêvait... Ayi raffolait de l’odeur poussiéreuse des livres placés par milliers dans les rues de sa ville, carbonisés, feuilletés par des millions de mains humaines, toutes fières et heureuses d’appartenir à un homme qui sait lire. Il aurait aimé savouré chaque seconde avec un livre. Juste un seul pour commencer. Il s’est même mis à imaginer qu’il savait lire. Lire comme un homme, comme cet homme qui lui avait salué et offert à manger, un jour. Et sans rien lui demander. Ils avaient ri ensemble, et le plus important, il lui avait lu un petit passage du livre qu’il écrivait. Il le lui avait lu en créole, la seule langue qu’il entendait. Il ne l’avait vu qu’une fois, mais Ayi le considérait déjà comme un modèle. Sérieux, intelligent et surtout en dreadlocks. Il l’avait traité comme égal. Savoir lire semblait beau, exaltant et jouissif.

Ayi regarda ses mains, comme s’il détenait un livre et se mit à sourire. Une étincelle de bonheur traversa les yeux de ce petit enfant. Son sourire, encore imprégné d’innocence respirait la vie éternelle. Simple et paradisiaque. Ce soir, il était beau. Assez pour égayer une nuit sans étoile. Sans drap, avec des vêtements juste-le-corps, Ayi se sentit libre. Libre et fier. Les griseries d’aujourd’hui, les turpitudes de l’existence l’avaient certes affaibli, diminué, mais il n’était pas encore vaincu. Ce sourire, lui a toujours été utile. Surtout lorsqu’il était amoureux. Et ce soir, il s’aimait plus que tout au monde. Et même si, demain ou dans deux heures, le monde change, il se souviendra toujours de ce moment unique. Il ne se laissera plus terrasser par ses luttes. Aujourd’hui, Ayi était heureux. Certaines vies ne se renouvellent qu’une seconde à la fois. Certaines vies sont si insignifiantes, qu’elles ne sont rien pour personne. Et Ayi, savait cela. Peu importe si sa présence était un blasphème aux luxes et luxures qui l’environnent, il boira sa vie jusqu’à la dernière goutte. Il vivra jusqu’au bout. Ce sourire sorti de nulle part lui insuffla un immense besoin de vivre. Rire deviendra dorénavant une raison suffisante de se battre.

Bwa Lanfè observa la scène, couché devant la porte. Il se demanda quel loa chevauchait son ami. Il voulut le lui demander... Mais se retint. On a tous le droit, à un moment de notre vie, à quelques moments de folies.

Il se leva, traversa 8 corps étalés sur le sol, tous à demi-vivants et s’assit près d’Ayi. Celui-ci souriait toujours.

- Ti Ayi, tout va bien ?
- Je suis heureux aujourd’hui. Donc ça va.
Drôle de réponse, pensa Bwa Lanfè. Mais il respectait cette réponse. Ils se sont toujours compris en peu de mots.
L’aurore s’approchait. Il fallait partir.

- Que fait-on aujourd’hui ?
- J’ai une idée en tête, mais...
- Mais quoi ?
- Tu me traiteras de fou...
Bwa Lanfè s’esclaffa.
- Mais tu es déjà fou, Ti Ayi. Et tu sais, qui n’est pas fou dans cette ville ? Vas-y. Je te suivrai même en enfer.
- On est déjà en enfer, répondit Ayi
- Encore mieux. Bon, on fait quoi ?
Ayi ignora la question, réfléchit rapidement pendant une centaine de secondes, puis trouva une solution.
- J’ai une idée. Tu risques de ne pas trop aimer. Suis- moi. Mais d’abord, il faut se trouver à manger.
Une histoire commence toujours quelque part, mais se vit surtout jusqu’au bout. Ici, seul le courage d’avancer nous maintient en vie.