Liz reposa sa bière fraîche en soupirant d’aise. Cette trêve dans les combats était un vrai bonheur. Les jambes étendues sous la petite table ravagée par des générations d’ivrognes, elle ... [+]
Steven, éleveur de licornes de père en fils depuis 18 générations, était contrarié. La saison de reproduction ne s’annonçait pas bien, mais alors pas bien du tout.
Déjà, Lucette avait commencé à faire du lait bien trop tôt — tout ce colostrum gâché, c’était frustrant. Et puis, depuis quelques mois, elles avaient toutes des exigences aberrantes pour leur fin de gestation. Les fraises en plein hiver, un grand classique, c’était juste l’échauffement ; après, on était passé à une coupe de neige éternelle parsemée de piments Aji Charapita cueillis une nuit de pleine lune, ou trois grammes de peau de cerbère délayé dans de la compote de fruit originel, ce genre de petites envies faciles à combler.
Steven boitait depuis sa rencontre avec le cerbère en question, il s’était fait mordre par un serpent et soignait encore ses engelures ; franchement, il en avait sa claque. A deux doigts de tout lâcher pour se reconvertir dans un métier plus tranquille, le Steven. N’importe quoi ferait l’affaire, polisseur de cornes pour Minotaures ou gardien de papier toilette dans un supermarché, n’importe quoi. Il soupira. Il avait besoin d’air, voilà tout.
— Steven, as-tu terminé de changer ma litière ?
— Non, Léontine, pas encore.
— Alors, que fais-tu à rêvasser sur ta fourche ? Ces edelweiss ne vont pas se répartir tous seuls !
— Oui, Léontine.
Nan, franchement, y’avait pas pire métier qu’éleveur de licornes. Surtout depuis qu’elles s’étaient syndiquées. Du temps de Papy Robert, elles n’auraient jamais osé exiger autre chose que de la paille, dans leurs boxes de licornage. Des edelweiss, franchement ! Le prix au kilo était ahurissant, et ça n’absorbait rien, en plus ! Steven les suspectait d’avoir testé sa résilience. Ou son compte en banque.
Et puis quelle idée, franchement, d’élever des créatures dont le temps de gestation est de vingt-deux ans. Vingt-deux ans ! On avait le temps d’en curer, des boxes, avant d’avoir le privilège d’apercevoir un licorneau !
Heureusement, les crins de licornes se vendaient très bien sur le marché noir. Tant qu’elles ne l’apprenaient pas, il pouvait facilement éviter la banqueroute.
— Steven, dis-moi, avec les copines on aurait aimé essayer...
Steven, transpirant sous l’effort de brassage des edelweiss, se redressa péniblement et aboya :
— Quoi, encore ?
— Encore ? Comment ça, encore ? On ne t’a rien demandé aujourd’hui !
Steven ouvrit la bouche pour lancer une répartie cinglante, puis la claqua avec sécheresse. Faire appel à l’intellect de Lorette était une mauvaise idée ; il était en jachère depuis deux bons siècles déjà, apparemment. Argumenter avec elle, c’était comme jouer aux échecs avec un pigeon ; peu importe votre niveau, le pigeon va juste renverser toutes les pièces, chier sur le plateau et se pavaner fièrement comme s’il avait gagné.
Steven soupira ; Lorette pinça les naseaux et reprit, têtue :
— Avec les copines, on aimerait tester les Kangoo Jump.
— Les quoi ?
— Les Kangoo Jump, tu sais, les ressorts qu’on se met sous les pieds ? On a vu ça, à la télé.
Ah, oui, la télé. Leur installer le petit écran aux écuries, ça n’avait pas été l’idée du siècle, ça se confirmait jour après jour. Craignant le pire, il suivit la matriarche jusqu’au téléviseur, puis attendit que la publicité accepte de reparaître. Entre deux crèmes de jour à l’Aloe Vera, il découvrit enfin l’engin, effaré.
— Mais... c’est pour les humains !
— Tu arriveras bien à nous adapter ça aux sabots.
— Et vous avez vu le prix ? Il vous en faut quatre, à vous !
— Oui, oh, ce n’est pas si terrible. On en fera chacune son tour.
— Et vous êtes sûres que c’est une excellente idée, en fin de gestation, comme ça ? Vous n’êtes pas censées vous préserver, être raisonnables ?
Lucette se contenta de le fixer en silence. Tout l’air de l’Himalaya circulait entre ses deux oreilles, sans rencontrer le moindre obstacle neuronal. Steven se perdit dans la visualisation d’un pigeon blanc comme neige, affublé d’une corne dorée, essayant de déplacer un pion d’échec. Il s’ébroua pour revenir à la réalité, se passa une main moite sur le visage et capitula :
— Roses ou bleus, les Kangoo Jump ?
***
— Hiiiii regarde, Steven, ils sont là !
— Ouais, génial, youhou...
Insensibles à l’enthousiasme débordant de leur éleveur, les licornes se bousculaient autour du carton tout juste déposé devant les écuries. L’air scintillait, empli des paillettes qu’elles lâchaient dans leur allégresse.
— Allez Steven, ouuuuuuuvre !
Évidemment, c’était à lui de faire tout le travail, puisqu’elles étaient incapables de tenir des ciseaux, ces bougresses. Il lacéra la bande adhésive et sortit les objets si convoités de leur écrin, tel Arthur extrayant Excalibur du rocher. Un rayon de soleil illumina le violet nacré des chaussures. Les licornes soupirèrent de concert, conquises.
— Bon, vous avez tiré au sort qui va commencer ?
La tension grimpa d’un coup. Steven réalisa que plusieurs licornes portaient des traces de coups de sabot, voire même de morsures. Son instinct de survie hurla à la mort ; il leva les bras et beugla, juste à temps pour éviter le carnage :
— OKEYYYYYYYYYY, on se calme, c’est moi qui décide ! Et la première qui me bouscule passera en tout dernier !
Elles s’immobilisèrent.
— Plouf, plouf, ce sera toi qui com-men-ce-ra, un, deux, troiiiiiiiis... Lisa-Rose !
— Mais...
— Et toutes celles qui discutent seront privées de compote ce soir !
Trente-quatre licornes adultes se mirent à bouder, tandis que la jeune Lisa-Rose se dandinait de contentement. Steven rembourra la pointe des chaussures avec du coton, puis équipa la licornette avec les Kangoo Jump.
— Surtout, sois prudente, hein ?
— Oui, oui...
— Ne va pas trop vite ni trop loin... fais attention au lac...
— Mais oui...
— Et s’il se passe quoi que ce soit, tu viens me chercher, hein ?
Elle s’élança sans daigner répondre, lâchant paillettes et arcs-en-ciel, sautillant de plus belle en passant devant ses camarades contrariées.
— C’est géniaaaaaaaaaaaaal !
Steven, rassuré par son équilibre apparent, retourna pelleter ses edelweiss. Ce fut Loralie qui vint l’alerter, une vingtaine de minutes plus tard.
— Steven ? Lisa-Rose n’est toujours pas revenue, et pourtant c’est notre tour ! Elle triche !
Steven fronça les sourcils :
— Ne soyons pas trop prompts en jugements. Où est-elle partie ?
— Dans la forêt ! Pour se cacher et continuer toute l’après-midi, j’en suis sûre ! Elle triiiiche !
Laissant Loralie à son hystérie pigeonnesque, Steven partit à la recherche de la grande délinquante.
— Lisa-Roooooose ! Youhou, Lisa-Roooooose !
Au bout de quelques minutes de recherches infructueuses, il vrilla légèrement et mit sa main devant sa bouche pour modifier le son de sa voix :
— La débilo-licorne est appelée à l’accueil, je répète, la débilo-licorne est appelée à l’accueil !
Son rire hystérique fit s’envoler tous les oiseaux des environs.
— Dis, Steven, c’est pas très sympa de m’appeler comme ça...
— Lisa-Rose ? Mais où es-tu ? Je ne te vois pas !
— Cherche plus haut.
Steven leva les yeux et se lança dans une partie très intéressante de « Où est Charlie ». Chercher un animal blanc dans une forêt de bouleaux, franchement... Un éclat de couleur violette lui attira l’œil sur l’unique frêne du coin. Lisa-Rose était suspendue à une branche, les pattes ballantes, sa corne profondément plantée dans le bois noueux.
— Steven... Steven ! Tu peux arrêter de rire cinq minutes, s’il te plaît ?
L’éleveur essuya ses larmes et se remit debout. Incapable de garder son sérieux, il retomba en fou rire.
— STEVEN !
— Oui, oui Lisa-Rose, pardon.
— Tu viens me chercher ?
La voix hachée par ses efforts, il fit non de la tête puis lui expliqua :
— Je vais d’abord avoir besoin de retourner aux écuries chercher une échelle et une scie. Je reviens, surtout, ne bouge pas !
Il lui adressa un sourire éclatant et repartit vers le bâtiment. Avant de la sortir de là, il avait une chose urgente à faire : commander deux paires de Kangoo Jump pour chaque licorne présente à l’élevage, ainsi qu’une caméra.
La semaine s’annonçait drôle, finalement.
Déjà, Lucette avait commencé à faire du lait bien trop tôt — tout ce colostrum gâché, c’était frustrant. Et puis, depuis quelques mois, elles avaient toutes des exigences aberrantes pour leur fin de gestation. Les fraises en plein hiver, un grand classique, c’était juste l’échauffement ; après, on était passé à une coupe de neige éternelle parsemée de piments Aji Charapita cueillis une nuit de pleine lune, ou trois grammes de peau de cerbère délayé dans de la compote de fruit originel, ce genre de petites envies faciles à combler.
Steven boitait depuis sa rencontre avec le cerbère en question, il s’était fait mordre par un serpent et soignait encore ses engelures ; franchement, il en avait sa claque. A deux doigts de tout lâcher pour se reconvertir dans un métier plus tranquille, le Steven. N’importe quoi ferait l’affaire, polisseur de cornes pour Minotaures ou gardien de papier toilette dans un supermarché, n’importe quoi. Il soupira. Il avait besoin d’air, voilà tout.
— Steven, as-tu terminé de changer ma litière ?
— Non, Léontine, pas encore.
— Alors, que fais-tu à rêvasser sur ta fourche ? Ces edelweiss ne vont pas se répartir tous seuls !
— Oui, Léontine.
Nan, franchement, y’avait pas pire métier qu’éleveur de licornes. Surtout depuis qu’elles s’étaient syndiquées. Du temps de Papy Robert, elles n’auraient jamais osé exiger autre chose que de la paille, dans leurs boxes de licornage. Des edelweiss, franchement ! Le prix au kilo était ahurissant, et ça n’absorbait rien, en plus ! Steven les suspectait d’avoir testé sa résilience. Ou son compte en banque.
Et puis quelle idée, franchement, d’élever des créatures dont le temps de gestation est de vingt-deux ans. Vingt-deux ans ! On avait le temps d’en curer, des boxes, avant d’avoir le privilège d’apercevoir un licorneau !
Heureusement, les crins de licornes se vendaient très bien sur le marché noir. Tant qu’elles ne l’apprenaient pas, il pouvait facilement éviter la banqueroute.
— Steven, dis-moi, avec les copines on aurait aimé essayer...
Steven, transpirant sous l’effort de brassage des edelweiss, se redressa péniblement et aboya :
— Quoi, encore ?
— Encore ? Comment ça, encore ? On ne t’a rien demandé aujourd’hui !
Steven ouvrit la bouche pour lancer une répartie cinglante, puis la claqua avec sécheresse. Faire appel à l’intellect de Lorette était une mauvaise idée ; il était en jachère depuis deux bons siècles déjà, apparemment. Argumenter avec elle, c’était comme jouer aux échecs avec un pigeon ; peu importe votre niveau, le pigeon va juste renverser toutes les pièces, chier sur le plateau et se pavaner fièrement comme s’il avait gagné.
Steven soupira ; Lorette pinça les naseaux et reprit, têtue :
— Avec les copines, on aimerait tester les Kangoo Jump.
— Les quoi ?
— Les Kangoo Jump, tu sais, les ressorts qu’on se met sous les pieds ? On a vu ça, à la télé.
Ah, oui, la télé. Leur installer le petit écran aux écuries, ça n’avait pas été l’idée du siècle, ça se confirmait jour après jour. Craignant le pire, il suivit la matriarche jusqu’au téléviseur, puis attendit que la publicité accepte de reparaître. Entre deux crèmes de jour à l’Aloe Vera, il découvrit enfin l’engin, effaré.
— Mais... c’est pour les humains !
— Tu arriveras bien à nous adapter ça aux sabots.
— Et vous avez vu le prix ? Il vous en faut quatre, à vous !
— Oui, oh, ce n’est pas si terrible. On en fera chacune son tour.
— Et vous êtes sûres que c’est une excellente idée, en fin de gestation, comme ça ? Vous n’êtes pas censées vous préserver, être raisonnables ?
Lucette se contenta de le fixer en silence. Tout l’air de l’Himalaya circulait entre ses deux oreilles, sans rencontrer le moindre obstacle neuronal. Steven se perdit dans la visualisation d’un pigeon blanc comme neige, affublé d’une corne dorée, essayant de déplacer un pion d’échec. Il s’ébroua pour revenir à la réalité, se passa une main moite sur le visage et capitula :
— Roses ou bleus, les Kangoo Jump ?
***
— Hiiiii regarde, Steven, ils sont là !
— Ouais, génial, youhou...
Insensibles à l’enthousiasme débordant de leur éleveur, les licornes se bousculaient autour du carton tout juste déposé devant les écuries. L’air scintillait, empli des paillettes qu’elles lâchaient dans leur allégresse.
— Allez Steven, ouuuuuuuvre !
Évidemment, c’était à lui de faire tout le travail, puisqu’elles étaient incapables de tenir des ciseaux, ces bougresses. Il lacéra la bande adhésive et sortit les objets si convoités de leur écrin, tel Arthur extrayant Excalibur du rocher. Un rayon de soleil illumina le violet nacré des chaussures. Les licornes soupirèrent de concert, conquises.
— Bon, vous avez tiré au sort qui va commencer ?
La tension grimpa d’un coup. Steven réalisa que plusieurs licornes portaient des traces de coups de sabot, voire même de morsures. Son instinct de survie hurla à la mort ; il leva les bras et beugla, juste à temps pour éviter le carnage :
— OKEYYYYYYYYYY, on se calme, c’est moi qui décide ! Et la première qui me bouscule passera en tout dernier !
Elles s’immobilisèrent.
— Plouf, plouf, ce sera toi qui com-men-ce-ra, un, deux, troiiiiiiiis... Lisa-Rose !
— Mais...
— Et toutes celles qui discutent seront privées de compote ce soir !
Trente-quatre licornes adultes se mirent à bouder, tandis que la jeune Lisa-Rose se dandinait de contentement. Steven rembourra la pointe des chaussures avec du coton, puis équipa la licornette avec les Kangoo Jump.
— Surtout, sois prudente, hein ?
— Oui, oui...
— Ne va pas trop vite ni trop loin... fais attention au lac...
— Mais oui...
— Et s’il se passe quoi que ce soit, tu viens me chercher, hein ?
Elle s’élança sans daigner répondre, lâchant paillettes et arcs-en-ciel, sautillant de plus belle en passant devant ses camarades contrariées.
— C’est géniaaaaaaaaaaaaal !
Steven, rassuré par son équilibre apparent, retourna pelleter ses edelweiss. Ce fut Loralie qui vint l’alerter, une vingtaine de minutes plus tard.
— Steven ? Lisa-Rose n’est toujours pas revenue, et pourtant c’est notre tour ! Elle triche !
Steven fronça les sourcils :
— Ne soyons pas trop prompts en jugements. Où est-elle partie ?
— Dans la forêt ! Pour se cacher et continuer toute l’après-midi, j’en suis sûre ! Elle triiiiche !
Laissant Loralie à son hystérie pigeonnesque, Steven partit à la recherche de la grande délinquante.
— Lisa-Roooooose ! Youhou, Lisa-Roooooose !
Au bout de quelques minutes de recherches infructueuses, il vrilla légèrement et mit sa main devant sa bouche pour modifier le son de sa voix :
— La débilo-licorne est appelée à l’accueil, je répète, la débilo-licorne est appelée à l’accueil !
Son rire hystérique fit s’envoler tous les oiseaux des environs.
— Dis, Steven, c’est pas très sympa de m’appeler comme ça...
— Lisa-Rose ? Mais où es-tu ? Je ne te vois pas !
— Cherche plus haut.
Steven leva les yeux et se lança dans une partie très intéressante de « Où est Charlie ». Chercher un animal blanc dans une forêt de bouleaux, franchement... Un éclat de couleur violette lui attira l’œil sur l’unique frêne du coin. Lisa-Rose était suspendue à une branche, les pattes ballantes, sa corne profondément plantée dans le bois noueux.
— Steven... Steven ! Tu peux arrêter de rire cinq minutes, s’il te plaît ?
L’éleveur essuya ses larmes et se remit debout. Incapable de garder son sérieux, il retomba en fou rire.
— STEVEN !
— Oui, oui Lisa-Rose, pardon.
— Tu viens me chercher ?
La voix hachée par ses efforts, il fit non de la tête puis lui expliqua :
— Je vais d’abord avoir besoin de retourner aux écuries chercher une échelle et une scie. Je reviens, surtout, ne bouge pas !
Il lui adressa un sourire éclatant et repartit vers le bâtiment. Avant de la sortir de là, il avait une chose urgente à faire : commander deux paires de Kangoo Jump pour chaque licorne présente à l’élevage, ainsi qu’une caméra.
La semaine s’annonçait drôle, finalement.