Danse avec le Feu

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La littérature comme source de joie, source de vie....

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Nouvelles :
  • Policier & thriller

J'avais rencontré Julian en passant une audition, à l'époque où il cherchait une partenaire. Sa réputation grandissait, et nous fûmes une vingtaine à nous aligner, soit une foule de candidates dans le petit monde des artistes du feu. Cracheur de flammes, clown incendiaire, danseur de lumière, jongleur de torches, pyromancien, Julian était tout cela à la fois et beaucoup plus. Il avait imaginé et créé un show complet dans lequel chaque partie de son corps, des orteils aux cheveux, finissait tôt ou tard par s'enflammer, pour la terreur ou la joie du public. Mais dans ses rêves flamboyaient des numéros toujours plus originaux et spectaculaires, plus poétiques ou plus risqués que ceux d'aucun autre artiste. Il imaginait des ballets où des lances allumées aux deux bouts traversaient la scène en tournoyant sur elles-mêmes, et les rumeurs parlaient aussi d'un numéro dans lequel il s'enfermerait dans une petite boîte, à la manière d'un contorsionniste, avant qu'elle ne soit entièrement consumée au lance-flamme. Mais pour de tels exploits, il lui fallait une assistante.
J'estimais avoir mes chances, avec ma double formation de danseuse classique et de jongleuse, mais l'entrevue dépassa tout ce que j'avais imaginé. Julian était vêtu tout de noir et se tenait debout, bras croisés sur sa chemise, au milieu d'une vaste pièce éclairée seulement par la lumière de grands cierges de largeurs variées. Comme j'avançais vers lui, je fus frappée par son visage félin et viril dans lequel deux iris verts reflétaient étrangement le vacillement des flammes. Il attrapa deux cierges et me les envoya tour à tour ; nous commençâmes à jongler sans même avoir échangé un mot. Il avançait et reculait, changeait les trajectoires, tantôt en cloche, tantôt tendues comme des missiles ; la sarabande de lumière s'amplifia quand il ajouta soudainement une troisième, puis une quatrième torche à notre ballet. Tendue et joyeuse, je lui renvoyais toutes les étoiles filantes qu'il me lançait sans faillir. Satisfait, il remit enfin les bâtons de cire en place et se posta devant moi, droit et souple, mains déployées. Je le fixai sans ciller et nous improvisâmes une danse. Il serrait son buste contre moi en rivant ses yeux clairs dans les miens, puis d'un déhanchement me signalait la séparation, bondissait de son côté, dans une ample envolée courbe ; je suivais son rythme d'un bond symétrique, puis nos mains se joignaient à nouveau pour une boucle ou une pirouette. Nos ombres dansaient une ronde difforme et grotesque sur les hauts murs blancs. Il mit fin à cette deuxième épreuve avec un clin d'œil complice et prononça ses premières paroles :
— Bonne technique, Éline. Mais je cherche quelqu'un qui soit dédié à son art. Es-tu prête à te vouer au feu ?
Je lui répondis par un sourire de défi. Qu'il me mît donc à l'épreuve !
— Le feu est agile, il est la vie même ; ignis : la violence de l'amour et la brûlure de l'éclair. Il faut être capable de souffrir pour cueillir tout le sel de la vie. Es-tu prête, Éline ?
Je haussai les sourcils pour mettre un peu de dérision dans la pompe de son discours et avançai d'un grand pas vers lui, décidée. Il désigna un cierge immense, d'un hochement de tête.
— Plonge ta main dans la flamme.
Quel cabotin, même pour un artiste de scène ! Décidée à jouer le jeu, je passai mes doigts aussi lentement que je le pus dans le haut de l'incandescence vacillante, feignant d'ignorer la morsure de la chaleur. Julian me contempla d'un air profondément sérieux qui me mit mal à l'aise. Après quelques secondes de silence, il ajouta :
— J'ai dit, plonge ta main.
C'était de la folie. Mais je connaissais ses spectacles, je savais que Julian était fou. Je n'allais pas reculer maintenant. Je pris une longue inspiration, décidée à affronter la douleur avec la plus grande dignité possible, puis sans fermer les yeux j'enfonçai mes doigts tendus et serrés dans la chaleur vibrante de la flamme. Il vit que je ne bluffais pas et bondit immédiatement pour repousser mon bras. Je ne pus m'empêcher de sautiller sur place en plaquant ma main contre mon corps comme pour éteindre un incendie et Julian dut attendre un moment avant d'examiner mes plaies. D'horribles cloques émergeaient d'une plaque rouge qui recouvrait les phalanges inférieures et le haut de la paume. Il sortit de la pièce et revint avec un gel apaisant et de quoi panser. Il s'occupa de ma blessure avec beaucoup de délicatesse, puis il posa sa joue contre la mienne pendant un instant avant de me susurrer :
— J'ai trouvé ma partenaire.
Ce n'était pas la dernière de mes brûlures, car je jouais désormais quotidiennement avec le feu. Anneaux incandescents, torches brûlantes, encensoirs enflammés qui dessinaient des arabesques, flèches et couteaux allumés plantés à quelques centimètres de ma peau, les numéros de Julian étaient toujours plus audacieux et notre succès prenait une ampleur inouïe. Les risques insensés auxquels j'étais soumise n'étaient rien comparés aux exploits démoniaques que Julian inventait pour lui-même.
Avant notre grande tournée mondiale, j'appris beaucoup de physique et de chimie, ce que je n'aurais jamais imaginé, car nombre de tours se jouaient au degré Celsius, à la seconde, au centimètre carré de matière ignifugée, au centilitre de liquide inflammable. Julian s'immergeait dans une baignoire dont la surface avait été recouverte de pétrole après que j'y ai jeté une allumette ; il roulait sur la scène dans un cercle de flammes, homme de Vitruve infernal, et le public exultait tant les exploits du maître du feu semblaient impossibles, irréels.
Ce furent les moments les plus heureux de ma vie. Le respect mutuel et la complicité confortèrent notre succès et quand nous fîmes l'amour pour la première fois, la peur de tout gâcher fut vite remplacée par l'évidence des sentiments. Nous vivions à cent à l'heure, entre les répétitions et les tournées, et cette transe permanente ne laissait nulle place au doute ni à la jalousie. Jeunes, beaux et célèbres, nous avions des milliers d'admirateurs qui nous couvraient de cadeaux, d'invitations, nous courtisaient parfois ouvertement ; mais nous étions les seigneurs du feu : qui donc aurait osé se joindre à notre danse luciférienne ?

Ce soir, nous remontons sur scène pour la première fois depuis deux ans. C'est une représentation unique et l'on m'a dit que les places s'étaient arrachées à prix d'or. Nous sommes dans l'un des plus grands stades d'Europe ; pourtant, le dernier strapontin du dernier rang est occupé. Tout le monde veut contempler le maître du feu, revoir le fameux numéro de la boîte et du lance-flamme. Ce soir, c'est moi qui serai dans la boîte. Les premiers numéros s'enchaînent dans un silence de cathédrale. Il faut dire que Julian fait peur à voir et qu'il ne jongle plus que d'une seule main. Dans son visage atrocement brûlé, la seule expression restée humaine est une moitié de sourire. Est-ce pour voir cette créature, ma créature, que les gens ont payé leur place ? Il y a deux ans, c'est moi qui tenais le lance-flamme et je crois, ou plutôt je suis persuadée que j'avais mal vérifié les réglages : la seconde, le degré Celsius, le centilitre. Julian n'en a jamais parlé ; il a voué toute son énergie à survivre, à guérir, concentré tous ses efforts pour redevenir, le temps d'une soirée, le dieu de la lumière et du feu.

Les gens ont applaudi poliment quand j'ai dansé avec mon monstrueux mari et que nous avons fait voler les cierges enflammés comme au premier jour. Maintenant que je suis au fond de cette boîte, le silence est si profond que j'entends la bise souffler au loin, sous les arcades du stade. Julian se penche vers moi, lance-flamme à la main. Son visage autrefois félin et viril est désormais un amas de plis flasques et rougeâtres. Comme il referme les deux pans du couvercle, je comprends ce que, d'une voix pâteuse, sa demi-bouche tente de me dire :
— Je te pardonne, mon amour.

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