Crime de conscience

Toute histoire commence un jour, quelque part et la mienne a commencé ici, dans cette Université. Ou peut être ailleurs. Enfin je ne sais plus. Mais ce que je retiens c’est que le passage dans l’Université Abdoulaye SONKO a marqué mon histoire en y mettant un terme.
Je ne viens pas d’ici moi, de cette ville aux milles feux. Moi je viens des contrées paisibles où l’on peut encore entendre les murmures du vide et la voix de la nature. Je ne suis là que pour « apprendre, comme l’homme à la peau lactée, à redonner vie à la terre morte et empêcher celle à l’agonie de céder sa vie ». Je viens de Diourbel, fils d’agriculteur. Mes parents m’ont envoyé ici, à Dakar, dans cette Université pour étudier l’agronomie.
De génération en génération, nous avons toujours été agriculteurs, la terre est à la fois notre femme et amante. Elle ne nous cache aucun secret, nous sommes liés à elle par la houe qui fait office de cordon ombilical. Elle nous a porté sur son dos et nourri du fruit de ses entrailles. Mais ces temps-ci, elle oppose une farouche résistance. Voilà quatre saisons qu’on est contraint de nous contenter de ce qu’elle nous offre, en réalité de quelques maudits kilos de mil. Alors j’ai été envoyé « en mission », pour découvrir le remède secret qui permettrait de soigner notre terre.
Je suis en deuxième année de licence, et cela fait deux ans que je suis en deuxième année de licence. Rien d’étonnant. Il m’a fallu deux ans pour passer ma première année de licence. Ne m’en voulez, ce n’est pas de ma faute. C’est la faute aux autorités politiques et aux responsables universitaires. Nous on ne réclame rien d’autre que du respect, de la considération et, au-delà de tout, notre dû, nos maigres bourses qui, pour la plupart d’entre nous encore, constituent la seule barrière qui nous sépare de la prostitution, la mendicité, le banditisme.
Aujourd’hui, cela fera trois mois qui les cours sont suspendus, la troisième fois de l’année, et six jours qu’on poursuit les échauffourées avec les policiers. Je fais partie du bureau exécutif du Rassemblement des Etudiants de l’Université Abdoulaye SONKO (REUNAS) et nous sommes au front de la lutte. Ce soir encore, nos projectiles vont danser avec les jets de gaz lacrymogène des policiers.
J’ai rejoint le Mouvement l’année dernière, après le meurtre de Moussa SECK, un camarade (et frère) étudiant en Sciences juridiques à l’Université Alioune DIOP de Bambey qui fait suite à celui de Yacine NDIAYE, l’année d’avant, étudiant en sciences économiques de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis qui lui-même s’inscrit dans une longue liste d’étudiants arrachés à la vie parce qu’ils réclament simplement leurs droits. Autant dire qu’il est de plus en plus facile pour les policiers de tuer les nôtres.
Hier nous avons brulé une voiture de police chargée d’agents venus ici pour reprendre le bus de transport de la compagnie Dakar Dem Dikk que nous avons ‘’confisqué’’ il y a deux jours. On a fait cela pour la bonne cause. Parce que dehors ils ne veulent pas nous écouter. Le gouvernement fait la sourde oreille, la population nous nargue et nos camarades des universités privées nous toisent. Ces fils à papa écervelés, pourris et gâtés profitent du savoir de nos enseignants pendant qu’on vit le calvaire.
Dans deux jours, mon histoire prendra fin. Je mourrais. Je partirais. Rejoindre Moussa, Yacine et tous les autres. Je serais un martyre de plus. Ce n’est pas ce que j’ai prévu, mais c’est ce qui va m’arriver. Ce sont ceux que j‘appelle encore aujourd’hui les miens qui vont me tuer, mes autres camarades et frères de lutte. Ceux pour qui j’aurais donné ma vie, me l’auront finalement ôté sans demander mon avis. Et ceci est mon histoire