Tout se passe dans son œil, dans sa main. Il voit un paysage d’un coup, dans la réalité de son ensemble, et le traduit à sa ... [+]
1861 – Sierra Nevada, près de Donner Pass
— Laisse tomber, Luke, tu n’as aucune chance. Nous sommes huit et vous n’êtes que deux. Et vu que l’ingénieur ne sait pas distinguer une Winchester d’un Colt, on dirait bien que tu es seul !
Pat Gashett ponctua ses menaces d’un rire sonore et d’une volée de plomb.
— Ouaip, Gashett, c’est deux de plus que mon six-coups, mais j’ai l’avantage de la position.
Assurément les contreforts de la Sierra Nevada offraient de toute leur hauteur un abri précaire, mais idéal. Au-dessous de Lucky Luke et de l’ingénieur en chef Theodore Judah, la plaine s’étirait en pente poussiéreuse, ne laissant à Pat Gashett et ses hommes que quelques rochers pour abris.
— Allez, sois bon joueur, tu as une mauvaise main, reconnais-le. Livre-nous ce fou de Crazy Judah. Je te débarrasse d’un bavard ennuyeux et je décampe aussi sec. Sinon, Luke, l’Amérique moderne se fera peut-être, mais sans toi.
L’Amérique moderne, le Grand Projet qui les rendait tous cinglés, la construction de la voie de chemin de fer qui relierait Sacramento à Omaha, l’exubérante Californie à la porte d’entrée de l’Ouest, les Grandes Plaines du Nebraska.
Pour sûr que Lucky Luke en avait entendu parler : finis les longs périples en chariots cahotants, finis les contournements maritimes par le Canal de Panama, place au développement économique assuré, à la glorieuse unité de la Nation ; voilà ce que Crazy Judah s’apprêtait à vendre au Congrès et l’ingénieur avait essayé ses arguments et son discours sur lui trois jours et trois nuits durant. Si certains en rêvaient, il en avait plus que soupé du Grand Projet.
L’ingénieur tenait dans les mains son carnet de notes avec précaution ; il avait passé de longs mois à arpenter la Serria, pointant sans relâche longue-vue et théodolite. Il avait mesuré, il avait calculé, il avait trouvé. Une idée de ligne de chemin de fer, si lumineuse soit-elle, n’est rien sans un tracé précis, sans l’indispensable repérage des appuis et des obstacles. Son carnet valait de l’or, il le savait, on le savait.
— Prends ce carnet, Luke, il est ce que j’ai de plus cher après ma femme, Anna. Va, Jolly Jumper est sans rival, tente ta chance. S’il te plaît, remets-le aux gars de la Compagnie. Je ne vaux rien sans lui. Trop de notes, de plans, de détails que ne peut en contenir ma seule mémoire, ils le comprendront bien assez tôt.
— Que je t’abandonne à cette canaille de Pat Gashett ? Je connais un grand gaillard et même un chien qui ont plus de bon sens que toi.
— Qu’avons-nous pour nous défendre ? Mon six-coups et une vieille carabine coincée dans tes fontes de selle.
— Par tous les diables, d’où sors-tu une pétoire pareille ?
— Ma femme y tenait absolument, elle sait pourtant que je déteste les armes. L’armurier lui avait assuré qu’elle avait de la portée. Mais vu son aspect, je n’y crois guère.
— Oh, mais c’est une Springfield à canon rayé que tu cachais là ! L’armurier n’a pas menti, ça peut planter un clou à mille yards, si le vent ne donne pas trop.
— Eh Pat ! Tu m’entends ? J’ai réfléchi, je préfère garder Crazy Judah pour moi. Il est plein de surprises. Tu vas apprécier.
Oui, la carabine avait probablement, en dépit d’un défaut d’entretien, gardé ses qualités. Mais qui pouvait tirer avec précision à cette distance ? Personne, à moins bien évidemment de disposer de l’équipement complet d’un géomètre en mission.
— Théodore, dans tout ton attirail, tu n'aurais pas de la ficelle ?
Il leur suffit de quelques instants pour démonter la longue-vue et la placer fermement sur la carabine.
— Holà Pat ! Tu as combien de plumes à ton Stetson déjà ? D’ici, j’en compte trois et je trouve que ça en fait une de trop, je t’arrange ça.
Le coup partit, suivi d’un grand silence.
— Luke, ordure ! Une plume d’aigle royal ! C’était un cadeau personnel du Chef Black Eagle. Tricheur, chacal, tu ne respectes rien !
A présent les rochers commençaient eux aussi à se déplumer. Deux hommes de main quittèrent leur refuge, s’enfuyant à bride abattue.
— Oh Pat ! on dirait que la donne a changé et qu’il y a plus de monde dans le barillet de mon six-coups qu’avec toi à présent.
Un deuxième coup claqua. Même silence, même cavalcade.
— Allez Gashett, c’est mon jour de bonté, je te laisse une chance de garder la dernière. Après, promis, je viserai autre chose que tes plumes.
— Tu me le paieras, Luke ! Sur cette Terre ou en Enfer. Garde-le ton pied-tendre ! Ceux qui nous paient se passeront de lui. Mais c’est partie remise, le chemin sera long jusqu’à Omaha.
Le peu qui restait de la bande se rassembla puis libéra la plaine. Le soleil disparaissait déjà derrière la montagne.
— Foutue pétoire quand même. Tu remercieras Anna, c’était un cadeau providentiel. La prochaine fois que tu joueras les civilisés dans la grande ville, offre-lui donc un joli chapeau de dame. Avec des rubans et des plumes, ça plaît toujours, les plumes.
— Merci de tout cœur, Luke, la Central Pacific saura se montrer reconnaissante. Escorte-moi à Washington voir le Président Lincoln. Une telle aventure ne se refuse pas.
— Je te souhaite bonne chance, Théodore. Mais je préfère les vastes espaces bruts et sauvages. Ton rêve va briser le mien. Votre Amérique de la vitesse et du progrès, ce n’est pas pour moi ; le Far West ne sera plus tout à fait lui-même, s’il ne reste pas lointain. Prends cette direction, si tu chevauches à belle allure tu seras de retour à Sacramento avant la tombée de la nuit. Quant à moi, je vais suivre la piste de Pat Gashett, n’oublie pas que je suis toujours en compte avec lui : il lui reste une plume et j’ai toujours mon six-coups. Comme à une table de poker, je préfère l’avoir devant moi que dans mon dos.
Viens par là mon vieux Jolly, il est temps de chanter notre couplet au soleil couchant avant que la folie de la vapeur et du rail ne nous rattrape aussi et que je cesse un jour d’être un pauvre cow-boy solitaire, si loin de chez lui.
— Laisse tomber, Luke, tu n’as aucune chance. Nous sommes huit et vous n’êtes que deux. Et vu que l’ingénieur ne sait pas distinguer une Winchester d’un Colt, on dirait bien que tu es seul !
Pat Gashett ponctua ses menaces d’un rire sonore et d’une volée de plomb.
— Ouaip, Gashett, c’est deux de plus que mon six-coups, mais j’ai l’avantage de la position.
Assurément les contreforts de la Sierra Nevada offraient de toute leur hauteur un abri précaire, mais idéal. Au-dessous de Lucky Luke et de l’ingénieur en chef Theodore Judah, la plaine s’étirait en pente poussiéreuse, ne laissant à Pat Gashett et ses hommes que quelques rochers pour abris.
— Allez, sois bon joueur, tu as une mauvaise main, reconnais-le. Livre-nous ce fou de Crazy Judah. Je te débarrasse d’un bavard ennuyeux et je décampe aussi sec. Sinon, Luke, l’Amérique moderne se fera peut-être, mais sans toi.
L’Amérique moderne, le Grand Projet qui les rendait tous cinglés, la construction de la voie de chemin de fer qui relierait Sacramento à Omaha, l’exubérante Californie à la porte d’entrée de l’Ouest, les Grandes Plaines du Nebraska.
Pour sûr que Lucky Luke en avait entendu parler : finis les longs périples en chariots cahotants, finis les contournements maritimes par le Canal de Panama, place au développement économique assuré, à la glorieuse unité de la Nation ; voilà ce que Crazy Judah s’apprêtait à vendre au Congrès et l’ingénieur avait essayé ses arguments et son discours sur lui trois jours et trois nuits durant. Si certains en rêvaient, il en avait plus que soupé du Grand Projet.
L’ingénieur tenait dans les mains son carnet de notes avec précaution ; il avait passé de longs mois à arpenter la Serria, pointant sans relâche longue-vue et théodolite. Il avait mesuré, il avait calculé, il avait trouvé. Une idée de ligne de chemin de fer, si lumineuse soit-elle, n’est rien sans un tracé précis, sans l’indispensable repérage des appuis et des obstacles. Son carnet valait de l’or, il le savait, on le savait.
— Prends ce carnet, Luke, il est ce que j’ai de plus cher après ma femme, Anna. Va, Jolly Jumper est sans rival, tente ta chance. S’il te plaît, remets-le aux gars de la Compagnie. Je ne vaux rien sans lui. Trop de notes, de plans, de détails que ne peut en contenir ma seule mémoire, ils le comprendront bien assez tôt.
— Que je t’abandonne à cette canaille de Pat Gashett ? Je connais un grand gaillard et même un chien qui ont plus de bon sens que toi.
— Qu’avons-nous pour nous défendre ? Mon six-coups et une vieille carabine coincée dans tes fontes de selle.
— Par tous les diables, d’où sors-tu une pétoire pareille ?
— Ma femme y tenait absolument, elle sait pourtant que je déteste les armes. L’armurier lui avait assuré qu’elle avait de la portée. Mais vu son aspect, je n’y crois guère.
— Oh, mais c’est une Springfield à canon rayé que tu cachais là ! L’armurier n’a pas menti, ça peut planter un clou à mille yards, si le vent ne donne pas trop.
— Eh Pat ! Tu m’entends ? J’ai réfléchi, je préfère garder Crazy Judah pour moi. Il est plein de surprises. Tu vas apprécier.
Oui, la carabine avait probablement, en dépit d’un défaut d’entretien, gardé ses qualités. Mais qui pouvait tirer avec précision à cette distance ? Personne, à moins bien évidemment de disposer de l’équipement complet d’un géomètre en mission.
— Théodore, dans tout ton attirail, tu n'aurais pas de la ficelle ?
Il leur suffit de quelques instants pour démonter la longue-vue et la placer fermement sur la carabine.
— Holà Pat ! Tu as combien de plumes à ton Stetson déjà ? D’ici, j’en compte trois et je trouve que ça en fait une de trop, je t’arrange ça.
Le coup partit, suivi d’un grand silence.
— Luke, ordure ! Une plume d’aigle royal ! C’était un cadeau personnel du Chef Black Eagle. Tricheur, chacal, tu ne respectes rien !
A présent les rochers commençaient eux aussi à se déplumer. Deux hommes de main quittèrent leur refuge, s’enfuyant à bride abattue.
— Oh Pat ! on dirait que la donne a changé et qu’il y a plus de monde dans le barillet de mon six-coups qu’avec toi à présent.
Un deuxième coup claqua. Même silence, même cavalcade.
— Allez Gashett, c’est mon jour de bonté, je te laisse une chance de garder la dernière. Après, promis, je viserai autre chose que tes plumes.
— Tu me le paieras, Luke ! Sur cette Terre ou en Enfer. Garde-le ton pied-tendre ! Ceux qui nous paient se passeront de lui. Mais c’est partie remise, le chemin sera long jusqu’à Omaha.
Le peu qui restait de la bande se rassembla puis libéra la plaine. Le soleil disparaissait déjà derrière la montagne.
— Foutue pétoire quand même. Tu remercieras Anna, c’était un cadeau providentiel. La prochaine fois que tu joueras les civilisés dans la grande ville, offre-lui donc un joli chapeau de dame. Avec des rubans et des plumes, ça plaît toujours, les plumes.
— Merci de tout cœur, Luke, la Central Pacific saura se montrer reconnaissante. Escorte-moi à Washington voir le Président Lincoln. Une telle aventure ne se refuse pas.
— Je te souhaite bonne chance, Théodore. Mais je préfère les vastes espaces bruts et sauvages. Ton rêve va briser le mien. Votre Amérique de la vitesse et du progrès, ce n’est pas pour moi ; le Far West ne sera plus tout à fait lui-même, s’il ne reste pas lointain. Prends cette direction, si tu chevauches à belle allure tu seras de retour à Sacramento avant la tombée de la nuit. Quant à moi, je vais suivre la piste de Pat Gashett, n’oublie pas que je suis toujours en compte avec lui : il lui reste une plume et j’ai toujours mon six-coups. Comme à une table de poker, je préfère l’avoir devant moi que dans mon dos.
Viens par là mon vieux Jolly, il est temps de chanter notre couplet au soleil couchant avant que la folie de la vapeur et du rail ne nous rattrape aussi et que je cesse un jour d’être un pauvre cow-boy solitaire, si loin de chez lui.