Corps et Lamm

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À son réveil ce matin, les papillons qu’elle avait dans le ventre depuis deux jours ne l’avaient pas quittée. Fin prête pour le grand jour, elle sortit rejoindre son frère aîné, Yann, d’un pas léger. À l’extérieur, l’air était déjà tiède, annonçant une journée chaude et sèche.
La route poussiéreuse leur piqua les yeux, mais rien n’aurait pu ralentir Naig. Yann soulevait difficilement ses sabots de hêtre, faisant de grands et longs pas, afin de tenir la cadence imposée par sa sœur. Au loin, paysans et paysannes se regroupaient déjà en nombre sur les routes. Ils rejoignirent en chantant la route départementale de Rosporden, l’artère principale qui les conduisait au Pardon de Scaër.

La fête champêtre attirait les foules de Bretagne et la chapelle serait bientôt trop petite pour tous les accueillir. Les festivités se déroulaient sur la journée, et Naig ne comptait pas en perdre une miette. Son frère et elle se laissèrent embarquer par le flot d’hommes et de femmes enjoués. Naig repéra le large chêne près de la butte, le lieu de rendez-vous fixé avec ses amis. Marie et Fañch agitèrent les bras en la voyant au loin, sautant sur place, impatients. Naig prit son élan et gravit le fossé d’une traite. La foule s’était rassemblée et chacun prenait place pour assister à la course de chevaux.
— Où qu’il est, Yann ? demanda Marie d’une voix fluette.
— Il arrive, répondit Naig amusée. Tad-kozh lui a fait des nouveaux sabots, tu sais ce que c’est…
Ils rirent lorsque Yann les rejoignit pieds nus, sabots à la main.

Après la course remportée par l’étalon noir Kurun, les fidèles assistèrent à la messe dans la petite chapelle. Le soleil était à son zénith lorsqu’ils quittèrent la fraîcheur des pierres sombres pour se diriger vers les tavernes où le cidre coulait à flots. Les quatre jeunes se délectèrent d’un bon bol de cidre et furent emportés par les danses effrénées de la fête. Le son des binious et des bombardes mouvait leurs pieds qui ne s’arrêtèrent de bondir qu’en milieu d’après-midi.
L’heure que tous attendaient approcha rapidement. L’excitation de Naig se transforma en appréhension : était-ce une bonne idée après tout ? Voyant son amie se décomposer lorsqu’ils passèrent près de l’aire de gouren, Marie prit les choses en main.
— On va te préparer un peu plus loin. Fañch et Yann vont rester faire le guet, pas vrai ? lança Maris d’un ton qui se voulait autoritaire.
— ’Dirait qu’on n’a pas l’choix, répondit Yann avec un clin d’œil complice à Fañch qui venait de lever sa main droite au front en signe d’obéissance.
Alors qu’ils s’esclaffaient, la gorge de Naig n’émit qu’un drôle de gargouillis. Son estomac était affreusement noué. Cachée derrière une nature en friche, Marie apprêtait son amie avec concentration. Naig rêvassait à la première fois où elle avait assisté à une lutte bretonne. Le gouren. Elle avait été captivée par les mouvements si précis et adroits des combattants, chaque adversaire jouant avec le poids et la force en équilibre. Ce jour-là, elle avait échangé avec l’un des jurés :
— Les femmes peuvent-elles lutter ?
— Pourquoi diable feraient-elles cela ?
— Pour les mêmes raisons que les hommes, j’imagine.
— Ça n’a aucun sens, fille, avait répondu le vieil homme. Les femmes n’ont pas la force physique des hommes, elles seraient incapables de se mesurer à eux. Ni même entre elles, c’est de la lutte, pas du crêpage de chignon, fille.
— Je pense que les femmes doivent avoir le droit de choisir…
— Les femmes, c’est le sexe faible, la coupa-t-il. Garde bien ça en tête, fille. Il serait humiliant pour elles de participer à ce genre de sport.
Elle n’avait pas répondu, décidant simplement de prendre ses mots comme un défi à relever. Son entraînement avait débuté dès le lendemain et aujourd’hui, ni son frère ni Fañch n’étaient capables de la battre.
— J’ai terminé, lâcha Marie tout en l’admirant. Un magnifique jeune homme !
Elles rigolèrent de conserve. Lorsqu’elles rejoignirent les deux garçons, les lutteurs venaient d’être appelés à se regrouper. Naig accourut les rejoindre. Âgés de quinze à vingt ans, ils avaient fière allure. Marie avait épinglé les cheveux chocolat de Naig, leur donnant l’aspect d’une coupe courte. Elle était méconnaissable avec son caleçon trop large et sa roched, la chemise de toile réglementaire que son frère lui avait prêtée. Quelques traces de terre sur ses joues masquaient ses traits féminins. Yann et ses amis prirent place sur les branches d’un frêne, s’assurant une vue plongeante sur la prairie où les luttes auraient lieu.

Les lutteurs formaient un cercle autour de deux garçons qui se donnaient la dornad, le salut qui engage la lutte. Tous observaient la première lutte entre ces deux jeunes de force égale qui s’empoignaient sans ménagement. L’un en perdit même sa roched, terminant le combat en simple chemise. En vainqueur, il dut provoquer les lutteurs du cercle jusqu’à ce que l’un d’eux relève le défi.
Les combats se poursuivirent ainsi dans une chaleur accablante. Alors qu’un jeune fermier défiait les lutteurs, l’impatience de Naig la poussa vers l’avant. Elle était sortie du cercle.
— Lomig contre Jakez !
Lomig ? Mais c’est moi ! Le rouge lui monta aux joues et le feu brûla au creux de son estomac tandis qu’elle avançait vers la lice de sciures. À peine s’étaient-ils donné le dornad que Jakez fondit sur elle. Elle sentit ses pieds quitter le sol instantanément. Non, pas déjà ! D’un mouvement vif, elle se retourna sèchement. Ses épaules n’avaient pas touché le sol, seul son coude l’avait heurté. Tandis que les deux lutteurs se saluaient avant de reprendre leur joute, les hommes encourageaient Jakez de leurs cris. Elle empoigna le garçon par l’aisselle, mais il tourna avec puissance, la forçant à lâcher prise. Il profita de l’ouverture pour la tirer dans la sciure. La main de Naig toucha le sol, encore, et le combat fut arrêté. Jakez était persuadé d’avoir le dessus, à aucun moment il ne s’était senti menacé. Au troisième salut, Naig fonça sur le jeune homme. Elle le fit basculer grâce à un enroulé de jambe rondement mené. Elle joua de son déséquilibre et d’un coup d’un seul, elle se projeta sur lui, plaquant les deux omoplates du lutteur au sol. Le lamm qu’elle venait de marquer fut acclamé par un tonnerre d’applaudissements.

La foule retint son souffle lorsque ce Lomig inconnu vint provoquer les lutteurs. Un garçon trapu sortit du cercle avec le sourire en coin. Naig le compara mentalement à un cheval de trait : puissant mais lent. Elle n’eut aucun mal à jouer de sa rapidité et à le déstabiliser au bon moment. Il bascula dans une nuée de poussière blanchâtre en un lamm disgracieux. Le combat avec son troisième adversaire dura six longues minutes. Front contre front, ils se tournaient autour tels des prédateurs. La sueur ruisselait, et la tension montait. Elle se défit de son emprise d’un mouvement souple. Et c’est la respiration courte qu’elle effectua le plus beau lamm de l’après-midi. Le jeune fermier qu’elle venait de battre la félicita pour son endurance et surtout pour sa victoire.
Elle avança lentement vers le jury afin de leur serrer la main. De ses doigts fatigués d’avoir agrippé des roched, elle retira les épingles de ses cheveux. Sa longue chevelure se déroula sur son dos. Elle essuya son visage dans sa manche et planta ses yeux gris dans ceux de l’homme qui l’avait mise en garde des années plus tôt.
La foule se figea en observant Lomig se transformer en Naig. Elle souriait, la tête haute. Elle souffla dans l’oreille du vieillard :
— Humiliant. C’est le terme que tu avais employé, non ?

Elle n’attendait aucune réponse. Elle se tourna vers les spectateurs qui l’applaudissaient timidement. Elle respira profondément et récita son adaptation du serment des lutteurs :

« Je jure de lutter en toute loyauté
Sans traîtrise et sans brutalité
Pour mon honneur, et celui de mon pays,
Mais avant tout pour l’honneur des femmes du monde,
En témoignage de ma sincérité
Et pour suivre la coutume des ancêtres
Je tends à mon adversaire ma main et ma joue. »

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