Conquête d'un jour, acquis d'une vie

Je crie mes Silences.

Toute histoire commence un jour, quelque part dans une pensée pour se vêtir du réel à travers les actes. Tout commence par les pensées de cette petite fille rêveuse. Pourquoi au Pays des Hommes Intègres l’intégrité physique mais surtout morale de la femme est soumise à rude épreuve ? Pourquoi le rêve et la réalité doivent-ils être des versants opposés d’une même histoire ? Si seulement elle avait cette chance inouïe qu’ignorent encore ses frères scolarisés ! Elle aurait parcouru avec gaité la voie qui mène à l’école à la conquête du savoir. Ah l’école... Elle aurait tant aimé écrire... Oui, écrire son histoire; donner forme à son futur tel l’écriture qui donne sa valeur à la blancheur d’une feuille. Sa mère ne dit-elle pas d’ailleurs : « la femme incarne l’esprit de la société. » ? Quel bonheur serait-ce alors d’être l’une de ces voix féminines qui donnent l’espoir à celles qui, comme elle, rêvent encore ! Mais la voix qu’elle entend est celle de sa mère qui vient lui imposer la réalité : il était temps de s’occuper du ménage.
Ama et sa petite famille vivaient à San, petit village de la province de Dyr, loins du privilège des grandes villes du Pays des Hommes Intègres. La maison familiale était composée de quatre cases entourées d’un mur délimitant au centre une cour revêtue d’une terrasse traditionnelle. Sur les murs, des figures décoratives, usées par le temps, étaient partiellement effacées. La case où dorment les parents de Ama et leur nourrisson de neuf mois n’avait rien de luxueux et tenait lieu d’une chambre à coucher. Celle de ses deux frères et la sienne n’étaient munies que de leurs effets personnels. Une quatrième case, dont le mur était entaillé de gros orifices pour le passage de la fumée, était la cuisine. A un angle de la cour se trouvait la douche, une simple aire entourée d’un mur. Il n’y avait pas de latrines, car seule la minorité nantie de San pouvait s’accorder un tel privilège. Faire le ménage n’était donc que mince affaire pour Ama. Toutefois ordonner la chambre de ses frères alors que Gnito qui a douze ans, et deux ans de plus qu’elle, pouvait s’en occuper, l’irritait énormément. C’est alors en marmonnant quelques mots qu’elle s’était acquitté de sa tâche quotidienne.
Devra-t-elle passer le reste de ses journées à rêver de mettre pied à l’école un jour, pour la simple raison qu’elle était une fille ? Et d’ailleurs au village, certaines familles inscrivaient aussi bien leurs garçons que leurs filles à l’école. Mais pourquoi devait-elle être le rejeton d’un père qui considérait la scolarisation des filles comme une dépravation des mœurs ? Encore plongée dans ses pensées faites de désirs inavoués, de rêves brisés, d’indignation inexprimée, elle fut interpellée par sa mère pour prendre sa petite sœur dans ses bras. En effet, chaque fois que sa mère devait se rendre au puits avec les autres femmes de son quartier, Ama était chargée de la garde de sa petite sœur Wofom. Il y avait bien sûr une fontaine dans le village, mais le quartier où elle était située était moins accessible que celui où les vaillantes femmes, en vingt minutes de marche, obtenaient de l’eau peu potable mais comestible. Durant ces laps de temps d’absence de sa mère qui allait et venait, Ama s’occupait seule de sa petite sœur dont la turbulence lui donnait du fil à retordre. Son père comme d’habitude se rendait très tôt au marché du village, où il était cordonnier.
Sa mère avait fini sa corvée d’eau et Ama se réjouissait d’être libérée des cris parfois insoutenables de Wofom. Elle put ainsi commencer à faire la vaisselle et s’adonner à ses activités ludiques ensuite. Mais jouer seule n’était pas aussi amusant qu’avec ses copines Téné et Maï qui l’avaient hélas abandonnée depuis la rentrée scolaire. Le jeu favori de Ama et ses camarades était le wâré auquel elles pouvaient aisément jouer durant la saison sèche, car les adultes du village les en interdisaient pendant la saison des pluies sous prétexte que cela est un obstacle à une bonne pluviosité. Tènè et Maï étaient chanceuses elles, de pouvoir aller à l’école cette année !
Il était déjà midi. A San, rare étaient les familles à pouvoir se procurer les trois repas journaliers. Seul le petit déjeuner, fait des restes de la nuit, et le diner étaient à la portée des familles modestes comme celle de notre rêveuse. Les après-midis étaient les plus ennuyeux pour elle. Assise sous le manguier devant la maison, elle grignotait des cacahuètes... Dos contre le tronc de l’arbre, elle s’était endormie. Le temps s’était écoulé à l’insu de Ama jusqu’à l’heure d’aider sa mère pour le diner. Et c’est brusquement qu’elle fut arrachée aux bras de Morphée par sa mère qui criait son nom :
— Ama ! Ama !
— J’arrive, répondit-elle d’une voix encore ensommeillée.
Dans la cuisine sa mère avait déjà allumé le bois et installé les marmites sur les foyers. Quand Ama finit de piler le soumbala et le poisson sec pour la sauce, elle mit Wofom au dos pour permettre à sa mère de préparer le tô qui, dans les villages du Pays des Hommes Intègres, est le plat principal de bon nombre de ménages... Au crépuscule, Gnito et Parbour étaient revenus de l’école ; le père de famille avait rejoint son domicile. La petite famille était réunie. Apres la douche et le diner, lorsqu’aucun sujet de conversation n’intéressait encore Ama, celle-ci se retira dans sa chambre pour se reposer.
Le premier chant du coq réveilla la maisonnette. Besoin ne fut point de se parler après les bonjours échangés ; chacun connaissait la tâche qui lui incombait. Une nouvelle journée commençait, une autre journée durant laquelle Ama allait ruminer encore sa colère. Tout se déroulait comme d’habitude jusqu’à l’après-midi quand elle fut interpelée par sa mère :
— Vas me chercher de l’eau au puits, il n’y en aura pas assez pour la toilette.
— D’accord.
Munie de sa petite bassine, elle emprunta la voie qui mène au puits, tout en chantonnant : « didi dinana nanaflê ni fayèrê... » Soudain une merveilleuse idée vint engloutir les notes de musique qui s’enchainaient dans son esprit : l’école ! Mais oui, elle pouvait aller à l’école, ne serait-ce que pour voir à quoi ressemble le bâtiment. Lors d’une conversation avec Gnito, elle avait appris que les enfants de son village prenaient leurs cours à Dassa, village situé à quelques sept kilomètres de San. Sept kilomètres ! Distance pareille, Ama n’en avait encore jamais parcouru à pieds. Mais l’objectif en valait bien la peine. « in kilometa pié sa ulé lè soulé » (un kilomètre à pied ça use les souliers) fredonnait-elle à tue-tête cet air appris en écoutant ses frères chanter sur le chemin de retour de l’école. Tel un troupeau de dromadaires, elle soulevait la poussière derrière elle.
Les cases de Dassa commençaient à apparaitre à l’horizon. Comme elle traversait le village, Ama aperçût au loin des maisons que des rangées dispersées de neems avaient emprisonnées. Au fur et à mesure que notre brave aventurière s’avançait, se dessinaient plus nettement à ses yeux des maisons construites en banco dont le toit était fait de paille. Les murs, loins d’être peints et décorés comme ceux de son village, étaient nus et traversés par des fissures dans tous les sens. Elle avait commencé à douter de la direction qu’elle avait prise intuitivement, quand elle aperçût des enfants assis à même le sol en train d’écrire sur des ardoises. Une femme debout et livre à la main, criant fort des mots que Ama ne comprenait pas, semblait être la maitresse. Il y avait en tout cinq salles de classe et un bâtiment décoiffé et à moitié effondré certainement par les averses de la récente saison pluvieuse. Elle comprenait donc pourquoi certains élèves devaient prendre leurs cours sous les arbres. Elle passa discrètement derrière le mur d’une des classes, abandonna là sa bassine, et se plaça à hauteur d’une fenêtre pour observer ce qui se passait à l’intérieur : Le maitre gribouillait plein de symboles sur le tableau. Ama avait reconnu certains d’entre eux ; elle les avait déjà croisés dans les cahiers de son grand frère lorsqu’il était au CP1 il y a quatre ans.
— Reprenez après moi : A, cria le maitre.
Les élèves étaient si nombreux... et si bruyants qu’il fallait tonner de la voix pour se faire entendre. Ils étaient assis par quatre ou cinq sur des tables-bancs d’environ un mètre de long.
— A, reprirent les élèves tous ensemble.
Le maitre quitta du regard son tableau et jeta un coup d’œil à l’une des fenêtres. Il croisa le regard d’une petite fille qui dès lors, avait les yeux écarquillés par la peur. Ama fut tellement effrayée qu’elle quitta brusquement la pierre qui lui avait prêté des centimètres pour choir sur le sol. Elle vit s’approcher une silhouette d’homme élancé. Toujours à terre, Ama leva les yeux et vit arrêté un homme élégamment vêtu et chaussé, beaucoup plus jeune que son père. Il portait autour du poignet une jolie montre comme les gens venus de la grande ville. A sa grande surprise, elle vit naitre sur le visage du maitre le plus beau des sourires. Dans l’écart de ses lèvres, apparurent progressivement des dents d’une blancheur qu’elle n’avait encore jamais vue. Le maitre lui tendit la main pour la relever de sa chute. Elle s’empressa bien sûr d’accepter l’aide qui venait de lui être proposée. Pendant que la petite fille tentait d’ôter de son corps la poussière, le jeune maitre d’école lui demanda :
— Comment t’appelles-tu ?
L’homme n’était visiblement pas de la région, car ce fut avec quelques peines de prononciations qu’il posa sa question en langue bissa à l’enfant. Avec un discret sourire moqueur elle répondit :
— Ama.
— Que fais-tu là ? Pourquoi n’es-tu pas en classe ?
— Je viens de San. Mes parents ne m’ont pas inscrite à l’école. Répondit-elle tristement.
— Pour quelle raison ?
— Je ne sais pas. Peut-être parce que je suis une fille, dit-elle timidement.
Le son de la cloche mettant fin aux cours, interrompit momentanément la conversation.
— San ? Mais comment t’es-tu retrouvée là ?
— Je voulais savoir à quoi ressemble l’école où vont mes frères. J’aurais bien aimé venir avec eux...
Le jeune homme fut pris de compassion pour cette enfant dont le regard brillait d’innocence.
— Viens, je te raccompagne à la maison.
Il était dix-sept heures. Gnito et Parbour avait surement enfourché leurs vélos pour retourner à San. La nuit n’allait pas tarder à jeter son voile noir sur les sentiers tortueux du village. C’est ainsi que Ama, même apeurée à l’idée d’être assise sur une moto derrière un inconnu, ne refusa pas l’offre qui lui fut faite.
Sa mère restée à la maison pour préparer le diner, ne s’est aperçue de son absence qu’à l’arrivée de son père.
— Où est ta fille ? demanda l’homme à sa femme.
— Je l’ai envoyée chercher de l’eau au puits.
Après un temps de silence elle reprit :
— C’est vrai que cela fait un bout de temps qu’elle y est.
La bonne dame se précipita alors dehors et orienta son regard vers la route qui mène au puits. Son attention fut retenue par cet engin à deux roues qui s’approchait progressivement de la maison. Près d’elle, descendirent de la moto un jeune homme élégant et Ama sa fille. Elle ne comprenait rien à ce qui se passait. Mais au Pays des Hommes Intègres l’accueil chaleureux des étrangers est une tradition. Elle fit alors entrer le jeune homme à l’intérieur du domicile, lui donna un tabouret et de quoi se rafraîchir la gorge. Quant à Ama, c’est à pas feutrés qu’elle s’introduisit dans sa propre maison. Après les longues salutations d’usage entre les trois adultes assis dans la cour, le visiteur put enfin exprimer au chef de famille l’objet de sa venue :
— Je me nomme Lanfo SOSSO. Je suis instituteur à Dassa. Votre fille n’est-elle pas en âge de scolarisation ? Pourquoi n’est-elle pas inscrite à l’école ?
Le père de Ama, s’étant rendu compte de la supercherie de sa fille, prit soudainnement un visage de colère. Il trouvait d’ailleurs insolente la question que lui avait posée cet effronté qui pouvait être moins âgé que son premier fils si sa femme n’avait pas eu des problèmes de conception au début de leur union.
— Qui êtes-vous pour me dire comment éduquer ma fille ? La place d’une femme se trouve dans son foyer. Qu’irait chercher une fille à l’école ?
Notre jeune enseignant ne fut point surpris encore moins perturbé par les propos du chef de famille. Il avait fait face à pareilles situations et savait déjà comment se défendre. Alors avec un sourire apaisant aux lèvres il répondit :
— Vous savez, grâce à l’école les enfants apprennent à lire et à écrire, à découvrir le monde qui les entoure, à aiguiser leur réflexion sur plein de phénomènes qui passent inaperçus dans la vie quotidienne. Tenez-vous bien que le chef du village de Dassa a recours à sa fille en classe de CM2 pour comprendre le contenu des lettres qui lui sont envoyées par son fils se trouvant actuellement en ville.
— C’est bien beau et vrai tout cela. Mais je vois bien comment l’école dévergonde celles qui y vont : il parait qu’elles se promènent presque nues dans les rues des grandes villes, qu’elles n’éprouvent aucun respect pour leurs maris. Les vertus premières d’une femme ce sont la soumission et la décence ! Jamais je n’exposerai ma fille à une telle intoxication mentale au profit d’un quelconque savoir, aussi utile soit-il.
— Je vous comprends, je comprends vos peurs qui sont tout à fait légitimes. Vous aimez votre fille et vous voulez le meilleur pour elle. Et c’est en ce sens que je peux vous assurer que l’école n’entraine aucunement ces vices que vous énumérez. Son but n’est pas de révolter la femme contre sa société. Bien au contraire ! Une femme scolarisée ou tout simplement alphabétisée est un véritable trésor pour sa famille. Nombreuses sont de nos jours au Pays des Hommes Intègres les femmes enseignantes, infirmières, médecins... Ne sont-elles pas un exemple dans la société ? Ne respectent-elles pas leurs maris ? Elles sont nombreuses aussi celles qui, n’ayant pas eu la chance d’aller à l’école, apprennent à lire, écrire et compter dans leurs langues locales pour faire prospérer leurs activités. Les filles ont autant leur place à l’école que les garçons. En plus, l’inscription est gratuite, et les fournitures sont offertes ! Regardez votre fille. Regardez là ! Ne lui avez-vous pas déjà transmis les bonnes valeurs de la société ? Tant que vous la soutiendrez par vos conseils, elle sera une grande dame pleine des vertus reçues de vous.
Le père regarda sa fille qui, adossée à un mur, n’avait perdu aucune miette de la conversation. Un lourd silence dès lors pesait dans la cour.
Visiblement touché par les mots du jeune enseignant il dit à sa fille : « tu as intérêt à m’apporter de bons résultats ! ». Ama voulut crier de joie, sauter au cou de cet enseignant qui était à la base de la plus merveilleuse des nouvelles qu’elle eut jamais entendue. Mais la fille décente et pudique en elle dut se contenter d’un simple : « oui Père, j’ai compris. » , non sans un grand sourire aux lèvres.