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L'arrivée de la petite sœur perturba d'abord gravement mon puissant statut d'être unique avant de m'éblouir du bonheur d'une enfance à deux.

C'était une petite fille espiègle et joyeuse, qui m'entraîna dans son tourbillon. Elle n'avait peur de rien. Son compagnon de jeu, Téo, le chien caractériel de nos voisins que j'avais toujours redouté, filait doux sous ses caresses.

Pour l'amuser, l'oncle Émile lui avait appris à répéter toutes sortes de cris d'animaux, et dès qu'elle le voyait arriver, elle courait vers lui en imitant à s'y méprendre les cocoricos de notre plus beau coq.

Et puis tout ce bonheur bascula. J'avais un peu plus de cinq ans, elle en avait trois.
Un matin, à son réveil, la petite sœur avait chaviré dans son lit. Elle était rouge comme la crête du coq qu'elle imitait si bien. Elle n'émit aucune plainte. Elle bouillait de fièvre. Notre mère, affolée, appela d'urgence le médecin de famille.
Le docteur Florentin ne tarda pas. Le diagnostic était facile. Une épidémie débutait et c'était son sixième cas. Rougeole. Mais une rougeole carabinée – c'est le mot qu'il employa –, de celle qui allait inquiéter.

La petite sœur était une grosse poupée de chiffon qui ne parlait plus, ne mangeait plus, dodelinait entre sommeil et limbes. Sa tête était effrayante à voir. Écarlate et énorme. Le médecin craignait pour la vue de sa petite patiente. Il avait même lancé un mot terrible : cécité.

Le docteur passait tous les jours à la maison. Il fit filtrer toutes les lampes et nous vivions dans une pénombre rougeoyante. Je revois encore la suspension de la cuisine enveloppée d'un journal, le petit chevet de la chambre emmailloté de mousseline... Chaque matin, l'infirmière passait pour la piqûre. Je vivais tétanisée, dans la peur de perdre cette précieuse compagne de mon enfance.
Et puis Sœur Marie-Chantal me parla de nos anges gardiens.
— Ne t'inquiète pas, Christine. Ta petite sœur a son ange gardien qui veille sur elle. Tu verras, un jour, elle guérira.
— Son ange gardien ?
— Mais oui, et toi aussi, tu as le tien. Il est là, près de toi. Tu peux lui parler dans le secret de ton cœur.

Exaltée par cette révélation, je rentrai à la maison et je priai mon ange gardien de s'unir à celui de la petite sœur pour obtenir sa guérison. Plus tard, je saurais faire des promesses, passer des contrats avec mon ange, mais à ce moment-là, j'ignorais encore l'art de la négociation.
Pourtant, mes exhortations durent être entendues puisqu'un beau matin, la petite sœur s'assit dans son lit et nous sourit. Le docteur déclara qu'on l'avait échappé belle : sa vue n'était pas atteinte.

Les lampes se remirent à briller, la maison à refaire ses bruits quotidiens : la vie reprenait après nous avoir fait une belle peur. Moi, ce soir-là, j'envoyai des baisers à mon petit ange qui avait si bien arrangé les choses.

Il nous fallut un peu de temps pour comprendre qu'il était prématuré de se réjouir. Si la vue avait été épargnée en effet, il n'en était pas de même pour le cerveau qui avait subi des lésions sérieuses.
Le corps de la petite sœur allait continuer à grandir harmonieusement mais le temps, dans sa tête, venait de dérailler. Désormais, elle ne changerait guère d'âge. Malgré les années, elle allait demeurer dans une zone incertaine de quatre à cinq ans d'âge mental.

Mes parents, abattus, s'efforcèrent de cacher leur immense chagrin et se mirent à aimer doublement l'étrange et éternelle petite enfant qui venait de remplacer leur cadette.
Moi, encore réjouie par le pouvoir de mon ange et la guérison de l'enfant, je ne mesurais pas immédiatement la perte que je venais de subir.

La petite sœur était restée l'enfant joyeuse et espiègle que je connaissais. Nos jeux reprirent. Il fallait juste que je me montre prudente pour deux, que je commence à veiller sur elle. La route, les murets, les ballons échappés, tout pouvait être dangereux.

Il y eut mille petits malheurs pourtant jolis.

Le sapin de Noël de ses cinq ans, dont toutes les grosses boules si délicates éclatèrent dans ses petites mains avides comme bulles de savon. Juchée sur une chaise, elle poussait des « oh ! » émerveillés à chaque prise. Il me fut impossible de l'arrêter dans son entreprise périlleuse. Si elle pleura ce jour-là, c'est juste parce qu'elle n'avait pas pu atteindre la grande étoile du sommet. La chaise avait basculé et elle s'était retrouvée assise au milieu d'une pluie d'éclats argentés qui l'avait aussitôt consolée.

La colonie de vacances, l'été de ses sept ans. Pour la première fois nous partions toutes les deux. Elle était folle de joie à l'idée de m'accompagner. Si réjouie d'ailleurs, qu'elle refusa jusqu'au bout de me lâcher la main. Dès qu'on nous séparait, elle hurlait, se débattait, n'avait de cesse que de se réfugier dans mes bras. Même si cela m'empêcha, cette année-là, de rejoindre les camarades de mon âge, je ne lui en voulus pas ; j'étais auréolée de cet amour inconditionnel qu'elle me vouait. Il n'y eut pas, pour elle, de seconde expérience de colo.

Ce n'est réellement qu'à mon entrée au collège que je pris la mesure du malheur qui m'avait frappée. La petite sœur ne m'avait pas accompagnée dans mon apprentissage de la lecture, elle n'avait pas franchi les étapes scolaires avec moi, elle n'avait pas découvert les délices de l'amitié, des premiers émois ; elle n'avait pas éprouvé ce corps qui grandissait, se métamorphosait. Elle ne recevrait pas mes confidences, ne serait jamais mon double complice, ne prendrait jamais son envol.

Il m'avait fallu presque dix ans pour mesurer tout ce que j'avais perdu. Le temps nous séparait, nous éloignait dans un douloureux vertige. Je voyais ses petites mains tendues vers moi, j'étais aspirée par une force exaltante et irrésistible qui se nomme l'adolescence.

J'avais quinze ans quand la petite sœur me devint une épine au cœur. J'ignorais que c'était pour toujours.

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