Comme si l'amour était un fleuve

« Maitre? Vous plaisantez? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres mais je ne vous appellerai pas maître. » Trois nuits d'affilée depuis que ces mots poussent en étoiles dans la nuit d'Ousmane. Le hantent. L'habitent. Se réveillant en sursaut, il s'accroche aux branches de ses cris pour ne pas sombrer. Il ouvre la fenêtre pour vomir son mal sur le quartier, depuis le cinquième étage. Sa plainte est un rêve de ne plus rêver, une corde tendue au voisinage, espérant que quelqu'un viendra à sa rencontre. L'arracher de ce puits intérieur.
Le matin de mes seize ans, la paire de baskets dont j'ai toujours rêvé a accueilli mes premiers regards à la sortie du sommeil. La lumière du jour tardait encore à étaler son parfum dans la chambre, mais le faible relent d'éclat qui la devançait suffisait pour que je lise ce qui suit sur la photo faite carte pour l'occasion:
bouées contre la maladresse
où te blottir en temps de vagues
elles connaissent par cœur
le droit chemin.
Ta mère qui t'aime beaucoup, Tita.

À la vue de ces mots, tout ce que j'ai voulu faire dans l'instant était d'aller à sa rencontre. La prendre dans mes bras. M'envelopper avec elle dans un silence. Laisser les battements de mon cœur lui jouer les plus belles notes d'amour en remerciements. Hélas, le lit m'a retenu prisonnier, malgré moi. Un torrent trouvait refuge dans mes yeux. Les sanglots m'étouffaient. Et avec moi, tout l'entourage. Au point qu'ils ont avalé le tam-tam de ses pas, au travers desquels j'ai appris à lire ces « je t'aime mon fils » qui naissent muets dans sa gorge. Puis, il y eut ces deux tours de clés qui ponctuaient le claquement de la porte. Mon mantra à l'orée des jours, depuis bientôt deux ans. Deux ans que nous avons déménagé à Port-au-Prince, afin qu'elle soit proche de son travail. Ce travail qui l'oblige à laisser la maison à 4h, chaque matin. Azur Hôtel / 2, rue Beau-sang, Port-au-Prince (Haïti) / Tita Joseph / femme de ménage, telles sont les inscriptions sur ce badge que je garde en souvenir d'elle. Ce badge qu'elle aimait arborer avec grande fierté. Pas besoin de vous dire combien elle adorait son travail. Le ménage pour maman était un moyen d'illuminer les recoins sombres de la vie. Faire corps avec cette phrase qu'elle aimait tant prononcer en y pesant chaque fragment : le-monde-est-beau-parce-que-nous-l'ha-bi-tons. Elle nettoyait comme si sa vie en dépendait.
Ce matin-là, les deux tours de clés se sont étendues le long de ma chair. Elles me furent tel un séisme dont mon cœur était l'épicentre. Après, ce fut le raz-de-marée. J'ai pleuré comme si un fil s'était cassé en moi. Comme si l'amour était un fleuve. C'est alors que je me suis souvenu du téléphone, cet outil permettant aux doigts d'être instance de paroles, quand la distance se fait loi. J'ai ouvert notre boite de discussions pour lui laisser un message, le temps de la revoir à la nuit tombée, quand la fatigue couchera tatouages sur chaque centimètre de sa peau.
Comme d'habitude, j'ai mis du temps à trouver les mots justes. À trop vivre en ratures, j'ai toujours voulu écrire propre. J'étais à deux doigts de renoncer, comme toutes ces fois où j'enterre mes poèmes mort-nés à la poubelle, lorsque j'ai pu enfin trouver une idée qui me parle. Je me suis relu à plusieurs reprises avant d'appuyer sur le bouton envoyer.

Chère maman, à trop me noyer dans tes yeux, les vagues me sont caresse. Si tous les chemins mènent à toi, comment puis-je me perdre ? Merci pour le cadeau. Je t'aime, ma boussole. Mille bises, ton Ousmane...