Comme la première fois

Laure, 21 ans, étudiante. Vous épargne tous les mots inutiles pour se concentrer sur l'essentiel. Sur la voie pour comprendre le monde, irréversiblement, en cours de recherche d'une forme de ... [+]

Toute histoire commence un jour, quelque part.
Mon histoire à moi est une histoire à nous, celle de nos débuts.
Elle commence, une première fois.

Intriguée, elle prit le papier de ses mains noires desquelles s’échappaient des volutes poudreuses, l’enfer la consumant constamment de l’intérieur. Pour la première fois, elle lut avec ses yeux, qu’elle avait depuis longtemps perdus, aveuglée par le feu crépitant en elle :

« La première fois, il faisait froid.
En chemin pour te rencontrer j'étais transie de peur, de crachin et de l'adrénaline qui nous saisit face à l'inconnu.
C'était doux, timide, innocent, étranger.
Et en même temps si familier, réconfortant.

La première fois on était vrais, on se parlait, on souriait, mais nos regards étaient cachés, nos intentions voilées, nos gestes minorés.
Jamais je n'aurais deviné cette fois-là que derrière tes sourires enjôleurs se cachaient en réalité un menteur, un goujat, un animal répugnant baignant dans sa propre bêtise.

La première fois, une impression de déjà vu, le stress, l'impatience, l'appréhension d'une nouvelle rencontre.
Mais notre première fois à nous fut le début d'une amitié, puis d'un amour naissant. Malsain.
Là-bas dans ce champ, par un soir humide et pluvieux, les pieds dans la boue, les cheveux emmêlés dans les branches des arbres sur lesquels on se perchait, avant de se pousser et de tomber, tomber, tomber, sans jamais se faire mal, car l'on se rattrapait.
Je ne pense pas avoir pu anticiper que sous tes airs jaloux et la corde bien serrée que tu tenais autour de mon cou, tu me lâchais en fait pour tirer à toi une autre corde, avec à son extrémité une autre fille.

La première fois on a marché, couru, on s'est tourné autour tels des prédateurs, et on a fait durer l'attente du premier baiser, les lèvres frémissantes, les mains brûlantes de ce contact si désiré, inassouvi.
Jamais je n'aurais pensé ne pas me souvenir de ce baiser que tu m'as volé, et pourtant déjà il s'efface et ne veut plus rien dire, peut-être même qu’à l’époque déjà il ne voulait rien dire, mais que sous tes insistances je me suis laissé affaiblir, telle la proie traquée par le chasseur que ce dernier n’attrape qu’à cause de l’épuisement qu’il a causé à l’animal.

Puis il y a eu toutes les autres fois.
Les fois où l'on pleurait, de colère, de peine, de mensonges et trahisons,
Les fois où je pleurais par ta faute et où tu pleurais avec moi car tu sentais que tu pouvais me perdre, lâche aux belles paroles,
Les fois où l'on riait, de bêtises, de bonheur et d'amitié, qu'est-ce que l'amour rend aveugle !,
Les fois où l'on communiait nos corps, lentement, prudemment, violemment,
Tes mains sales sur mon corps innocent, ton sexe enfoui dans le mien sans demander la permission, tes muscles et ta taille me retenant, voulant forcer mon envie qui n'était pas présente, comme tout cela me désespère, me donne envie de m'arracher les yeux et la peau, de te cracher dessus, de vomir sur mes souvenirs,
Et celles encore où l'on se disputait, en se taisant, en criant ou en hurlant.
Tu te montrais autoritaire je ne me laissais pas faire, mais ta folie l'emportait et finalement me faisait peur, dans ces moment-là les mots sortaient de toi avec une voix qui ne t'appartenait pas, étais-tu fou ou possédé ?,

Puis les fois où on se réconciliait,
Où l'on s'énervait de nouveau,
Les fois où l'on se jalousait,
Et celles où l'on se détestait. Ces fois-là n'ont pas changées.

Peu à peu sont venues les dernières fois, comme les pétales d'une rose fanée, qui chutaient lourdement, écrasante beauté que la vie semblait quitter soudainement. Qu’elle avait peut-être déjà quittée.

La dernière fois on s'aimait, encore, toujours, mais plus rien ne marchait.
On s'accrochait à nos souvenirs, à notre espoir d'une relation durable, tu pensais que je t'étais acquise et que parce que je ne t'avais pas quittée une fois ni deux je ne le ferais pas non plus cette troisième fois.
Mais qu’est ce qui m’a pris ? Pourquoi j’ai voulu y croire, essayer, continuer, pousser les limites de ma patience, de ce que j’étais capable d’endurer et de supporter, de te supporter, tes colères, ton mauvais caractère, ton égo disproportionné et tes couilles inexistantes lorsqu’il s’agissait de les poser sur la table ?
Mais cette troisième fois fut en fait la première et la seule, je suis partie sans me retourner, sans regrets ni chagrin, seulement une grande colère au feu désormais éteint où des braises couvent encore.
La dernière fois on est partis, chacun de notre côté, et le champ des débuts de notre histoire lui-même n'existait plus, remplacé par un chantier aussi laid que la fin de notre relation. Aussi laid que toi et que ton ombre qui me suit partout, aussi laid que cette phrase à la syntaxe imparfaite.

La dernière fois qui fut la première, nous avons perdus.
Une partie de nous, un morceau de vie, des souvenirs foutus en l'air et des photos brûlées.
Larmes salées, salive amère et couteau dans le cœur.
Comment as-tu osé, salaud, me tromper avec une autre, lorsque dans le lit à tes côtés je dormais, lorsque tu attendais que je vienne te chercher, me tromper après toutes tes promesses pitoyables, comment as-tu osé vouloir me garder et pleurer alors que je partais, tout était ta faute, tu le méritais.

Puis la douleur qui à nouveau, qui à chaque fois prend l’air de celle que l’on ne connaît pas, et qui nous percute de plein fouet, nous coupe le souffle, la vue, la parole, cette douleur qui nous tue en nous maintenant assez en vie pour que nous la ressentions, et que nous souffrions. Une douleur que nous avions l’impression de ressentir pour la première fois, alors que c’était loin d’être le cas.

La dernière fois, mon poing atteignant ta figure sans que je le veuille et pourtant avec une telle satisfaction, mon poing dressé contre toi en symbole de rejet et de liberté, mon poing éclatant de violence tuméfiant ton visage de bourreau psychologique pour la première fois, me libéra pour me permettre de te dire adieu, une seule et unique fois.
La dernière fois, comme la première, nous étions des étrangers. »

Toute histoire finit un jour, quelque part.
Mon histoire à moi est une histoire à nous, celle de notre chute.
Elle se termine, une autre fois.

Satisfaite, la démone aux sombres inflexions, contours flous et yeux rougeoyants, brûla la lettre de la jeune fille afin de la lancer dans les cendres de l’oubli. Elle n’osa point maudire son cœur déjà meurtri, tant elle la comprenait, se maudissant pour sa compassion, mais sachant mieux que quiconque, à la hauteur de cette âme brisée qu’elle avait interceptée, la douleur qu’un homme pouvait causer.
Dans une spirale de fumée, ses souvenirs remontèrent à la surface, dansant sous ses yeux.
Mais, se retournant, elle pensa : « Cette histoire se termine, une autre fois ».